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5 mars 2015 4 05 /03 /mars /2015 16:37
Postée dans l'ombre de l'être.

Photographie : Blanc-Seing.

Nous disons l'être et nous ne savons pas très bien en direction de quoi nous questionnons. Nous disons l'être et nous attendons l'événement, le surgissement au gré duquel il y aurait révélation, il y aurait déploiement de l'inattendu. Comme si nous étions au seuil d'un cercle religieux disposé, de toute éternité, à nous faire l'offrande de ce qui devait se produire et coïncider avec une manière de nécessité temporelle. Disant l'être et nous sommes dans le cœur du temple avec les ineffables battements de la déité. Disant l'être et, déjà, nous éprouvons la crainte, sinon l'effroi. Pareils en ceci à l'homo habilis qui tremblait au son du tonnerre, se réfugiait dans la grotte salvatrice au premier feu de l'éclair. Si nous éprouvons ce genre de stupeur, de fuite irrationnelle devant ce qui s'efface dans les lointains et ne reçoit guère d'image stable, c'est seulement parce que nous avons été en faute dans la tâche de la pensée. En faute veut dire en défaut, comme nous dirions que la planche présente un défaut, qu'elle est gauchie. Plusieurs millénaires de civilisation judéo-chrétienne nous ont conduits à cette manière de mystique quasi-spirituelle au terme de laquelle, tout ce qui ne peut être nommé avec exactitude, se trouve relégué dans l'orbe de quelque sacré dont, cependant, nous ne prenons même pas la peine de dire s'il se présente de telle ou telle manière. Nous végétons, bien au chaud dans notre cocon, identiques à des enfants occupés à jouer avec leurs propres peurs, lesquelles peurs sont aussitôt occultées qu'apparues.

Disant l'être, nous ne faisons que dire la vie, l'existence, ce que nous sommes, nous, dans la dérive hauturière des jours. Or, la vie, nous savons de quoi elle est faite : de sang, de lymphe, de sécrétions, de métabolismes, de turgescences, d'efflorescences. La vie, avant tout, c'est de la chair, du compact, du dense, du palpable, de l'à-portée-de-la main, de l'ustensile, du préhensible. Or , l'existence nous en percevons les effluves, les remous, les linéaments. Certes, c'est déjà plus difficile à saisir, à concevoir, cela s'élève un brin au-dessus de la fonction chlorophylienne, cela s'exhausse au-delà de la simple floraison et des mécanismes élémentaires de la végétalité. Nous disons "exister" et nous convoquons aussitôt la dimension métaphysique de sortie du néant, nous faisons signe vers le projet humain, l'atteinte de la liberté, le saut dans la vérité. Nous sentons combien, déjà, la marche est haute qui conduit du vivre à l'exister. Mais alors, qu'en est-il de l'être dont nous pensons, immédiatement, qu'il se situe dans une sorte de troisième dimension ? Peut-il seulement être nommé ? Comment en saisir la caractère ineffable et nécessairement transcendant à nos vies mondaines empêtrées dans l'harassante tâche de vivre ? Comment en recevoir le don sans aussitôt chuter dans l'inextricable de l'aporie ?

Il faut avoir recours au système explicatif platonicien, lequel, grâce au processus dialectique nous permet au moins d'en approcher une intuition intellectuelle, d'en percevoir une dimension "spatiale" puisqu'aussi bien, de la vie à l'exister et de l'exister à l'être, ce ne sont que changements de niveaux dans l'ordre d'une prise de conscience. De l'ombre quotidienne mondaine, nous réalisons une ascension vers plus de clarté, pour finir dans le pur éclat solaire que sont les universaux du Bien, du Beau, du Vrai. C'est, bien évidemment à cette altitude ultime, au sommet de la dialectique ascendante, que se situe l'être, cet innommable. Nous devrions, en toute circonstance, lui appliquer la biffure en croix heideggérienne, laquelle sollicite l'être même en son continuel retrait. Car, si nous osons nommer l'être - ce prédicat essentiel -, jamais nous ne pourrons le reconduire à ce qu'il n'est jamais, à savoir de l'existence, de la vie. Seulement pour être, l'être a besoin de la vie, de l'existence. Il n'y a pas d'être en soi, sauf dans les spéculations de l'idéalisme allemand, singulièrement dans la philosophie de Hegel. L'être a besoin du Da-sein, à savoir de cette réalité humaine seule habilitée à penser l'être - cette dette de la philosophie -, parmi les catégories d'existants. Mais comment peut-on penser l'être en dehors des grands systèmes herméneutiques ? Mais, simplement, en vivant, en existant, en étant puisque le dernier terme est la résultante des deux premiers. C'est ici qu'il faut sortir des spéculations - ce ne sont, au sens étymologiques que des miroirs pour la conscience - et en venir à plus de concrétude. Car être, c'est avant tout être-homme, être-femme, en un lieu et un temps déterminés.

