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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 09:41

 

XVIII   Le rêve marin.

 

 

  On n’entend plus que l’air, l’eau, un vague clapotis, juste un remous qu’amplifie la conque marine. L’eau bat doucement, le long du canal qui ondule, qui se fraie un chemin pour pénétrer le ventre de la Terre. Les pierres sont polies, usées, couleur de métal sombre. C’est comme si elles éclairaient de l’intérieur, comme si, du fond de leurs veines minérales, naissaient des fils de lumière, se tissant à leur surface, telle une soie, une moire, une étoffe très souple, lustrée, caressante au regard, douce au toucher, une nappe fluide, faite pour le repos du corps. Sur les roches lissées d’eau claire, la lumière joue sans arrêt, se réverbère, monte jusqu’au plafond de craie où les chauve-souris dorment, accrochées à l’envers, leurs membranes de suie repliées contre leurs corps.

  L’entrée de la grotte est pareille à une bouche, à des lèvres verticales aspirant et rejetant les vagues, l’écume, les petits animaux marins, les herbes, les algues. Le soleil, le matin, coule jusqu’au fond de la cavité, langue mobile ménageant des plis d’ombre derrière les convulsions de la roche. La chaleur, peu à peu, dilate tout, et tout paraît plus grand et le limon se creuse en un long boyau qui s’allonge jusqu’aux confins de la Terre, immense matrice où bouillonne le magma. Lorsque le soleil s’est détaché de la mer et monte au milieu du ciel, il ressemble à un gros œil indiscret et la grotte ferme un peu ses parois, lourdes paupières au repos. Le jour se divise alors, se fragmente en ombres bleues et blanches avant que tout ne vire au gris. Alors ce n’est plus le soleil qui éclaire l’intérieur de la conque, mais le reflet de l’eau, le miroitement des vagues, la réverbération de l’air sur les nuages, la brume, la pluie.

  La clarté flotte, suspendue entre les parois, et tout semble immobile jusqu’à la chute du jour. Le bleu s’installe, puis l’indigo, enfin le violet profond et l’abri marin devient semblable à une anémone de mer repliant ses longs tentacules. Tout y est nacré, et la plage de sable blanc a des remous d’écume et le corps de Gemma y imprime sa peau d’ébène qui brille de sombres lueurs. La nuit coule lentement , bercée par la houle, par le souffle du vent venu du large, chargé d’embruns, parfois celui venu de la terre, sec, tendu, qui dessèche les lèvres, donne envie de boire. Les bruits sont présents mais atténués, enveloppés de feutre. On entend à peine les voitures, les camions qui roulent sur le bitume au dessus de la falaise. Quelques clapots de vagues sur les blocs de rochers qui se prolongent en un froissement d’eau que Gemma n’entend pas. Les goélands aussi se sont tus, le bec enfoui sous leurs plumes gonflées. Ils sont de grosses boules blanches posées sur le roc de l’Arbèle, surveillant le jour qui ouvrira leurs ailes, les précipitera vers le miroir étincelant.

  Quand le temps est trop chaud, les nuages trop lourds, Gemma se lève, va s’asseoir sur une pierre plate en forme de banc et regarde la lune, son globe laiteux sur le gonflement de l’eau. Parfois des éclairs s’allument dans le ciel, le bleu se déchire et les gouttes tombent sur la plage, ruissellent sur les falaises, battent la mer, infinité d’aiguilles drues et pressées. Tout alors devient brillant, lustré, tout devient miroir, le paysage, le corps de Gemma poncé à la façon d’une sculpture ancienne, confondu avec la lave qui l’entoure et descend lentement vers les profondeurs de la mer. Mais, le plus souvent, c’est le moment juste avant l’aube qui l’éveille, ce genre de glissement que seuls perçoivent l’épiderme, le fin duvet qui le parcourt, les pores, toutes choses ténues, lisses, fines, sensibles.

  Avant même que le soleil ne s’élève, abrité très loin derrière son mur d’eau, la chair de Gemma s’ouvre à la lumière. Ça fait à l’intérieur d’elle, comme une agitation, un crépitement d’étoiles et ses paupières se fendent à la manière des yeux des lézards. Elle quitte sa couche de sable blanc, longe la paroi sur le chemin de pierre où l’eau ne monte pas encore, franchit le seuil de la grotte, se dispose face à la mer. Sur les rochers, des coquillages sont posés qu’elle saisit et, de son canif à la lame ébréchée, elle fend les bogues des oursins, sombres et hérissées, pleines de filaments orangés qu’elle aspire avec un petit bruit de succion. Elle ouvre les valves des moules, en prélève la chair d’un rapide mouvement de langue.

  C’est Mostem, son ami, qui, lorsqu’il vient pêcher au lamparo, la nuit, dépose les fruits de mer sur un lit d’algues et, chaque matin, Gemma déguste les crustacés, assise face au large, regardant monter la lumière sur l’eau immense, semblable à un lac sans limite. Rien ne bouge beaucoup sur la terre longtemps endormie et les oiseaux n’habitent pas encore le ciel. Venus du sud, en direction de Blanuys, des coups sourds et réguliers qui cognent les vagues et bientôt, derrière l’arête de la falaise, apparaît la barque bleue du pêcheur. Elle trace une ligne bien droite sur les flots durcis par la nuit. Mostem s’approche de l’anse de la grotte, coupe le moteur, se laisse dériver lentement. Gemma le reconnaît bien avec sa casquette bleu marine, ses moustaches blanches taillées avec soin, son visage brûlé par le sel, la mer, le soleil. Il adresse un petit signe à Gemma, laisse son embarcation s’approcher des rochers, se saisit du filet qui est posé près du plat-bord, en arrière de la proue. D’un geste sûr et précis, il le lance vers la côte et l’épervier se déploie comme une nasse d’argent, touche l’eau en un jaillissement de gouttes qui retombent autour de la barque, sur les blocs de pierre, sur les bras et les jambes nues de Gemma qui tressaillit. L’eau, sur sa peau, fait de minuscules ruisseaux qui la font frissonner.

 

 

 

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