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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 09:29

 

Une écriture hyperbolique.

 

 

 uéh

 Source : Planète Gaia.

 

 

 

   L'on peut avoir beaucoup marché et ne pas connaître le chemin. L'on peut avoir beaucoup lu et ne pas connaître le livre. L'on peut avoir beaucoup peint et ne pas connaître la peinture. Et ceci ne sonne nullement comme une condamnation à l'encontre de l'homme. C'est seulement la nature des choses que de toujours se situer dans une approximation, comme si l'on marchait sur l'aire courbe d'une sphère, refusant d'en connaître le centre, la plénitude, l'étonnante densité. Juste une dérive hasardeuse à la périphérie, alors que l'inquiétude même sourd, juste au-dessous de la translation distraite de son objet. Un effleurement, une brise, une approche dans l'indistinction de ce qui voudrait se donner à connaître mais échoue le plus souvent, le Sujet plié en lui-même refusant, par nature, de se soumettre à une exploration de ce qui le constitue et le porte au regard du monde. Car l'inquiétude ci-dessus nommée est inquiétude d'exister, il n'y en a pas d'autre ou, lorsque nous croyons en repérer une forme différente, ce n'est, en réalité, qu'une hypostase de cette Angoisse Majuscule qui habite le Dasein en son entier et maintient sa voilure debout. L'aventure qui nous porte au-delà de nous-mêmes, il la faut décisionnelle, intentionnelle, il faut vouloir avec la force du désir. Faute de cela le chemin se ferme, le livre échoue, la peinture s'écaille.

  L'on peut avoir beaucoup écrit et ne pas être entré dans l'orbe des significations. Écrire n'est jamais simplement tracer des signes sur l'espace de la feuille blanche. Plus que l'encre qui s'y projette, c'est la substance même dont nous sommes tissés qui s'imprime dans le filigrane et fait du texte ce sens à lui-même alloué, d'abord, ensuite faveur et don pour Celui qui écrit, ensuite offrande à Ceux, Celles qui le recevront et le disposeront là où les choses s'éclairent, sur la pointe extrême de la conscience. Il n'y a pas d'autre voie, pour l'écriture, que cette "porte étroite" par laquelle se laisse voir l'essence du réel. Notre monde contemporain dont la modernité n'est pas la moindre fierté a réussi le tour de force ontologique de cliver l'être, de le déposer selon deux perspectives opposées, générant par là même le lieu d'une abrupte dialectique. Comme deux plaques tectoniques dressant, l'une contre l'autre, leurs massifs denses, jusqu'à l'obtention d'une diaclase, ce géologique affrontement dispersant l'unité première du minéral. Mais, dans  la perspective anthropologique, c'est simplement  la séparation du phénomène apparitionnel - qu'il s'agisse de nature, de culture, de personne -, en deux territoires distincts apparemment non miscibles : le Sujet d'un côté, l'Objet de l'autre. Comme si, nous saisissant d'une esquisse du monde, une pomme par exemple, nous avions fait le décret d'en dissocier essence et existence. D'un côté la pomme intelligible seulement atteignable par la vertu intellective; de l'autre la pomme sensible à portée d'une toujours possible et réelle préhension. C'est Platon, ce génie du logosqui, le premier, a secoué l'édifice de l'être en introduisant dans le réel le coin d'une différence, œuvre largement amplifiée par Descartes et son cogito, l'âme devenant indépendante du corps. On ne mélangera plus les genres, à savoir la substance pensante de l'âme et la substance étendue du corps. Désormais les choses se feront face dans une dualité proche de la polémique.

  Donc, cette modernité ayant procédé à un démontage du réel, l'on pourra s'autoriser à dissocier ce qui, originairement ne peut l'être, à savoir l'unité du surgissement ontologique sur la scène de l'exister. Si le discours peut paraître abstrait et éloigné de son objet, à savoir l'écriture, cela ne saurait résulter que d'un effet d'optique, sinon d'une illusion, le langage, parfois, éprouvant quelque difficulté à décrire ce qu'il transcende, le réel comme catégorie aisément saisissable par la main, moins par l'esprit. Ce que nous voulons dire, c'est que sous la férule de cette soi-disant modernité - ce faux concept n'étant qu'un fourre-tout commode -, l'homme s'autorise à dissocier la nature fondatrice des choses, inclinant plus facilement du côté de l'existence que de celui de l'essence. L'essence ne pouvant être qu'intuitionnée, alors que l'existence se laisse saisir dans sa densité matérielle. Ce discours ramené à l'objet qui nous occupe, à savoir l'écriture,  veut seulement dire que commettre un écrit, aujourd'hui, et en faire un livre, par exemple,  devient une tâche purement technique laissant dans l'ombre les présupposés qui l'animent en son fond, ce caractère de l'art dont on ne peut s'exonérer qu'à la condition de renier son essence. Cette longue digression sur les conséquences de la modernité ne se comprendra, relativement au langage à l'œuvre dans le texte du livre, qu'à percevoir le fait selon lequel s'opère une dissociation de l'être et du paraître. Commettre une œuvre écrite, devrait toujours s'illustrer sous les auspices d'une vérité - vérité des personnages, de la fiction elle-même, de l'exactitude du langage, de la qualité d'un style, de l'exigence de faire apparaître un fondement, une essentialité -, or, le plus souvent, cette véritélaisse place à des approximations, à des flottements de l'intrigue, en un mot, à un manque-à-être dont la résultante la plus évidente est celle-ci : ce langage n'a guère servi qu'à porter au jour, insuffisances et objet d'une mode passagère. Aucune des conditions supposées participer à l'édification d'une œuvre authentique, à savoir son caractère esthétique et éthique, n'ayant été réunie, ne fait phénomène qu'une "pseudo-écriture" ayant échoué à faire surgir quoi que ce soit de littérairement pertinent.