Mais qu'aurait donc à nous montrer cette image ? Cette Inconnue en marche vers son destin est, comme le prétend le titre, "postée dans l'ombre de l'être". Certes, étrange formulation pour cet être que nous voudrions lumineux, ne serait-ce qu'à l'aune de ce qu'il voudrait bien nous apprendre. Marchant, devisant, vivant, pensant, nous sommes toujours en lisière de nous-mêmes, en direction du monde vers lequel nous faisons effraction. Nous vivons et nous sommes. Nous existons et nous sommes. Nous sommes envers et contre tout. Seulement cet être, nous le supputons plutôt que nous n'en percevons la vibration. Identiquement à l'onde qui fait ses cercles concentriques alors que la pierre qui est au fondement, est déjà en fuite pour plus loin que sa propre effigie. Le problème, dans notre monde cartésien, c'est que l'homme demande des démonstrations, réclame des équations afin qu'il puisse, à leur rencontre, bâtir sinon des hypothèses qui le laisseraient sur sa faim, bien plutôt établir des certitudes. L'Existant contemporain a besoin de ces pierres angulaires où asseoir son règne. A défaut de cela c'est rien de moins que la finitude qui se loge au mitan de ses doutes. Autrement dit l'intolérable. C'est l'une des silhouettes de cet Existant que de s'immerger dans la forêt dense des certitudes.

Au terme de ces rapides considérations sur l'être, sur l'esquisse qu'il pourrait présenter, sinon à nos yeux, du moins dans l'éclair d'une intuition, nous comprenons la difficulté inhérente à son essence. En effet, comment faire paraître quelque chose qui n'a ni masse, ni contours, ni visage, sauf celui de l'énigme ? Comment ? Nous en sommes réduits à la quintessence de nos perceptions fondamentalement humaines. L'être, nous le voyons sous la forme de cette silhouette se détachant sur fond végétal; nous entendons son bruissement, ses stridulations de cigale; nous touchons du bout de notre épiderme sa vibration intime; nous commettons nos papilles à en déguster la saveur, ce pollen, ce nectar qui illumine le palais; nous en sentons les effluves pareils aux fragrances d'un subtil arôme, l'évanescence d'un lotus, par exemple. Cette image qui vient à notre encontre nous en prélevons quelques fragments signifiants sommés dans la seule intention de nous livrer le signifié par lequel le monde est à lui-même, par lequel nous sommes attentifs à notre propre présence au monde. Mais, toujours, notre quête de connaître, de posséder, demeure clouée à une soif qui ne saurait s'étancher de si subtiles libations. Car cet être auquel nous ne sommes guère loin de vouer un culte, voilà qu'il fait ses apparitions sur le mode mineur, voilà qu'il se présente à nous sur le thème d'une éternelle fugue. Il n'est que transitivité, passage, temporalité faite d'une rapide succession d'instants; il n'est qu'un convertisseur ontologique renaissant constamment de ses cendres. Il est phénix existentiel lorsqu'il est ramené à l'empan strictement anthropologique. Il est langage, cette "Maison de l'être" que les philosophes fréquentent comme leur logis ordinaire. La méditation à son sujet est, en dernier ressort, jeu de langage, ivresse du dire qui, bientôt, sombre dans la tautologie, le tout coïncidant avec le tout dans l'étrange figure du chiasme : "La vérité de l'être; l'être de la vérité". Comment s'y retrouver alors que tout semble parvenir à un point de fusion, à un arc incandescent ? Le divers, le multiple, rassemblés dans l'urgence des mots à nous dire l'essentiel de ce qui EST. Nous demeurons sur le seuil de la formule dont la bogue semble contenir en son intime tout le secret de la parution, tout le mystère du déploiement. Mais, ici, le langage est parvenu à son extrême pointe, à sa limite, à son point de non-retour. Les mots se referment sur leur opacité première et nous girons tout autour comme des phalènes aveuglés par la tache blanche de la lumière. La fable humaine est là qui fait ses éblouissements de phosphènes et nous sommes sur le bord du monde ivres d'une giration que nous ne pouvons plus maîtriser.

