Volte-Face.
Barbara Kroll.
Technique mixte sur papier.
(Petite note préliminaire : Afin de lire adéquatement cette fiction, il faut avoir présent à l'esprit la signification de l'allégorie, laquelle, au travers de plusieurs symboles, veut donner à voir une vérité souvent inaperçue. Ici, c'est la cécité native de l'homme qui est en jeu, sa constante distraction de l'Autre en tant que tel, son permanent égoïsme qui, en plus d'être un navrant solipsisme, est une remise de son existence aux oubliettes du destin. Ainsi progresse l'humain vers sa plus grande détresse. Les accents nietzschéens du Zarathoustra, en fin d'article, veulent mette en exergue la belle parole "prophétique" du Philosophe de l'éternel retour du même.)
Avant sa révolution, à savoir son insurrection existentielle, Solitude s'était disposée à accueillir le monde sur la face ouverte de son corps. Elle l'avait habillée, sa silhouette, d'un badigeon blanc afin que la trace des Autres pût s'imprimer sur sa virginité originelle. Peu à peu les signes avaient proliféré, s'étaient agglutinés en essaims graphiques, en concrétions mellifères, en aventures de cire et d'encres légères. Une simple ligne claire courant tout au long de son anatomie. C'était comme un nectar qui faisait son bruissement doré, un pollen effleurant du bout de ses doigts d'or l'espace de peau disponible. Une petite musique de jour, un souple balancement de lianes, la dérive d'eaux multiples comme au sommet de la canopée où glissent les vents inventifs. Le poème du corps jouait de ces mots multiples, de ces marques insignes disant la beauté des choses. Un pur bonheur d'être parmi la grande dérive humaine, amarrée à son môle de chair, sous les risées d'un zéphyr pareil à une respiration.
Tant que Solitude ne s'était imprimée sur la courbure de l'exister qu'à la mesure de cette harmonie souple comme l'écume, elle n'avait guère attiré que sourires ouverts, paumes d'argile, effleurements de brume. Seulement à demeurer immobile elle ne pouvait se résoudre et sa première agitation fut à peine plus remarquée que le vol de l'oiseau. Mais Solitude persistant à être, c'est-à-dire parlant, s'animant, disant sa passion, lançant dans l'éther ses convictions à propos de tout et de rien, elle avait fini par éveiller quelques soupçons. Avait-elle bien le droit d'émettre ses minces clapotis, de produire une houle, de faire se lever sur le lac tranquille de la condition humaine, un souffle qui menaçait bientôt de se métamorphoser en tempête ? Les hommes acceptaient sa présence, la souhaitaient même, mais à condition qu'elle ne vînt nullement troubler leur quiétude. Car Solitude ne s'exprimait pas seulement à propos du temps qu'il faisait ou bien de celui qui passait. Car Solitude ne cachait pas le trouble de sa conscience sous les voiles d'une nécessaire retenue. Solitude parlait de tout, aussi bien des séismes qui coupent la terre de leurs funestes décisions, que des maladies qui frappaient à l'aveugle, que des guerres semant la désolation aux quatre horizons des continents, de la famine qui gangrénait les ventres, de l'égoïsme qui plaçait les Riches du côté des palaces, les Pauvres dans des bidonvilles de tôle et de carton. C'était cela que voulait faire Solitude, réveiller ses frères et sœurs qui dormaient debout et avançaient le long de leur existence pareillement à une armée de somnambules. Au début, ce n'était qu'un murmure de réprobation qui sortait des bouches obséquieuses, un filet d'eau faisant ses éclaboussures et retombant dans la poussière. Puis les yeux des Demi-Éveillés étaient sortis de leur cécité native et, comprenant qu'il y avait danger à laisser proférer des choses inconvenantes, s'étaient disposés à riposter. Les pupilles avaient affûté leur silex, les mains aiguisé leurs griffes, les genoux apprêté leurs boulets, les pieds armé leurs grenades. Puis l'attaque avait eu lieu et Solitude seulement abritée derrière le frêle rempart de sa peau avait subi les premiers assauts. Les signes que les Autres y avaient originellement apposés devenaient stigmates hérissés, nervures purulentes, écorces striées de sanglantes coutures. Sans cesse tout ricochait, tout entaillait, tout lacérait.