  Ainsi nombre de fictions ne voient le jour qu'en raison même de leur impéritie, de leur insuffisance native, de leur allégeance à la première contingence venue. On parle le langage de la rue ou bien celui, convenu, d'une mode passagère. On thématise des amours de pacotille avec son inévitable triangle boulevardier mettant en scène l'amour-l'amant-l'aimée et bien sûr, au centre de la farce le mari dupé. On roucoule des airs dans le vent. On affiche son "American way of life". On affectionne de paraître jeune, d'avoir une silhouette de magazine, on se dévoue corps et âme à cette "Société du spectacle"dont Guy Debord, en son temps, fit la brillante démonstration. Le paraître supplante l'être, l'avoir impose son imperium, le simple s'écroule sous les meutes de la possession. En matière de "création littéraire" - ce n'en a nullement les moyens, s'entend -, cela donne une eau tiède qui coule des robinets indigents, cela met en scène une piètre comédie humaine seulement inquiète de se montrer sous une apparence flatteuse, cela fait un sous artisanat alors que nous attendons de l'art.

  Sans doute trouvera-t-on notre réquisitoire sévère, sans doute nous accusera-t-on d'élitisme. Et alors ? Peu nous chaut. Mieux vaut lire un seul livre digne de ce nom que des kyrielles de fictions insanes qui n'ont de valeur qu'à être superbement ignorées. Lire-écrire ne sont pas des activités superfétatoires qui se rajouteraient à quelque hasard mondain. Lire-écrire, c'est accepter et même vouloir pénétrer l'essence des choses jusqu'en son intime. Lire-écrire nécessite un effort afin que, dépassant l'horizon des distractions ordinaires, nous puissions accéder à cette verticalité qui fait de nous des êtres-debout. C'est non seulement une question d'esthétique, c'est-à-dire d'élévation d'une forme selon telle ou telle inclinaison, mais c'est foncièrement une question d'éthique laquelle nous adresse l'injonction d'être des Pensants qui cherchent à inclure des significations dans l'ordre du monde. Lire-écrire n'est pas un acte de surcroît qui viendrait faire allégeance à la somme des choses présentes. Lire-écrire c'est élever une stèle sur laquelle inscrire le chiffre humain. Lire-écrire c'est dresser un menhir en direction d'une toujours essentielle transcendance. De la même manière que vivre n'est pas seulement faire se produire des processus biologiques, mais plus fondamentalement exister, se projeter vers du possible, de la vérité, de la liberté. C'est de ce souffle dont le langage doit se doter afin qu'il parvienne à rayonner, à se déployer dans l'espace occupé par la belle aventure des Hommes, des Femmes. Lire-écrire n'est jamais de l'ordre d'un loisir quelconque. C'est la profusion d'un événement qui le fait se gonfler de l'intérieur, pareillement à une gemme brillant  de sa propre effusion. L'écriture est puissance du monde.La lecture est configuration d'un site étoilé portant Celui, Celle qui s'y adonnent au cœur de ce que, nous-mêmes, avons à dire des choses, au sein même de ce que les choses ont à nous dire.

  Car les choses parlent. L'arbre parle son langage de chlorophylle et de vent, sa poésie racinaire, l'arbre exulte par la puissance de son tronc, par le balancement de sa voilure qui n'est que l'émergence du temps en lui. L'arbre est fable se revivifiant à la source. L'arbre est émanation de la terre en tant que son fondement. C'est ceci qu'il est urgent de comprendre afin que lisant, écrivant nous ne tombions ni dans le faux-sens, ni dans le contresens, ni a fortiori dans le non-sens. C'est à cela que sert le génie humain : s'emparer des choses denses et en faire des êtres de transparence et de lumière. C'est à cela que nous sommes destinés : tracer sur le sol de poussière, dans la glaise ductile, sur l'écorce du monde la signature de l'âme, c'est ouvrir la voie, afin que d'autres, s'y engageant puissent faire prospérer, livrer à l'efflorescence la chair luxueuse de la connaissance. Signature, avons-nous  dit, oui, inscription dans le cœur des Existants, d'une trace, laquelle, si elle répond à une exigence de vérité, deviendra aussi inaltérable que l'est la persistance de la lumière. Car l'homme est signature, c'est-à-dire porteur d'une marque qui le singularise. Et signature, étymologiquement signifie :  « action d'écrire son nom à la fin d'une lettre, d'un contrat.». Ceci, cette définition somme toute banale nous indique tout de même une direction à suivre qui n'est pas seulement le fait d'une routine. Écrire son nom à la fin d'une lettre ou d'un contrat, c'est s'amener soi-même dans la présence à titre de témoin, c'est contracter une dette dontla signature sera le garant de ce lexique original apposé en bas du document. La signature implique Celui qui en est l'auteur, elle lui crée obligation de se conformer aux préceptes que doit nécessairement décliner toute relation, tout commerce avec Autre-que-soi. Cette dette est un autre nom de l'éthiquedont nous avons déjà fait état. Toute signature, par nature, est détentrice d'un style qui la rend unique, infalsifiable, non reproductible. C'est cela l'essence de l'empreinte, la certitude que celle-ci est unique et que, chaque fois qu'on la rencontrera, ce sera du même Dasein dont il s'agira, de ce même Sujet de chair et de sang comme unique figuration de la condition humaine. Ce ne sera jamais de la nature d'un fac-similé, d'une imitation, d'une parodie de vérité. Et si nous insistons sur cette qualité insigne de la signature, du style c'est afin qu'elle signifie par rapport à l'écriture, à l'Auteur, à l'œuvre. Lorsqu'on a affaire à une œuvre littéraire, vraie, profonde, exigeante, alors s'ordonne un style, alors surgit une trace que l'on reconnaît parmi la multitude des écritures. Montaigne, Rabelais, Rousseau sont inimitables parce que, chacun à leur  manière propre, ils ont tracé leur sillon qui ne doit rien à personne. Bien évidemment ils ne se sont jamais exonérés d'une culture, d'une nature, d'une société qui les modelait à leur insu, mais ils ont su en extraire la forme adéquate à une expression singulière.

