Aucun "pèlerinage aux sources" ne peut faire l'économie des deux filets d'eau auxquels, par nature, mais aussi émotionnellement, viscéralement, nous nous abreuvons toujours. Ainsi le voyage initiatique nous conduisant au centre géométrique de notre existence - à savoir à nous-mêmes -, doit-il faire surgir, dans notre rencontre avec le sol, deux figures incontournables, deux esquisses tutélaires sans lesquelles, simplement, nous ne pourrions témoigner : celle du Père, celle de la Mère. Comme deux jambes primordiales afin de cheminer, de découvrir, de paraître au plein jour.
Ainsi, pour Sarias (voir "Les Copains d'abord"), le passage obligé emprunte d'abord le chemin pour l'Andalousie, Séville étant le lieu du Père, puis remonte vers le nord, vers la Navarre et Pamplona, berceau de la Mère. Car il s'agit de savoir ce que l'histoire parentale a apporté à notre propre édification, quels sont nos points d'appui culturels, géographiques, peut-être éthiques ou religieux. Nous ne pouvons nous abstraire d'un tel soubassement, qu'à accepter que nos racines s'absentent de notre projet et nous laissent situés en un dangereux suspens. Pour autant, découvrir le lacis des rhizomes, les radicelles nous reliant à notre première terre, à l'aire parentale, ne nous aliène pas. C'est seulement une connaissance dont nous devons nous saisir afin de mieux éclairer notre progression. Il n'est pas indifférent que les premiers soins dont nous avons été entourés s'abreuvent, soit à une religiosité, à un paganisme, à une croyance locale, à une superstition, à une culture profondément inscrite à même la chair du sol.
Ramon Sarias, lequel a toujours pratiqué l'oubli de ses origines, comme d'autres jouent au cricket, en toute insouciance et même avec un sentiment de quasi ravissement esthétique, découvre, ébloui, en compagnie de ses comparses, tout ce qui le détermine, bien au-delà de ce qui se peut imaginer. Car il n'est pas indifférent de provenir d'une hispanité dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle est habile à mêler les genres, la Semaine Sainte et la foi qui lui est attachée basculant soudainement dans l'acte profane le plus immanent qui soit, la Feria, avant de sombrer dans une manière d'apothéose dans l'arène où la Corrida déroule son intense dramaturgie.
Le voyage initiatique, l'espace d'un instant, le temps d'une parenthèse enchantée aura été le convertisseur opérant la sublime métamorphose. Ramon l'expatrié, (l'apatride conviendrait mieux), se découvre une patrie, en même temps qu'il réhabilite une généalogie dont il avait fait son deuil, croyant, de cet oubli, pouvoir faire la condition d'une réelle assomption personnelle. Mais, bien évidemment, c'était du contraire dont il s'était agi.
Réinvestissant un territoire qu'il aurait dû habiter continûment, non seulement Ramon Sarias s'offre une catharsis sur mesure, mais il donne à nouveau essor à ses propres fondements. Toute connaissance de soi, agrandie, augmentée par quelque cognition que ce soit, par quelque révélation intime est, toujours, de l'ordre de la "re-naissance". C'est bien à cette "re-naissance" que Sarias se dispose tout au long de ce périple qui, à l'évidence, n'est qu'un retour sur lui-même. On n'est jamais mieux au plein d'une vérité que lorsqu'on finit par coïncider avec son essence. C'est de cela dont l'Ibérique est atteint. Ses témoins existentiels, Bellonte et Jules Labesse, l'ont conduit jusque sur les bords de nouveaux fonts baptismaux. Toujours nous renaissons de nos cendres, pareillement au Phénix. Jusqu'à l'instant fatidique de la dernière Corrida !
Pamplona.
Nous avons pris le train de nuit à Séville et nous sommes arrivés au petit matin à Pamplona, dans l'aube grise qui semblait s'élever des montagnes proches. Puis il y a eu une soudaine dilatation du temps, comme si les aiguilles des églises, des temples et des édifices publics s'étaient emballées et c'est la Saint-Firmin qui s'est brusquement annoncée et l'air s'est bruyamment déplissé, nous livrant Juillet et ses nappes de chaleur. La Feriavenait de toucher à sa fin. On venait tout juste de ranger dans les immenses hangars encore pleins du tumulte de la fête, les "Gigantes", géants de carton-pâte, à la tête démesurée, aux traits démoniaques plutôt que festifs, dont l'origine remonte à la nuit des temps. Ils étaient censés représenter l'univers, peut être les peuples de la terre, avec leurs faces blanches, leurs faces noires, la variété de leurs physionomies, de leurs costumes bariolés.
