Aujourd'hui, ambiance nostalgie, avec son incontournable Ecole à la Jules Ferry, sa cour, ses marronniers ou bien ses tilleuls, ses toilettes à la turque, enfin toute la panoplie qui fleure bon l'air d'autrefois et, bien entendu, la docte silhouette du bon vieil "Instit", avec sa blouse grise, sa craie blanche tachant ses doigts, ses charentaises, ses cartes de géographie "Vidal Lablache" et ses couleurs passées, ses inscriptions en grandes lettres noires, ses canaux en bleu, ses montagnes en bistre, ses légendes pareilles à des minuscules histoires expliquant les lieux de vie des hommes, leurs relations, leurs moyens de communication, en un mot, leur vie. Toute cette classique iconographie jouxtant la Place du village, ses platanes où faire nicher les passereaux, ses bancs pour la causette, le cimetière et ses chrysanthèmes ébouriffés, les maisons pareilles à celles d'une miniature, aimable image d'Epinal qui, de nos jours, prête à sourire mais qui, dans le cœur des Anciens, est amarrée avec la certitude qui sied aux sentiments vrais, à la franche camaraderie. C'est ce microcosme plein comme un œuf, à la consistance de duvet auquel vous convie Jules et, vous verrez, vous ne le regretterez pas !
La suite de la visite guidée.
Et tout en bavardant avec vous à propos de "La Nausée", je m'aperçois que mon boulot de Guide Touristique, je l'ai un peu bâclé et que le tour du propriétaire avait négligé quelques pièces qui, pour autant, ne sont ni des réduits, ni des débarras, et qu'il convient à l'instant que je répare cet oubli préjudiciable à la saisie correcte de ce qui va suivre. Vous êtes donc toujours assis à côté de Jules, et vous avez peut être des fourmis dans les jambes cause au banc qui fait plutôt dans le tonique et le siège de fakir et je vous vois mettre votre main en visière tout contre votre front, faut dire le soleil est un peu monté depuis qu'on cause, perché qu'il est sur les fourches des platanes et il y a juste ce qu'il faut d'ombre légère à leurs pieds de pachyderme pour que ça fasse un tableau bucolique à la façon du Douanier Rousseau, et il manque plus d'ailleurs que le type aux bacchantes, la concubine au chapeau de paille, une femme en blanc avec un chien sur les genoux, une vieille habillée d'un vêtement de bure, une gamine avec une robe de percale qui monte jusqu'au cou, un chien noir sous la carriole aux roues rouges du "Père Juniet", un cheval blanc attelé devant avec des œillères sur les yeux, quelques arbres peints en vert à l'horizon, un ciel turquoise avec de légers nuages pareils à de la chantilly, du calme tout autour et vous aurez une idée assez exacte d'Ouche, sauf qu'il y manquera quelques jolies maisons en bordure, et que les quelques maisons que j'avais mises de côté pour la fin, je m'empresse de vous les montrer.
Avant cela, dans un souci de vérité historique, je dois vous dire que sur la Place du Marché, y a pas vraiment des carrioles avec des chevaux, mais y a des voitures aux capots de toutes les couleurs et, parfois, quelques commerciales venues des plateaux du causse voisin et qui ressemblent plus à des corbillards qu'à de vraies voitures dans lesquelles on peut écouter des romances à la mode; faut dire, c'est pas trop gênant, vu que le Cimetière d'Ouche est en vue et que le tout observé du ciel, ça doit un peu ressembler aux grandes toiles de Tapiès, vous savez le peintre catalan qui peut pas s'empêcher de foutre des croix partout, et c'est plutôt joli, d'ailleurs, ses compositions et bizarrement ça fait pas mortuaire, le Cimetière d'Ouche non plus et, avec les Copains on va de temps en temps s'asseoir sur les caveaux en ciment pour discuter un coup, surtout à Toussaint parce qu'on aime bien l'odeur des chrysanthèmes et leurs têtes ébouriffées qui ressemblent à celle de Gavroche et aussi à celle d'Alphonse avec sa tignasse jaune dans "Le Livre de mon Ami", d'Anatole France.
Le Père Chaliès.
Et toutes ces adorables têtes qui étaient un tantinet cabotines, le Père Chaliès s'ingéniait à nous les fourrer, dans nos caboches à nous, à coup de lecture et d'orthographe, jusqu'à plus faim, jusqu'à plus soif et, pourtant, on en aurait bien redemandé une petite rengaine de ces sauvageons, si on avait osé. Et vous voyez, aujourd'hui, on lui dit merci à notre vieil Instit d'autrefois avec ses charentaises et sa blouse grise, parce que, sans lui, eh bien notre génération d'Ouchiens elle arriverait même pas à aligner deux mots sans faire offense à ce brave Pierre Larousse, ce chantre de la langue française qui avait encombré les étagères des Communales de livres aussi gros qu'une pile de crêpes de la chandeleur et qu'on se lassait pas de regarder, tant y avait de choses à savoir en partant du "A" tout seul, en passant par le "O" d'Ouche (même notre petit village y était, entre "Oubangui-Chari" et "Ouchy") et en terminant par le "Z" de Zyrianes, on savait pas ce que ça voulait dire mais le nom nous plaisait. Et si, moi, Jules Labesse, je sais juste un peu lire et écrire et si je semble avoir fait un long détour, c'est juste une apparence vu que j'ai l'esprit d'à-propos et si je vous parle du vieux dictionnaire qui, à l'époque, comptait plus de mille pages, de Monsieur Chaliès qui nous en faisait recopier deux ou trois de ces pages, prises au hasard, quand on faisait les idiots à la récré, c'est parce que, tout en douceur, je faisais des ronds dans l'eau et au milieu de ces ronds, maintenant, vous pouvez y voir la grande bâtisse de Jules Ferry avec sa Maison grise à étages, son parement de briques rouges, ses moellons de pierre calcaire qui s'élèvent aux angles, son préau avec son toit de tuiles moussues, sa corde à nœuds attachée à la poutre faîtière, son bac demi-cylindrique en zinc surmonté de trois robinets en laiton, son banc de bois adossé au mur de chaux; regardez bien, approchez-vous, on y voit encore des noms d'enfants gravés au fer, sa cour gravillonnée fermée d'un muret arrondi sur le dessus - on y usait nos fonds de culottes en regardant les copains jouer aux billes et aux calots - , la porte peinte en gris, surmontée de vitres blanchies, qui donnait accès à la classe; l'autre porte, délavée, barrée de planches de renfort, qui conduisait aux cabinets à la turque avec des portes hautes à un seul battant, où le froid et le courant d'air nous délogeaient avant même qu'on ait pu finir les mégots que nous faisaient passer les grands et, derrière les cabinets, le chemin d'herbe surmonté d'une tonnelle, qui conduisait au terrain de sport, au bac à sable pour le saut en longueur, aux panneaux de basket grimpés en haut de leurs mâts comme des sémaphores. Et puis, si vous laissez glisser votre regard du côté de l'Impasse de la Leyze, le grand bâtiment gris que vous voyez, avec des fenêtres à barreaux et un drapeau tricolore, c'est la "Maison des gendarmes".