  Ceci, cette marque d'un génie particulier n'est pas le prédicat, loin s'en faut, de nombre de productions  contemporaines qui ne vivent qu'à être le théâtre d'une mince quotidienneté dont le nul et non avenu semble être la raison principale qui soutient une architecture bien précaire. Enlevez les thèmes conventionnels récurrents - amours délétères, érotisme de pacotille, sentiments à l'eau de rose, métaphores indigentes, comportements stéréotypés, liberté confondue avec des mœurs décadentes -, et vous obtiendrez ces bluettes qui pour n'être totalement idiotes ne sont que l'envers de l'art, c'est-à-dire de bien piètres échos d'une réalité qui, pour être ourlée de perte et d'indétermination , les dépasse de la tête et des épaules. Mais enfin rien ne sert d'épiloguer sur de l'inexistant, puisqu'aussi bien "exister", au sens étymologique c'est "sortir du néant" et que, parfois, cette nécessité de s'extraire des contingences dont le livre abouti est la nécessaire résultante n'est pas, à l'évidence, le souci majeur dont leurs Auteurs se sont préoccupés. Créer une écriture qui mérite le prédicat "d'œuvre", c'est-à-dire empreintede vérité, suppose, en effet, de montrer du différent, du notable, du remarquable, et ceci ne s'informe jamais qu'à partir de ce qui, par nature, n'indique rien d'autre qu'une présence têtue, dense, dépourvue de nervure signifiante. Écrire est mettre au jour une altérité, non se conformer à une quelconque mode qui n'en est que l'envers.

  L'écriture, afin de paraître dans son registre exact, s'exhausse elle-même du-dedans du langage en direction du monde. C'est ce que  semblent n'avoir pas compris quelques épigones, fussent-ils d'habiles imitateurs de plus grands qu'eux, qui s'obstinent, de livre en livre, à nous asséner des fadaises modeléespar le monde en direction du langage. C'est, bien évidemment, n'avoir rien compris au fonctionnement d'une langue qui, par définition est une essence, et ceci d'autant plus lorsqu'on prétend l'amener sur les fonts baptismaux de l'art. Ce ne sont pas les choses du réel qui façonnent l'œuvre comme un enfant habile le ferait d'une boule de glaise afin de la plier à son propre caprice. C'est l'œuvre qui façonne le réel en lui donnant lieu et place dans ses propres limites. Car le langage pris en ses fondements déborde toujours ce qui est commis à le servir, à savoir la fiction, le roman, la poésie. Le langage est ce par quoi les choses paraissent et brillent de leur éclat tant que ce dernier, le langage, en sous-tend l'expression signifiante. Adoptez un sabir et plus rien ne tient que des sons en perdition d'eux-mêmes. L'être-de-l'homme et l'être-du-langage sont tellement affiliés au même regard sur le monde des contingences que, jamais, ils ne peuvent s'extraire de leur singulière vision pour rejoindre ce dont ils se sont enlevés au prix d'une transcendance qui leur accorde un site de liberté et de vérité, puisque l'une ne saurait être sans l'autre.

  Mais, après avoir essayé de circonscrire l'inanité d'une certaine écriture, venons-en au titre de cet article et à la signification de son prédicat. L'hyperbole est, selon la définition proposée par Wikipédia :"une figure de style consistant à exagérer l'expression d'une idée ou d'une réalité afin de la mettre en relief. C'est la principale figure de l'exagération et le support essentiel de l'ironie et de la caricature. L'hyperbole correspond le plus souvent à une exagération qui tend vers l'impossible. C'est un procédé proche de ceux de l'emphase et de l'amplification."

  Mais nous croyons que la signification dont nous souhaitons la doter, comme par le recours au glissement sémantique de la métonymie, il faut aller en chercher la source dans son étymologie."Hyperbole" vient du grec hyperbolê, de hyper (« au-delà ») et ballein (« jeter »). Si, en effet, nous ne négligeons jamais de recourir à l'hyperbole en tant que simple procédé rhétorique d'amplification du style au titre de "l'emphase" et de "l'amplification", c'est bien sa signification sous-jacente de "jeter au-delà", qui nous semble féconde, à savoir en l'utilisant en tant que tremplin ontologique, lequel prenant essor "au pied de la lettre", déploie cette même lettre du sens bien au-delà d'elle-même. D'abord en direction d'une possible transcendance. Ce dont tout acte de langage est constitué en totalité puisque, dès lors qu'il est proféré, déjà il n'appartient plus à son Locuteur, à son Scripteur mais fait seulement figure d'esquisse dans les mots proférés, se fondant  déjà dans l'histoire de la langue. Revenir au site de l'énonciation, dans  cette perspective, est plus acte d'archéologue que de linguiste, à savoir interrogation d'une mémoire qui a dit et s'est retirée dans la densité de sa profération. Toute parole, tout écrit ont ce destin d'être archivés. N'étant plus prononcés ou tracés par le geste de la main, ils réintègrent le système des signes et des expériences humaines terminées.

  Ensuite, ce tremplin  ontologique étymologique, il convient de l'assurer d'un autre essor. "Jeter au-delà", c'est ne pas demeurer dans un espace et un temps figés. C'est faire des mots des vecteurs de sens mobiles. Nous avons souvent coutume de dire que les mots sont "polyphoniques", "polychromes", souhaitant par là faire advenir leur puissance imaginative, l'empan selon lequel ils se déploient à l'infini, manière d'immense flamboiement dont le style phénoménologique a su s'emparer avec un rare bonheur. Il n'est que de lire, entre autres extraits, les somptueuses pages de Merleau-Ponty consacrées à la "chair du monde".