Solitude avait bien essayé, à plusieurs reprises, de lancer quelque sémaphore, d'agiter ses bras en guise de dénégation, de protéger son âme de la vindicte populaire. Mais rien n'y avait fait. Bien au contraire, la sollicitude dont l'Existante semblait avoir fait la demande muette avait joué en sa défaveur. Les coups redoublèrent, les meurtrissures portaient leur bleu, aussi bien sur l'épiderme mâché comme un vieux cuir, que sur l'esprit qui menaçait, à chaque instant, de rompre ses amarres. C'est alors que Solitude comprenant qu'il ne servait à rien de persévérer dans son être à l'encontre de ses antagonistes, décida de remonter vers une probable origine dont elle pensait qu'elle lui serait plus favorable. Elle fit volte-face et ne présenta plus au regard des Curieux que la courbe de son dos à la couleur de jour triste, une forêt de cheveux noirs, une robe funeste au bitume dense qui, symboliquement, pouvait s'interpréter comme la dernière vêture avant que la Mort ne vînt commettre son forfait. Plus personne parmi les Impétrants à l'existence ne songea aux propos qu'elle avait tenus, teintés selon eux d'incivilité et d'irrespect de la personne humaine, en l'occurrence la leur, qui se contentait de suivre les étroites ornières du destin, de plonger son museau chafouin dans la première contingence venue comme le porc se précipite dans la soue avec l'insouci des convenances, la cécité des Autres, enfin de tout ce qui s'annonçait à la manière d'importuns satellites faisant leurs révolutions autour de la gloire de leur singulière planète. Hémiplégiques ils étaient, mais de l'âme, hémiplégiquesils resteraient se contentant de claudiquer maladroitement, vicieusement parmi les illusions de tous ordres, les faux-semblants, les mesquineries. Ils se refusaient à voir les choses dans leur évidente vérité, prenant l'essentiel pour le superfétatoire. Cette noble engeance semblait promise aux pires avanies dont la vie avait le secret, mais à leur insu, ce qui ne laissait de les assurer dans la rectitude d'une existence dont ils constituaient, à la fois, et d'une manière infiniment suffisante, le centre et la périphérie. Or, ce rayonnement, dont ils pensait qu'il était à la fois universel et intangible, ils le promenaient fièrement sur les avenues du monde, assurés de brandir devant eux la bannière d'un humanisme accompli.
Cependant, Solitude renvoyée à une sorte de condition première, flottait dans l'éther, genre de ballon-sonde infinitésimal destiné à évaluer la stratosphère des Demeurés-sur-Terre afin d'en tirer quelque enseignement utile à la Grande Confrérie des Bipèdes. Ceux-ci déambulaient parmi les opinions diverses et les superstitions multiples sans plus s'inquiéter de ce fait qu'ils se fussent préoccupés d'une rage de dents survenue dans des temps anciens chez les derniers Primitifs de Papouasie Nouvelle-Guinée. Autrement dit leur domaine propre, à savoir la géographie qu'ils véhiculaient avec fierté leur suffisait à bâtir une éthique, à s'assurer d'une esthétique, à jeter les bases d'une philosophie. Heureux ils étaient, jusqu'à la démesure et plus rien de fâcheux ne semblait devoir les atteindre.
Solitude, elle, depuis le non-lieu qu'elle avait atteint, contemplait avec une sorte de ravissement les lignes pures et infinies de l'Absence, se perdait en conjectures sur les angles imperceptibles du Vide, parcourait les coutures invisibles du Néant comme l'étoile glisse dans le ciel d'été, avec la dextérité du fil dans le chas d'une aiguille. Elle admirait les amas d'idées faire leurs broderies complexes; elle s'étonnait de la rapidité des pensées à s'assembler en pelotes compactes, puis à se dissocier en milliers de fils ténus comme la pluie; elle se perdait dans le labyrinthe de verre des songes, dans la laine souple des réminiscences; elle suivait des yeux les coruscations de la conscience pareilles aux lueurs folles des météores; elle souriait aux éclipses de la mémoire, aux facéties du cogito.