Nous disons l'être et regardant à nouveau cette image au travers de laquelle celui de l'Inconnue nous apparaît comme son ombre, nous comprenons combien ceci est difficile à nommer, combien est périlleuse l'aventure de sa possible rencontre. L'être, jamais nous ne pouvons l'appréhender dans sa densité plénière comme nous le ferions du bloc de quartz que nous poserions devant nous à des fins d'étude, nous disposant à en découvrir chaque fragment, à mettre en évidence sa structure interne aussi bien qu'externe. C'est dans la subtilité que s'éprouve la dimension ontologique. Alors, plutôt que de nous commettre à détourer l'objet de notre recherche selon des coordonnées topologiques, il faut nous laisser aller à cette sérénité - "die gelassenheit" -, dont Heidegger fait l'éloge dans son "Chemin de campagne". C'est dans la confiance du cheminement, aux côtés de l'être qu'un surgissement, une révélation sont possibles. Jamais dans la pure évidence qui nous montrerait l'être selon une figure allant de soi. Proposer un "visage" de l'être, c'est toujours annuler sa possible épiphanie; c'est toujours l'annuler en même temps que nous le nommons. Image aussi floue que cette photographie l'est dans sa proposition plastique faite de surgissements-évanouissements.

Et maintenant, ayant évoqué une forme ne se différenciant guère de son fond - l'énigme de l'être dans sa parution-occultation -, il nous faut nous assigner une tâche certes plus modeste, à la limite du renoncement, sinon nous reconduire au seuil d'énonciations indigentes dont l'humour serait la forme la plus patente. Et comment, spéculant sur l'être, cet improbable, faire l'économie des propositions de "La métaphysique du mou" de Jean-Baptiste Botul, lequel affirme en une brève et percutante formule :

" De toute façon l'ontologie est une impasse. On la résumerait en une assertion : ce qui est, est; le reste, faut voir."

Bien évidemment, parenthèse faite de la provocation botulienne - cet esprit inclassable de la philosophie -, nous sentons combien la recherche de l'ontologie, ses fondements reposent sur des sables mouvants, sur cette "mouité" (l'essence du mou), dont Botul fait un des axes majeurs de sa propédeutique concernant la réflexion philosophique. Quoi qu'il en soit des chemins qui y conduisent, des plus rigoureux aux plus fantaisistes, nous sommes comme des instruments désaccordés qui auraient pour tâche d'interpréter la symphonie ontologique par laquelle rendre patent un insaisissable phénomène. Autrement dit, comment rendre compte de cette fable qui s'efface à mesure que nous prenons la peine de la composer ? Nous sommes reconduits à user d'un subterfuge, à nous livrer à une pirouette afin de rendre visible ce qui, par nature, ne saurait l'être. Il devient nécessaire de créer de l'image, d'avoir recours à la métaphore, d'ouvrir l'espace de l'art - singulièrement de la littérature - afin qu'ayant recours au procédé de l'analogie, quelque chose de l'ordre d'une intuition, d'une vibration, parvienne à nous dire l'être dans une manière d'approximation. Tissée de fibres allusives, façonnée dans le genre d'un céladon dont on n'apercevrait que les reflets d'eau et d'aube, allouée à une éternelle consistance de brumes diaphanes, la demeure de l'être semble se rapprocher de ces cloisons de papier huilé des maisons de thé où la cérémonie elle-même dicterait à ce qui l'accueille la consistance d'un non-dit, d'une profération en réserve, d'un recueillement proche d'une méditation aux contours fluctuants. Tout ceci est de l'ordre du sentiment, de sa couleur constamment changeante, tout ceci est adoubé à la constante fuite des états d'âme, à l'émotion suscitée par le paysage sublime, à l'à peine parution des affinités lorsqu'elles nous relient au monde dans une manière d'évidence heureuse. Tout ceci, ce contenu aussi subtil que l'air qui tient séparées les parois du vase mises en forme par le potier, fait signe vers toujours plus de touches légères, sortes d'esquisses faites de traits souples, mouvants, de lavis décolorés, d'aquarelles translucides, d'estompes aériennes où se devine à peine la trace du fusain commis à leur émergence.