  Parlant d'autrui, qu'il définit comme "chair de ma chair", voici comment le Philosophe le présente dans une manière, précisément, de "jeter au-delà", geste verbal, certes, mais geste tout de même par lequel il projette hors de lui  pour rejoindre cette chair de l'Autre qui est aussi "chair du monde". Merveilleuse écriture par laquelle nous prenons  conscience de notre exister de la seule manière qui soit, celle d'une infinie ouverture au monde.

  Mais, un instant, réfléchissons avec le Philosophe et empruntons une phénoménologie à la première personne : Me percevant, essayant "de me saisir", c'est d'un même empan de la pensée que je saisis une altérité qui apparaît comme totalité. En moi, l'Autre, en l'Autre le Monde, en toutes choses le Monde qui se configure à partir de ma propre vision, mais également de la vision de Celui qui me fait face. Ainsi, le monde-hors-de-soi se présente-t-il sous les auspices d'une gémellité. Nous sommes indissolublement reliés à Cela qui est notre constant Vis-à-vis, par lequel nous existons en même temps qu'il se révèle à lui-même. Parler ici d'hyperbole, c'est accentuer  la présence au Monde des Autres  en les situant "comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision". La Vision sensible à laquelle je me rapporte est agrandie par la dimension langagière, à savoir ce style, cette esthétique de l'exister qui s'imprime dans le texte et fait écho pour tout ce qui vient à l'encontre.

 "Prenons les autres à leur apparition dans la chair du monde. Ils ne seraient pas pour moi, dit-on, si je ne les reconnaissais, si je ne déchiffrais sur eux quelque signe de la présence à soi dont je détiens l'unique modèle. Mais si ma pensée n'est que l'envers de mon temps, de mon être passif et sensible, c'est toute l'étoffe du monde sensible qui vient quand j'essaie de me saisir, et les autres qui sont pris en elle. Avant d'être et pour être soumis à mes conditions de possibilité, et reconstruits à mon image, il faut qu'ils soient là comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision à laquelle je participe aussi. Car ils ne sont pas des fictions dont je peuplerais mon désert, des fils de mon esprit, des possibles à jamais inactuels, mais ils sont mes jumeaux ou la chair de ma chair. Certes je ne vis pas leur vie, ils sont définitivement absents de moi et moi d'eux. Mais cette distance est une étrange proximité dès qu'on retrouve l'être du sensible, puisque le sensible est précisément ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps."

                                          Maurice Merleau-Ponty, Signes (Préface).

 

   Mais parler de langage hyperbolique ne saurait faire l'économie d'un de nos Auteurs majeurs, Le Clézio dont il suffira de citer un fragment éclairant de "Terra Amata", cette œuvre de jeunesse trop peu connue. Pourrait-on parler, dans ces années d'expérimentation romanesque, du "Procès-Verbal" à"Voyages de l'autre côté", d'une "littérature de l'excès" ? Sans doute le qualificatif peut-il paraître péjoratif. Mais c'est exactement du contraire dont il s'agit. Pendant toute cette période, le jeune Écrivain expérimente tout ce qu'il est possible de faire, aussi bien en matière de style, que d'invention, de création toujours renouvelée, dans une manière de vertige sans fin. Langue flamboyante, échappant aussi bien au réel que le métamorphosant. Une seule phrase de "La Fièvre" pourrait s'inscrire à l'incipit de la manière de dire leclézienne d'alors : "Nuage fin (…) gonflé de métamorphoses".  Ici l'oxymore s'instaurant entre "fin" et "gonflé", est le témoin de cette écriture vibrante, tendue, instaurant une tension lexicale permanente, une infinie et radicale dialectique entre Ombre et Lumière. Mais, plutôt que de pérorer sur l'esthétique des œuvres, il suffit de citer quelques phrases significatives repérées par Jean Onimus dans : "Pour lire Le Clézio".

  "On pourrait longuement s'attarder à savourer les images qui fourmillent dans cette singulière écriture dont elles font le charme. Nous terminerons en soulignant d'abord l'influence de Lautréamont et des surréalistes  dans ce que j'appelle le "style excessif". En voici quelques exemples : on parle de"sentiments qui aient la taille des immeubles de vingt-cinq étages" et l'on invite à "penser comme une ville"; on s'effraie de mots "gigantesques qui recouvrent des murs de cent mètres de haut […] avec leurs lettres rouge sang", mots qui rompent la "communication du silence" ; ailleurs "les mots géants sont écrits en lettres hautes de mille pieds" et la "lumière lance à travers l'espace ses grands coups de faux", cette "lumière des Maîtres" qui "serre ses mâchoires sur les nuques, et l'étau de ses dents ne s'ouvre plus". Ou bien cette étonnante vision des lumières de la ville : "sous la ville qui flottait, pareille à un zeppelin éclairé, les gouffres d'encre étaient préparés".

 Bien évidemment, ces fragments de phrases, mis bout à bout, donnent  l'impression d'une écriture tellurique, étincelante, chargée d'emphase, de démesure, de surabondance. Mais ce que Le Clézio veut nous délivrer là, c'est une vision écartelée du monde, sa chair multiple mais aussi lacérée, sanguinolente, tragique. Mais aussi un regard sur ce même monde fait d'émerveillement, face à l'éternel ressourcement d'une corde d'abondance qui paraît inépuisable. Chez cet Auteur, c'est une alternance de jour et de nuit, d'enthousiasme et d'abattement devant les apories de l'exister. Constamment confronté à cette turgescence de l'écriture qui n'est que le versant dynamique d'une hyperesthésie, le lecteur est décontenancé. Emporté, tour à tour dans une spirale transcendante, puis dans une perte contingente, sourde, operculée. Mais ici, je dis : il y a littérature, ce qui veut dire que la fiction s'éclaire du-dedans-du-langage.