Sur Terre, là où les choses se perdaient dans une compacte matérialité, elle, la Solitaire avait été la victime expiatoire des Hommes, leur "mouton noir", le "caillou dans la chaussure" qui gênait la marche alanguie des Vivants. Leur regard, perçant comme la flèche, l'avait transpercée de son dard venimeux, l'avait aliénée, lui ôtant l'âme avec laquelle elle essayait de dévoiler l'once de vérité que ces Egarés auraient dû accueillir avec joie, en faisant la nourriture dont ils auraient dû s'abreuver, plutôt que de se maintenir dans cet aveuglement aux flancs étroits, à l'haleine acide et mortifère. Maintenant, arrivée dans ce lieu de pur exhaussement, de transcendance élargie aux rives de l'inconnaissable, de l'indicible, elle s'essayait à saisir des parcelles d'Intelligible; à entourer de ses mains le cristal léger du Beau; à soupeser les plateaux de la balance de la Justice, légers comme la plume; à s'entourer des voiles du Bien; à emplir ses yeux de cette Vérité si mobile qui, toujours, pareille au filet d'eau, glissait entre les doigts avec l'agilité du caprice. Ici, à part le vent et la lumière, il n'y avait rien d'autre qui eût pu obscurcir l'esprit, dénaturer les intentions saines, saper les règles d'une morale. L'azur tel qu'en lui-même, abrité de toute tentation, isolé de quelque subversion que ce soit, une si belle autarcie comparable à la fuite rapide du songe.
Solitude ne se lassait d'admirer cette nature à l'allure de belle théorie, d'emplir sa conscience d'un paysage aussi subtil que l'image d'une île magique flottant quelque part sur une eau entourée de fins brouillards. On ne sut jamais si ce brouillard était simplement imaginaire ou bien réel, si Solitude était devenue pur esprit ou bien idée cloué à la toile du firmament. Ce que la légende raconte, depuis des temps très anciens, c'est qu'elle était devenue Déesse vivant au sein de l'empyrée. Passeuse d'âmes, dit-on, jongleuse de consciences. Le plus clair de ses journées, elle les occupait à jouer avec des manières de bilboquets ou bien d'infimes boomerangs qui dessinaient dans l'éther leurs joyeux et impalpables filaments, leurs facétieuses cabrioles. On dit que ces minuscules jouets étaient simplement les Hommes qui avaient enfin accepté de se défaire de leur corps afin que leur esprit, enfin libéré, pût considérer les affaires du monde avec juste mesure. Ainsi avaient-ils gagné une autonomie que ne pouvait leur octroyer leur séjour strictement humain occupé aux mondanités et autres tâches qui les distrayaient de l'essentiel.
Le corps est toujours un problème lorsqu'il entre en conflit avec l'âme. Au corps il faut des nourritures terrestres, aux âmes des ambroisies célestes. Solitude, au prix de la contrainte que lui avaient imposée ses semblables, avait choisi, la première, le chemin de la liberté. Les Hommes, enfin, avaient compris la nécessité de la rejoindre. Désormais ils ne cligneraient plus des yeux, désormais ils se décilleraient et la Vérité leur apparaîtrait avec l'éclat du soleil allumant, dans l'aube, sa flamme blanche. Alors les "derniers Hommes", apprendraient "à entendre avec les yeux"; alors ils seraient prêts à écouter le discours de Zarathoustra :
"Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos."
Toujours, au cœur de l'homme, résonne cette parole du maître prophétique que se veut Zarathoustra. Ce dernier n'est pas le Surhomme en tant que tel, mais enseigne la voie pour l'atteindre. Loin de rejeter toute humanité et de recourir à la seule loi de l'arbitraire, l'essence du Surhomme consiste bien plutôt à faire émerger les qualités d'un nouveau type d'homme afin que ce dernier, éclairé des enjeux véritables de l'exister puisse être amené jusqu'à son être, à savoir à son pur rayonnement ontologique. C'est ce, qu'allégoriquement, a accompli Solitude se détachant de toute contingence terrestre. C'est également ce qu'ont fait les "derniers hommes" à sa suite, devenant ces bilboquets libres d'eux-mêmes flottant dans le libre espace, tout comme "l'enfant qui joue" d'Héraclite se mêlant au temps qu'il est lui-même, se divertit "au trictrac". Car jouer, selon l'esquisse phénoménologique, consiste à retrouver, en un seul élan de la pensée "les choses-mêmes". Or, comment les hommes pourraient-ils être au plus près d'une vérité, qu'en se retrouvant eux-mêmes, en retrouvant les Autres hommes qui, en réalité, ne sont que leur propre reflet, l'écho sublime dont, jamais ils ne peuvent s'affranchir, sauf à y perdre leur âme !
"Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Ce royaume est celui d'un enfant."
Héraclite.