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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 09:53

 

VIII )- "Je ne peux penser expérience plus heureuse que celle-ci : mettre un point, aller à la ligne, ouvrir les guillemets, et prononcer un premier mot."

 

  Magnifique énonciation qui sonne à la manière d'une assertion remplie de bonheur vrai dès que l'on prend la peine de considérer le langage en sa plénitude. Car, écrire, si l'on consent à en faire l'épreuve du sein même de la signification qui nous habite à l'instant de l'acte créateur est une épreuve de l'âme, un saut en direction d'un acte qui nous transcende nous-mêmes, en même temps qu'il transcende le monde environnant. Ecrire, et l'espace se confond avec la surface de la page blanche; écrire, et le temps est celui des personnages de la fiction, nullement ceux, de chair et d'os qui font leur tremblement sur les agoras du monde. Etrangeté que de dire au Lecteur les Protagonistes animant l'histoire de papier et d'encre plus réels que le réel lui-même. Alors le Lecteur pense à une simple illusion, à une exagération, et les moins indulgents, au refuge de l'Écriveur-impénitent dans le cadre étroit d'un autisme. Pourtant, quelle joie simple que de vivre, insulaire parmi les insulaires, en île d'Utopie, sans autre contrainte que sa propre fantaisie, que les vagues successives de son imaginaire, les marches illimitées de la métamorphose créatrice.

  Sans doute, nombre de graphorétiques célèbres se sont-ils fait prendre au jeu de leur propre fécondité littéraire. Un mot entraînant un autre, une ligne une autre ligne, un texte un autre texte. C'est comme une ivresse de sentir naître, juste au-dessous de la pulpe de ses doigts, des paysages, des ambiances, des personnages, des caractères, des situations, des étonnements et une mine de menus tropismes dont on finit par tresser la toile des jours. Parler d'addiction serait encore pêcher par une manière d'euphémisation de ce qui nous visite et dont nous souhaitons que jamais les vagues ne tarissent. Angoisse majuscule de celui qui écrit, de voir, un jour, la dernière phrase faire ses pattes de mouche sur la plaine livide du manuscrit. Un deuil sans fin, un obscurcissement de la pensée, une sédimentation du langage jusqu'au profond de l'inconcevable. Comme un sculpteur ou un pianiste privés de leurs mains. C'est bien pour cette crainte anticipatrice de ce que serait une désertion que quantité d'écrivains se lèvent à l'aube et ne se couchent, exténués, que le crépuscule venu, remerciant l'événement-langage de les avoir si bien servis. Bien évidemment, ils connaissent le risque toujours possible d'un reflux, la coupure subite, l'absence soudaine de désir, la perte du sens dans une désincarnation de la lettre, une fuite de la ponctuation, identique à une longue théorie de points de suspension ……………………………………………………….

  Si, "prononcer un premier mot" est le geste créateur par lequel s'amorce tout commerce avec l'autre-que-soi - l'écriture est, bien évidemment de cette nature -, le "dernier mot" signe la fin d'une aventure, de la même façon que notre ultime souffle siffle la fin de la partie. C'est toujours dans la perspective de sa propre finitude que l'Ecrivain trace sur le papier les signes qui l'amènent à paraître sur la scène du monde, en même temps que s'élabore une œuvre. Car, à écrire - mais ceci est vrai de toute création -, il faut la permanence d'une tension, le risque de la chute, le vertige de l'abîme, la tenaille étroite du néant. Que serait l'Amour, fût-il Majuscule sans la possibilité de le perdre ? Seulement une peau de chagrin réduite à l'épaisseur d'une vérité cent fois révélée. Écrire est jouer. Écrire est se déplacer, les mains en équilibre, sur la corde infiniment tendue du funambule. Écrire est risque de se perdre dans les couloirs transparents d'un confondant labyrinthe. On avance souvent avec la certitude d'une insondable cécité, on tend son corps vers l'intuition, le repliant à la manière d'une conque réceptrice, au risque que son ombilic n'en garde qu'une trace infinitésimale. On espère alors que le mot se dérobe, on croit alors que la phrase est à cent lieux de nous, faisant ses légers vrombissements, on prie alors que le texte n'est qu'un palimpseste usé sur un parchemin antique, si loin des yeux, si loin de toute possibilité de déchiffrement. Écrire est un tel bonheur quand, comme par effraction, les mots, attachés les uns aux autres font leur joyeuse sarabande, leurs éclatements de feux follets, leurs clignotements d'étoiles dans les cerneaux éblouis du cortex.

  Ceci, cet empan qui semble vouloir se déployer jusqu'aux limites du cosmos est le lieu à partir duquel se met à frémir le ravissement. Sans doute ce que cherchaient Michaux, Artaud dans la majestueuse mescaline, dans le très royal peyotl. Combien nous les comprenons. Combien l'absinthe se met à habiter la citadelle tremblante de nos corps, combien notre exaltation est proche, en même temps, de la jouissance crue, aussi bien que d'un intense sentiment d'appartenance à plus grand, mystérieux que nous - la Mort, peut-être en dernière analyse -, Celle qui, toujours emboîte nos pas hésitants, se confond avec notre ombre sans même que nous puissions en percevoir la démoniaque stature, l'effigie grimaçante. Combien, comme ce bon Docteur Faust, nous consentirions à vendre notre âme à Méphistophélès, seulement à cette condition  qu'il daigne tenir notre plume l'espace d'une page, afin que nous puissions apposer sur le miroir de la feuille les traces inoubliables du chef-d'œuvre.

  Mais, nous savons, depuis la puissance de notre conscience que le chef-d'œuvre ne sera réalisé qu'à l'aune de notre dernier souffle, puisqu'aussi bien, la seule œuvre que nous aurons menée à bien et qui sera notre signature indélébile parmi le peuple des hommes sera notre existence même, cette constante création que nous menons à son terme à chacune de nos respirations, à chacun de nos actes et dont l'écriture porte témoignage l'espace d'un bref événement. C'est pourquoi il n'est "d'expérience plus heureuse que celle-ci", de demander à l'écriture de nous dire qui nous sommes, ce pourquoi nous sommes, en direction de quoi nous sommes. A cette tâche se sont colletées des générations d'écrivains ou bien d'écriveurs dont, encore, pas un seul n'a pu apporter de réponse définitive. Toujours à cette manière de nécessité nous sommes attelés, faisant du but à atteindre, le seul objectif digne d'être interrogé. C'est pourquoi il importe peu d'apporter une justification au fait d'écrire, que ce soit de l'ordre d'une raison, d'un sentiment ou bien d'une juste intuition. Le mot est assuré, de par son essence qui amène le réel à sa propre manifestation - les choses n'existent qu'à la mesure de leur nomination -, le mot donc brille de son éclat "sans se soucier de savoir s’il introduit une explication, une cause, une conséquence, ou un devenir."

  De cela nous prenons acte dès le premier mot posé sur la page et, ainsi, jusqu'au dernier mot clôturant l'œuvre. Nous n'avons cure des contingences. Toute tentative d'écrire se situe bien au-delà !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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