 

  Cette littérature de l'hyperbole est précieuse en ce sens qu'elle nous confronte à notre propre Dasein et nous met en demeure de nous y retrouver avec lui. Littérature de la lucidité qui ne s'obtient qu'à forcer le trait, à délaisser le pastel pour se saisir de l'huile, en appliquer les empâtements au couteau, avec violence, car tout subjectile, donc toute présence, donc tout être doit être appelé à rendre compte de sa présence au monde. Les choses ne sont mutiques qu'à l'aune de notre paresse naturelle, laquelle redoute l'affrontement. Mais il n'y a sens que lorsqu'il y a polémique, combat, et mise à jour d'une vérité. Or celle-ci, la vérité, demeure dans sa bogue, abritée derrière ses piquants, sachant l'incurie de l'homme à regarder sa propre image droit dans les yeux. La misère, l'injustice, l'inégalité, mais aussi bien la beauté, la justesse de l'éthique, le sentiment épanoui du paysage, il faut les asséner à coups de boutoir, il faut planter la dague dans le mitan du dos du Minotaure, afin que, terrassé, il veuille bien consentir à libérer son sang carmin. Seulement lorsqu'il touche la poussière, commence à se révéler l'arche immense de cette vérité qui dormait au creux des chairs denses comme la pierre. Ça a le cuir dur, la vérité, ça rechigne à surgir en pleine lumière, cela préfère le confort de l'ombre, cela préfère la dissimulation.

  Le Clézio, ou ses textes - mais est-ce si différent ? - pousse, à sa manière le "Cri" de Munch. C'est du pur expressionnisme pris au pied de la lettre. Cela s'exprime, cela sort, cela fuse, cela montre l'incompréhensible égoïsme des hommes, cela dit l'infini vertige de l'amour, cela dit la beauté partout présente qui fait son ruissellement aussi bien sur les visages de cuivre des Indiens que sur les  traces de verre pilé à la crête  des vagues où  crépitent les étincelles. Ces livres de la première période sont de constantes éjaculations, des orgasmes portés au plein jour, des corridas sous le ciel brûlant ses millions de phosphènes. C'est une cataracte, un convertisseur à la gueule grande ouverte crachant ses scories ignées sur la face des hommes, éblouis ou bien sidérés. Ceci est le même. Ouvrir le "gueuloir" familier à Flaubert, c'est non seulement proférer son texte à haute voix, c'est hurler comme les loups sous la lune blême pour, tout à la fois, dire la beauté, la laideur partout répandues. Car c'est cela le déchirement du Dasein, sa pente vers la déréliction, la configuration simultanée du Bien et du Mal.

  La tension est extrême et c'est comme un vent paroxystique, une tornade qui ne s'éteindra qu'avec la disparition des hommes. Alors rien ne sert de se réfugier dans un patient angélisme, rien ne sert de poncer ses phrases à la lime, de toute façon la Mort est au bout, de toute façon le Rocher de Sisyphe est en marche qu'on n'arrêtera pas. Littérature de l'exaltation qui veut simplement dire la nécessité d'un arrêt, d'un suspens, avant qu'il ne soit trop tard. Il y a tellement de choses à voir, tellement de visages à regarder, de terres à fouler avec le regard portant haut sur la voilure blanche au-dessus du plateau d'étain de la mer. Tant de choses à loger dans sa forteresse de peau, à caresser, tellement de menhirs à dresser vers le ciel pour dire le sublime, la force levée de l'homme. Littérature de la parution, de l'éblouissement, parole arquée des phénomènes sur la courbure de la Terre. Littérature de la trace et de l'abîme; littérature de l'ouverture et du renoncement. C'est entre ces deux pôles s'écartant à la vitesse des comètes qu'oscille le dire de cet Auteur au cours de milliers de pages "éblouissantes comme la lampe à arc". Littérature de la conscience. Littérature de la mydriase qui veut dilater notre pupille organique, mais aussi ouvrir la demeure de notre esprit, l'aire libre de notre âme afin que notre cheminement sur le sol de poussière n'ait été qu'un simple égarement.

  Mais je ne saurais mieux dire, pour situer la force de l'hyperbole, que de livrer cette étonnante pépite, laquelle, à elle-seule a la force d'un cosmos, alors que le chaos est là, tout autour dissimulé dans la lumière banche et que l'assaut ne saurait tarder. Dans "Terra Amata", Mina et Chancelade, les deux protagonistes de l'œuvre disent l'événement de la vie, le sentiment à la fois exaltant et la grande affliction par lesquels le monde se donne à voir. Deux situations en seront livrées.

  Et, d'abord celle mettant en scène cet étonnant passage figurant sous le sous-titre : AIMÉ.

  "En restant trois jours et trois nuits enfermés dans une chambre avec Mina, sans dormir et sans manger. […] Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce. […] On était dans la chambre d'hôtel comme à l'intérieur d'un bateau, à la fois prisonnier et libre, en marche vers un pays inconnu. […] Et il faudrait sortir de la cachette obscure, et affronter la terrible lumière du soleil qui se réverbère sur les particules de mica mêlées à la poussière. […] Le vide bruyant et dangereux était installé dans la chambre, maintenant. On ne pouvait plus le fuir ou le chasser. On ne pouvait que le regarder avancer, se gonfler comme un nuage le long des murs, s'accumuler sur le plafond, étendre ses tentacules transparents entre les pieds de la table, s'asseoir sur les fauteuils, marcher sur les balcons entre les pots de géranium."