Et puisque nous parlions d'analogies à partir desquelles faire surgir la simple idée de ce que l'être pourrait nous montrer si, d'aventure, il délaissait sa lointaine posture ontologique pour se laisser saisir selon quelque hypostase, alors se présenterait à nous, "naturellement" pourrait-on dire ces tropismes dont Nathalie Sarraute a été la géniale inspiratrice, ouvrant ainsi la voie au Nouveau Roman, c'est-à-dire à l'essence même du langage. Car, pour qu'il y ait littérature, c'est du-dedans-du-langage qu'il faut partir en direction des signifiés et ne pas limiter ceux-ci, les signifiés, à ce qu'ils ne sont pas, à savoir des signifiants assemblés à des fins d'histoire vraisemblable. Trop de livres ne sont que des anecdotes qui prétendent nous dire le monde selon une simple narration sans qu'il y ait un réel travail sur la matière-langage, la seule à briller aux cimaises de l'art. Donc Nathalie Sarraute et son ouvrage inaugural qui ouvre les termes d'une nouvelle relation au dire de l'homme. C'est de cela dont il s'agit, de langage, de matière à mettre en forme, bien avant que la description minutieuse vienne nous conduire dans l'espace des fameuses "sous-conversations", lesquelles nous plongent dans la radicalité de l'expérience inconsciente, tout près du feu de la psychanalyse. Mais nous ne perdons pas de vue l'être, sa possible émergence à partir du patient travail d'élaboration de celle qui a inventé une nouvelle manière de mettre le roman au cœur de la signification existentielle.

Les tropismes (nous faisons la thèse que ce sont ces vibrations intimes dont l'être fait usage afin de se manifester à notre condition distraite), d'abord il faut les considérer dans leur dimension purement végétale, dans leur mécanisme élémentaire qui, depuis leur germination initiale jusqu'à leur point de chute, en passant par leur efflorescence se signalent à nous dans l'orbe de leur déploiement. Voyez la rose dont le sublime dépliement est la mise en scène de cet être mystérieux qui en assure la floraison. Voir la rose éclore et faire son éblouissement parmi les contingences mondaines et nous voici au plus près de l'être en ce qu'il peut nous offrir. Ouverture de la rose : pure oblativité, essentiel langage qui, l'espace d'un instant, nous livre cette manière de transcendance par laquelle les choses nous apparaissent. Maître Eckart lui-même, ne disait-il pas que "L'univers est sans pourquoi", tout comme la rose d'Angélus Silésius dont le destin est entièrement contenu dans le célèbre poème :

« La rose est sans pourquoi,
elle fleurit parce qu'elle fleurit,
elle ne se soucie pas d'elle-même,
elle n
e se demande pas si on la voit. »

(Angelus Silesius, Livre I, 289)

Ainsi se formule ce Rien (l'être) qui nous convie à regarder le néant comme la possibilité la plus propre de constituer les assises du monde, aussi bien les nôtres. Jamais aucune certitude ne nous visitera qui nous installera dans la lumière d'une irréfragable vérité. Alors, plutôt que de chercher à fonder les choses en raison, l'homme est invité à pratiquer un naturel abandon, à lâcher prise, à déposer les armes afin d'être au plus près des phénomènes qui, en dernière analyse, sont la partie visible de cette dimension ontologique qui en tisse le revers. Comme si, sous la peau, cette mince pellicule offrant sa naïveté au monde, se trouvait cette généreuse "chair du milieu", féconde, plurielle, animée d'infinies esquisses, polyphoniques dont nous n'entendons qu'un lointain murmure. Mais, disant ceci, il n'y a aucune mystique sous-jacente, aucun mystère dont nous pourrions penser qu'il se rattache à un "Être" infini, absolu, lequel tiendrait entre ses mains de démiurge notre destin aussi bien que notre finitude. Bien au contraire, laisser être ce qui est, c'est reconduire le monde à ce qu'il aurait dû toujours être, à savoir essentielle liberté, ceci, cette disposition à vivre auprès en toute sérénité étant la condition de possibilité de notre propre liberté, donc de notre transcendance vis-à-vis des choses que l'existence met à profusion sur notre chemin.

