Les ailes peccamineuses du désir.
Photographie de Marc Lagrange
Observant cette image, ne serions-nous pas saisis d'un doute ? Non par rapport au réel, cette mise en scène l'excluant d'emblée mais seulement au regard d'un imaginaire qui s'imposerait afin de mieux inverser l'ordre des propositions. Des propositions morales, des conventions éthiques. Il y a comme un surgissement peccamineux nous affectant en tant que Voyeurs. Non que le sujet suggère quoi que ce soit nous inclinant à verser dans un facile érotisme. Car, ici, Eros n'a pas sa place. Du moins d'une façon apparente. Il s'agit essentiellement de faute commise, d'abord par nous depuis la clairière d'où nous apparaît ce clair-obscur, à partir duquel nous nous laissons aller à une coupable curiosité. Ensuite de celui dont on n'aurait pu la supputer, à savoir du Clergyman, engoncé dans sa sombre vêture. Pris en FAUTE.
Car c'est bien de cela dont il s'agit, de la chute dans le péché, l'image en constituant la vibrante métaphore. De la chute de la vertu en voie de succomber aux supposés délices du vice. Rien n'est encore joué qui maintient la situation dans une manière de dramaturgie. Là est la force hypnotique de l'image. Ici, tout est dit en un bichromatisme, dans un jeu alterné d'ombre et de lumière, partition minimale où inscrire la flamme du désir en même temps que l'eau virginale, l'essentielle pureté. De n'avoir point péché, l'homme est coupable. Car comment se refuser à tant d'innocence, comment réfugier son orgueil ailleurs que dans le sein de cette efflorescence printanière s'offrant dans un geste purement liturgique ? Lui : attitude primesautière s'il en est, bien peu disposée à recevoir quelque indulgence.
Lui, dans son apparente froidure est celui qui porte les stigmates du refus, de l'inconnaissance de l'Autre. Eve est dans le désir qu'Adam tient à distance. Seuls, chez lui, s'épiphanisent deux territoires dont on ne peut presque rien dire, si ce n'est leur réserve, leur immersion dans la ténèbre à l'entour. Visage anonyme au regard illisible, main ouverte en éventail, mais gauche, dans l'hésitation, le retrait. Certes une jambe est tendue mais qu'emprisonne un austère soulier noir, alors que l'autre est réfugiée sous l'assise du banc, comme accablée par la tâche à accomplir. Y aurait-il danger de fusion dans un espace commun ? Comment confronter l'inconnu ? Comment s'aventurer, franchir la limite alors que l'angoisse nue, blanche, fait votre siège ?
Quant à elle, la Jeune Femme, possiblement vierge, en témoignent le chaste croisement des bras, le doux chevauchement des jambes, l'attitude hiératique que vient souligner la blancheur du chemisier, des mi-bas de communiante, se tient dans une posture semblable à une cariatide, projet avancé mais discret d'un édifice désirant n'osant encore s'ouvrir à l'espace d'une troublante effraction. Mais il serait illusoire de s'arrêter à ce geste d'innocence. Les jambes longues et amplement dénudées, la très courte vêture enserrant les hanches, le bassin, viennent dire la proximité de la géographie amoureuse, la luxuriance de ce qui, encore dissimulé, ne demande qu'à surgir au plein jour. Et le regard, s'il n'a pas le doute, l'interrogation de celui du Presbytérien, n'en procède pas moins d'un certain mystère en même temps que d'une demande muette alors que le jugement de Celui qui lui fait face en son énigme est sur le point d'être révélé. Sans doute la mansuétude ne sera nullement convoquée à son endroit.
Comment, en effet, admettre ce retrait, cette absence souveraine, pendant que les battements de la vie se font plus pressants, que l'aiguillon de la connaissance infinie taraude les chairs mieux que ne sauraient le faire l'insistance de l'art à signifier, l'urgence de l'histoire à faire s'emboîter les événements ? Comment rétrocéder dans un mutisme qui refuse de nommer ce dont il procède, qu'il souhaite, feignant de l'ignorer ? Ou bien alors est-ce simplement stratégie, essai de reflux d'une lame de fond afin de mieux la livrer à ce qui s'étoile parmi le réseau complexe des nerfs, à ce qui illumine les cerneaux apatrides du cortex, à ce qui sourd pareillement au geyser longuement contenu parmi les glaises de la terre et qui, se libérant dans l'éther n'en est qu'une sublime turgescence ? L'homme irrésolu, acculé à l'ombre, tassé sur son banc, toisé par le regard qui condamne et réclame en un seul et même empan de la passion, cet homme est-il seulement conscient de l'événement sur le point de surgir ou bien a-t-il le pressentiment de la mort à éviter mais qui surgira dès les braises éteintes ?
Il semble qu'il n'y ait point d'issue. Ne pas céder à la pulsion est aussi thanatogène que de s'y précipiter dans un genre d'aveuglement souhaitant éviter la profération de la seule question qui vaille : l'existentielle confrontée à la non-existentielle. Car tout désir est toujours amputé avant même d'être entamé, recelant en ses plis la confondante dialectique d'une fiction se refermant sur cela même qu'elle ouvre. L'image nous y convie à la mesure de sa simplicité, de son insoutenable immobilité. Ne serions-nous pas les spectateurs d'une tragédie où les acteurs sont condamnés, par avance, à n'être que des personnages absents d'eux-mêmes, fantomatiques, manières de mimes s'observant en chiens de faïence ? Car aimer, c'est dire et dire c'est ouvrir la parole aux significations multiples ainsi qu'à leur contraire, le néant qui se réserve toujours dans quelque parenthèse, attendant le moment de surgir afin qu'un sens soit rendu à ce qui précède toujours le langage, à savoir l'espace du rien où tout s'abreuve et rayonne. Car alors, comment pourrions-nous donner sens à l'art, à l'écriture, à la poésie, à l'amour si tout était plein, fécond, sphérique jusqu'à l'excès ?
A tout cela qui vient à notre encontre, il faut toujours l'espace du vide, du nul et non avenu. Alors peuvent apparaître les nervures, les poulies, les coulisses, les tréteaux, le praticable sur lequel, tous, le sachant ou à notre insu, nous jouons une étonnante pantomime, laquelle est tout juste semblable à "la petite mort" à laquelle nous n'échappons qu'à la remettre constamment en scène. Et ce petit pas de deux est une simple concrétion de la métaphysique, un genre de saynète où l'Impalpable nous effleure de son aile forcément et férocement céleste. Car nul ne saurait mieux dire que ce fugace et fragile au-delà auquel les Amants goûtent comme à la plus mortelle des ciguës qui soit. Il n'y a pas de jouissance qui ne soit travestie en son revers abyssal, pas de conquête ou de gloire aussi minces fussent-elles qui n'attirent dans leurs mouvances la spirale de la chute.
Etrange comédie, sublime confessionnal avant que l'acte de contrition délivré par l'Aimée ne libère l'Amant de sa coupable prostration. Les quatre prie-Dieu tapis dans l'ombre sont comme une supplique adressée aux Amants, afin que délivrés de l'idée du péché, ils puissent enfin se livrer au plaisir de la chair. Mieux que l'exposé de la faute, la tension de l'image nous maintient dans un suspens qui en sera le seul épilogue possible. Toujours le désir est inscrit dans une attente. Toujours un en-deçà, toujours un au-delà.