Littérature de la déflagration et de la volupté qui maintient l'amour,  les Amants, dans un état de tension proche de la syncope alors que la lumière est cette vague blanche qui va conduire au vertige, à la sortie hors de soi en direction de cet extérieur qui s'informe comme ouverture mais aussi comme menace.

   Ensuite, il faut s'arrêter un instant sur cet étonnant extrait placé sous l'intitulé : "J'ai vécu dans l'immensité de la conscience". Chancelade, comme à son habitude, erre sans but bien précis dans le dédale des rues :

 "Il y a des miroirs partout dans le monde. […] Et par-dessus tout, il y a ce miroir infini, voûté au-dessus de la planète miroitante […] et qui tient dans sa prison indéfectible les clignotements affolés de la vie prise au piège. […] Les vitres étincelaient de lumière, les vitres luisaient férocement. […] On ne pouvait plus se raccrocher à rien. Nulle part il n'y avait d'ouverture. Pas le moindre espace mat, pas la moindre petite surface de pierre ou de goudron où la lumière s'arrête et se repose. […] Partout étaient ces yeux impitoyables qui vous réverbéraient, vous rejetaient, vous détruisaient."

 Littérature de l'aimantation et de l'exclusion, littérature asilaire : le constant rutilement des choses reconduit à décrire la condition humaine sous les espèces de la déclaration de guerre. Partout, des quatre coins de l'horizon, surgissent des hordes de hallebardes qui brillent et menacent à la fois. Mais, ce qu'il est urgent de comprendre, lisant le premier Le Clézio c'est que cette radicale dialectique au cours de laquelle s'affrontent les puissances et les destins contraires, n'est que la mise en musique de ce que la beauté pourrait être si les Hommes consentaient à marquer une pause dans la course effrénée qui les conduit à la mort, à l'irrémédiable disparition. Ces magnifiques miroirs que le texte fait briller d'un singulier éclat, sont, bien évidemment, ceux de la conscience dont la pointe extrême est la lucidité. C'est de cette faculté aussi rare que précieuse dont, lecteurs de cette œuvre exigeante, il nous faut nous saisir afin que nous soyons au cœur de ce que le texte veut dire, à savoir être des Hommes-debout qui n'ont peur ni de l'ombre, ni de la lumière. Il en va de notre aptitude à lire. 

 En matière de littérature hyperbolique, nombreux seraient les textes à approcher et à commenter. Pour conclure ce long article il m'a paru nécessaire de citer des extraits d'Auteurs aussi somptueux que Lautréamont, Artaud et, enfin, le magnifique Rabelais dont l'écriture, pareille à cette "substantifique moelle" dont il fait état est une manière de pur ravissement.

 

*** Lautréamont d'abord et, évidemment, et "Les Chants de Maldoror".

 "Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens ; car, elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux."

 Le projet littéraire d'Isidore Ducasse est tellement démesuré, ambitieux - un génie, par définition, ne saurait s'imposer de limites -, qu'il lui faut convoquer ce style emphatique, déclamatoire, extatique. C'est cette dimension liée à l'exigence d'une création abyssale qu'il convient de voir dans cette très étonnante prose. Y déceler seulement la haine comme composante de l'âme humaine, donc la simple projection d'un pathos me paraît manquer son but. Ici n'est pas le lieu de l'analyse des passions, fussent-elles soumises à une psychanalyse des profondeurs. Ici est le lieu de l'écriture poussée dans ses derniers retranchements. C'est en cela, d'abord, que l'œuvre de Lautréamont est admirable.

 

 *** Antonin Artaud ensuite et son très beau "Pèse-Nerfs" dans lequel toute écriture est présentée comme "de la cochonnerie".

 "Et je vous l'ai dit : pas d'œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d'esprit, rien.

Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. […]

Je vous l'ai dit, que je n'ai plus ma langue, ce n'est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue. Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd'hui ce que vous faites.

Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d'âmes. Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d'arborescents bouquets d'yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c'est que la configuration de l'esprit, et on comprendra comment j'ai perdu l'esprit."

 Ce texte est sublime et il n'y aurait rien à dire de plus. Comment dire à propos de la Poésie ? Comment dire à propos de la Folie ? Poésie ; Folie : le Même quand le langage est porté à l'incandescence. Dire le monde avec les mots de la quotidienneté et, d'un seul coup, l'édifice s'effondre : de la poésie, de la folie. Dire selon une poésie fondatrice, originaire, fouillant jusqu'au tréfonds de l'être, ceci n'a jamais lieu qu'à abdiquer la raison. Le glossaire du Poète, le vrai - pensons à la perte dans la démence du "Poète des Poètes", Hölderlin -, est arborescence, aérolithe, cristallisation. Faute d'être cela, les mots, dans l'enceinte de la tête font leurs gonflements obséquieux, leur dilatation bestiale, leur objurgations orgastiques et ce sont de longues failles, d'immenses lézardes qui sinuent dans la densité des cerneaux gris du cortex, et ce sont des plaies à vif, des purulences, des égouttements de gemme acide qui ruissellent au plein jour, et c'est l'âme du Poète, laquelle ne parvient plus à se dire que sous la figure de la perdition. Car, rejoindre le monde des simplement Existants est, pour le Poète, sa propre condamnation à mort. Du-dedans tout signifie avec la puissance du geyser, tout s'étoile et flamboie, tout rutile et dresse ses dents de cristal, immenses glaciers disant la folie du monde, la seule recevable, la sur-réalité, la seule concevable. Du-dehors de l'enceinte autistique - la marque absolue du génie -, plus rien ne demeure que des scories et des meutes de bruits arbustifs. Le Poète est abandonné pour solde de tous comptes. Car, Du-dehors, est seulement perçue une réalité en forme de nadir, toujours en perdition vers la fente dernière de l'horizon.