Arpentant les rues clouées de chaleur, il nous semble encore entendre le murmure de la multitude, l'étonnement des plus petits qui découvrent la danse erratique et scandée par les mouvements de la foule de la Comparsa de Gigantes qui va rendre visite aux enfants dans les orphelinats et les hôpitaux. Et toujours cette obsession profonde de la conscience espagnole qui jette un pont permanent entre la joie et la douleur, la vie et la mort. Et ce sentiment semble renforcé, décuplé, par la démesure même de ces Géants que portent de jeunes Navarrais dans la force de l'âge, animés d'une passion dont on ne peut savoir si elle est religieuse ou seulement païenne, sans doute les deux.
Et toujours cette tension de l'air, cette présence invisible, comme si la Feria voulait encore exister, s'immiscer dans la vie des hommes, les accompagner dans leur quotidien et les murs résonnent du rythme de la "jota", et les vitres brillent de l'éclat des costumes colorés, écarlates et or, les Danzaris, les Gaïteros; les Christularis, et les pavés s'animent du frottement sourd des espadrilles des fidèles des Congrégations et les façades ocres et usées s'illuminent au passage de Saint-Firmin dont la cape "torera" est sertie de brillantes pierreries.
Immergés dans cette ambiance particulière, comme enveloppés des brumes de la fête à peine évanouie, nous n'avons pas besoin de questionner Ramon Sarias sur son vécu intime; nous le sentons vibrer, comme saisi par l'évènement, comme si sa chair était subitement mêlée à la terre maternelle, à son chant, à son balancement. Bellonte et moi pensons que nous avons bien fait de ramener Ramon sur ses lieux fondateurs, mais nous savons qu'il y a encore une étape à franchir, essentielle, celle à laquelle tout Navarrais est confronté au terme de la Feria et qui, en quelque sorte, clôt son propre processus initiatique : la confrontation avec la MORT.
Oui, bien sûr, cette mort peut parfois être réelle, toute fête dans son déploiement, allant jusqu'au bout de sa logique, mais cette mort est surtout symbolique, c'est-à-dire qu'elle correspond à un processus de résurrection, de régénération. Les Navarrais, les Andalous le savent au plus profond de leur être et aucune échappatoire ne peut être envisagée : la CORRIDA DOIT AVOIR LIEU, elle est le point d'orgue, le sens ultime de la Feria, de la croyance, de la foi, du long serpentin existentiel qui, l'espace de quelques jours, a réuni tous les hommes d'un seul et même mouvement, sorte de grand corps aux milliers d'yeux, aux milliers de jambes, de doigts, de pieds mais à la conscience unique, absolument UNIQUE.
Progressant au hasard des rues de la capitale Navarraise, nous avons été invisiblement attirés, comme aimantés et nous nous sommes retrouvés près de la Rivière Arga, tout près du Portal de Rochapea. Dans l'aube qui doucement s'efface, nous sommes soudain transis de froid, de peur aussi, sans doute, et il nous semble entendre les raclements de sabots dans les "corrales" qui surplombent le rio, et le souffle puissant des mufles où déjà la vapeur se condense. L'atmosphère est étrange dans l'air pourtant si pur et c'est une manière d'orage qui semble s'annoncer et nous relie d'une façon ténue, Bellonte, Sarias et moi.
A partir de ce moment, nous ne parlerons plus, nos bouches seront scellées par la poussière, nos yeux voilés par la sueur, nos jambes saisies d'effroi. Nous serons seulement une longue attente et nous ne saurons plus si nous vivons sous le règne du rêve, de l'imaginaire ou du réel. Ça fait autour de nous comme une sorte de flottement, un bizarre sentiment de vacuité nous envahit et nous sommes irrémédiablement SEULS, alors que les rives de l'Arga sont déjà noires de monde. Le trajet de "l'encierro", cette course effrénée des animaux et des hommes dans les ornières des rues est semblable à la course d'un torrent impétueux, à l'agitation d'un grand corps animé de soubresauts, de mouvements désordonnés. C'est semblable à un fleuve de sang rouge qui afflue le long de la grande artère depuis la Rue Santo Domingo, se précipite vers la chicane de la Rue Marcaderes, puis franchit une nasse pour dévaler la Calle de la estafeta, puis s'enroule dans l'espèce de crosse qui aboutit à l'espace circulaire et fermé de la Plaza de Toros.