  Du-dedans est l'accord avec la pure verticalité. Cela flamboie tout en haut et le langage est feu de Bengale, pur événement ivre de lui-même. Mais comment communiquer cette ambroisie aux Mortels, alors que ceci est de l'ordre du transcendant, des dieux aux lèvres olympiennes qui boivent jusqu'à la lie et ensuite sombrent dans l'ivresse ?  Du Ciel, non de la Terre. La Terre est trop soumise à son mouvement de giration pour percevoir l'étoile au ciel du monde qu'est le Poète, cette immense fusion que seul le cosmos et son immensité peuvent accueillir comme geste de donation. La Terre, elle, se contente d'une oblativité humaine, laquelle n'est qu'une offrande en prose. La tension du Ciel, son abîme ouvert, la brûlure de ses feux, là est le domaine du Poète. Là est le recueil de sa Dite, cette parole des origines qui retentit jusqu'aux limites de l'univers. Même au-delà, car tout langage essentiel est métalangage prenant essor à partir de lui-même afin de parvenir à l'amplitude de l'être, à savoir du Sens qui, jamais, ne s'épuise. Constant ressourcement au fondement. Cela, le ressourcement, seuls le peuvent les Poètes aux mains inventives, multiples, ouvertes au déploiement des choses. Les Mortels, leurs mains sont repliées sur les bogues de l'avoir et la possession les englue dans la cécité. C'est pour cela que les paroles du poème leur paraissent hermétiques, sourdes, étranges et, souvent s'abritent-ils derrière leur impéritie afin de ne pas subir les assauts de ce chant qui les blesse et les réduit à la surdité. Ils n'ont pas appris à entendre.

 

 *** Enfin Rabelais, le très génial et drolatique Rabelais, le génie de la langue Française.

 Lisant, écrivant, jamais on ne peut faire l'économie de ce bel Humaniste qui a porté le langage bien au-delà de ses contrées, fussent-elles extraordinaires. Fusion totale, osmose jusqu'à la quintessence de François et de sa verve à nulle autre pareille. Jamais, avant lui, on n'avait écrit comme, lui ; jamais après lui, l'on n'a pu porter l'écriture à une telle démesure. Mais le "rabelaisien", s'il évoque tant ce chaos souvent thématisé à l'époque de la Renaissance, ne saurait flotter dans un genre d'indétermination, laquelle ne serait que le signe d'une vacuité. La prose de Rabelais prend appui sur lui, le chaos apparent,  afin d'en faire un cosmos, une terre littéraire flottant dans le ciel de l'esprit. Lisant Rabelais on est à proprement parler hissé en dehors de ses propres frontières, on est directement placé dans l'athanor rubescent à partir duquel quelque chose comme une lave littéraire assemble son énergie avant d'être expulsée en millions de prodigieuses explosions aux quatre coins de l'espace. On est au milieu de la soupe de quarks, au centre de la révolution des protons. On est dans le mystère atomique de la langue. Constamment déplacés de l'infiniment petit à l'infiniment grand, perpétuellement expulsés du microcosme pour surgir dans l'immensité du macrocosme. Si une expression telle que "Littérature-Univers" pouvait trouver son sens en dehors de la flatterie de la formule, alors Rabelais en serait l'inventeur en même temps que le porte-drapeau. Plongés au sein duTiers-Livre ou du Quart-Livre, on est dans l'atelier du forgeron qui sculpte les mots et les tord selon sa volonté et sa fantaisie, soit en dentelles florales, soit en boulets ronds comme la guigne, soit encore en hallebardes destinées à trancher la tête de ceux qui, encore, seraient rétifs à ce nouvel usage de la langue. Car, si ce bon François nous intime l'ordre de prendre les mots au pied de la lettre, il nous indique le plus souvent le chemin de la liberté.

  S'il est un Écrivain qui a usé et "abusé" de l'hyperbole, c'est bien le célèbre Humaniste tourangeau, lequel, par son excellente "fiction gigantale" installe non seulement des Personnages d'exception, mais trace la voie au langage comme littérature. A partir de la logorrhée et de la verve rabelaisienne les mots deviennent, de leur intérieur même, les moteurs de l'œuvre. L'histoire n'est que secondaire. C'est elle, l'histoire, qui donne prétexte au langage de dérouler ses fastes et de transcender la réalité. Du-dedans de la langue, le dire rayonne afin d'essaimer toutes les beautés, mais aussi toutes les douleurs du monde. Rendre compte du réel, pour Rabelais, c'est se glisser à l'intérieur même des situations et en faire le site à partir duquel une littérature sera possible. Si l'on ne comprend pas cette exigence rabelaisienne, on ne peut lire adéquatement l'Auteur de Gargantua. Le recours aux géants et à leur infinie boulimie devient le véhicule qui dira l'insatiable faim de l'humanisme, sa soif inextinguible de découvertes, de connaissances, de culture, de langage. Et comment mieux dire cela que par le recours à cette magnifique disposition gigantale qui, en terme de banquet, de bonne chère et de généreuse goinfrerie assimile tout ce qui, du monde, devient comestible par la grâce de l'écriture ? De même que l'éclatement de la panse est la condition d'un bonheur immédiat, de même l'ingurgitation de livres volumineux et denses est le moyen d'accéder à la plénitude de l'existence. Dès lors l'incontinence verbale devient non seulement une esthétique - le texte est constamment beau -, mais le texte appelle une éthique : on ne saurait s'affranchir des règles de l'humanisme dont le paradigme essentiel est l'ouverture, la connaissance, la disposition de soi au monde. Car tout doit être "humanités", tout doit être culture. A ce sujet, Rabelais parlera des "lettres humaines" afin de distinguer la connaissance profane de celle, sacrée sur laquelle repose l'exercice de la théologie.

  L'alimentation, la très copieuse chère figureront  donc cet appétit de savoir, lequel, correctement métabolisé, deviendra éducation et apprentissage de la vie. Mangeaille, paillardise seront les thèmes grâce auxquels rendre hautement visible aux Lecteurs submergés par la gouaille rabelaisienne, ce qui devient une règle de vie, à savoir une manducation de toutes les nourritures dont le monde assure l'éternelle profusion. Rabelais aura recours aux longues litanies lexicales, aux énumérations sans fin - identique à la giration d'un mouvement perpétuel, à la circularité d'une vis sans fin -, cet effet cumulatif produisant un effet de vertige, tout comme le foisonnement des arts à cette époque d'intense bouillonnement intellectuel. Dès lors l'acte de nomination, la production lexicale itérative apparaîtront comme la dilatation d'un langage censé coloniser l'homme du-dedans de son corps afin que son esprit, son intellect s'en imprègnent.

  Bien évidemment, ici, l'on ne peut faire l'économie de la rusticité délirante des convives en même temps que se laisse apercevoir un lyrisme comme figure de proue de ce langage dont nous sommes tissés jusqu'en la moindre de nos cellules. Mais le thème de la nourriture et de sa copieuse ingestion ne se limite pas aux arts de la cuisine et de la bonne chère, mais concerne toutes les expériences au cours desquelles un enfant devient adolescent, puis homme -"homme" : même racine que "humanisme". La nourriture en ses excès concerne aussi bien l'usage du sexe. Nulle exception à cette règle, surtout dans une complexion "gigantale". Ainsi de Gargantua qui, dans le chapitre consacré à son adolescence, se livre avec autant de naïveté que d'entrain à la bonne chère dont son corps réclame la satisfaction, à corps et à cris. Voilà donc qu'apparaissent, dans un même élan de la grâce en direction des plaisirs adultes, les plaisirs de la table que ceux du sexe, pour autant, ne feront pas oublier. Tout est bon qui contribue à l'éducation. Bien évidemment ici l'on ne peut faire l'économie de ce morceau de bravoure rabelaisien - mais ils sont nombreux - qui décide des voies par lesquelles le bon Gargantua passera obligatoirement, afin que ses "humanités" soient pleines et entières. Ci-dessous, "De l'adolescence de Gargantua", texte délivré par les bons soins de François Bon :

   Il faut citer quelques extraits de la préface que François Bon réserve à la présentation de ce Gargantua mal taillé, grossier qui précède l'abouti, le terminé. Mais c'est toujours dans les fondations qu'il faut chercher l'œuvre, avant même que la finesse intellectuelle et la bienséance n'aient gommé quelques traits qui définissaient les protagonistes dans leur spontanéité originelle. Chez Rabelais la langue est éjaculatoire. C'est bien cette force qu'il faut conserver en elle afin que nous soyons au plus près du foyer de la création.

 "Une foudre soudain dans la langue. Le Gargantua est le livre le plus lourd de Rabelais, le moins

réussi, et brûlé: le plus chargé de rhétoriques que le travail n'a pas eu le temps de gommer. Machine

un peu brute, à la structure épaissement ternaire.

Mais ça râpe aux angles: les rhétoriques se figent et cassent, renvoyant alors dans une phrase si

étrange diffraction de couleurs que rien d'égal ne s'est vu depuis, même chez Rabelais quand lui l'a

cherché. […] Nous avons choisi de publier l'édition originale et maladroite du Gargantua. […]

On a souligné toujours l'invention, l'audace, la joie: le Gargantua est des quatre livres celui qui

incarne le mieux tous leurs contraires. […] On prend le Gargantua à contrepoil quand on prime ses beautés raisonnables: dans le fond brassé de la satire du tousseux, des phrases mettent le bonhomme tout nu, d'une nostalgie à pleurer. La littérature et notre langue s'inventent ici parce qu'on touche de la peau nue et toute une faiblesse sous les mots. Tréfonds méprisé de notre langue, qui ici fait ciel. Un livre d'émotion, comme s'il fallait aujourd'hui se justifier de l'essentiel même, prendre rire et pleurer avec des pincettes."

 

 De l'adolescence de Gargantua.  Cha. x.

 

"Gargantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry et institué en toute

discipline convenente par le commandement de son père, et celluy son temps passa

comme les petitz enfans du pais, c'est assavoir à boyre/ manger/ & dormir, à

manger/ dormir/ & boyre, & dormir/ boyre/ & manger. Tousiours se vaultroyt par

les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt ses souliers &

baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers après les parpaillons, desquelz

son père tenoyt l'empire. Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il

morvoyt dedans sa soupe. Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens de son père

mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx: Ils luy

leschoyent les badigoinces. Et sabez quey hillotz, que mau de pie vous vyre, ce petit

paillard tousiours tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus dessoubz, cen devant

derrière, harry bourriquet: et desià commenczoit exercer sa braguette. Laquelle en

chascun iour ses gouvernantes ornoyent de beaux boucques, de beaux rubans, de

belles fleurs, de beaux flocquars: & passoyent leur temps à la fayre revenir entre

leurs mains, comme la paste dedans la met. Puys s'esclaffoyent de ryre quant elle

levoyt les aureilles, comme si le ieu leur eust pleu. L'une la nommoit ma petite dille,

l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre mon bondon, mon bouchon,

mon vibrequin, mon possouer, ma terière, ma petite andouille vermeille, ma petite

couille bredouille. Elle est à moy disoyt l'une. C'est la mienne, disoyt l'aultre. Moy,

(disoyt l'aultre) n'y auray ie rien: par ma say ie la couperay doncques. Ha couper,

(disoyt l'aultre) vous luy feriez mal ma dame, coupez vous la choses aux enfans?

Et pour s'esbatre comme les petitz enfans de nostre pays luy feirent un beau virollet

des aesles d'un moulin à vent de Myrebalais."

 

 uéh2

 

 

 

 

 

 

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