"Vivre dans le sans-pourquoi nous donne de le percevoir en ce qu'il a d'ineffable" nous dit Jean-Yves Leloup dans des propos rapportés sur "découverte et cheminement" dont le but est de proposer une réflexion pour l'ouverture de la conscience. Cette ouverture maximale, la mydriase, immense dilatation pupillaire dont l'image cristallise la proximité de l'être, son incandescence, donc le surgissement à même le Réel dans ce qu'il a de plus significatif, dont les prédicats habituels sont "vie"; "existence"; "destinée"; "temporalité", toutes nominations qui déterminent la quadrature de notre être-au-monde. Il n'y a guère d'autre direction dans laquelle chercher les racines dont notre chemin sur terre porte les stigmates. "Car chaque homme porte la forme entière" de l'être-humain pour parodier les paroles de Montaigne. Ce sont nos propres limites qui serrent au plus près ce que nous avons à connaître de cet être dont l'ontologie a fait son objet d'étude privilégié. Savoir ce que nous sommes, comment nous sommes, en chemin vers quoi, nous ne le saurons jamais mieux qu'en faisant de nos affinités le lieu géométrique à partir duquel nous bâtissons notre propre cosmologie. Nous sommes un univers en miniature, un microcosme qui reflète le grand microcosme. C'est simple apodicticité que d'énoncer cela.

Or, ce microcosme, tout comme les tropismes de Nathalie Sarraute, s'alimente à d'infinis courants, à de multiples sources, à d'inépuisables rhizomes dont les résurgences existentielles témoignent à défaut de pouvoir nous assurer de leur origine. Mais nous ne voyons jamais que ces résurgences-là, les phénomènes, coupés de leur provenance. C'est la raison pour laquelle nous n'interrogeons que la lumière sous laquelle ils se produisent, ne recherchant nullement la nuit dont ils proviennent en leur essence. Si le premier abord des tropismes se suffisait de la métaphore végétale - le fleurissement de la rose; le dépliement de la crosse de fougère -, un approfondissement de leur nature se fera en direction d'une matière moins biologique, plus éthérée, de l'ordre de la sensation fugace, de l'impression rapide, de la translation, du déplacement, du glissement, du passage, de l'intime vibration, du subtil remuement. Exposant ceci, nous ne faisons que porter à la clarté la condition de possibilité de l'être, lequel apparaît comme temporalité affectée de spatialité se donnant dans le cadre d'une expérience existentielle. De l'être-fougère nous ne voyons que le dépliement, la transition, le passage. Du sens dont l'être est, à la fois, fondement et synthèse, nous n'apercevons jamais que la nervure déployante. C'est ceci qui nous tient en haleine et fait de nous des êtres questionnants, donc des êtres de langage. Nous sommes langage, cette figure s'ouvrant infiniment alors que chaque mot prononcé s'efface en attente du prochain. C'est l'espace entre les mots, leur tension réciproque ( les tropismes naissent de leur constante dialectique) qui rend le monde visible, compréhensible, interprétable. Le mot seul, enfermé dans son bloc lexical ne rend compte que de sa mutité. C'est son jeu avec les autres mots qui rayonne et porte à l'éclat ce qui veut bien se dire et que nous ne percevons jamais qu'à l'aune des phénomènes par lesquels ils s'annoncent. Donc, si l'être, selon nous, s'annonce dans cette manière de vibration que constitue le tropisme, aussi bien que l'être de la Passante se révèle à la limite de l'ombre qui la porte à sa propre parution, la lecture d'un extrait de Nathalie Sarraute devait nous convaincre de nous mettre à l'écoute de notre bruit de fond, cette pulsation intime grâce à laquelle nous faisons effraction l'espace d'un cheminement.

"Vivre étonné et " accepter cet étonnement comme séjour.", pour reprendre l'excellente assertion de Jean-Yves Leloup.

Tropismes - V. (Extrait).

(C'est moi qui souligne).

"Par les journées de juillet très chaudes, le mur d’en face jetait sur la petite cour humide une lumière éclatante et dure.

Il y avait un grand vide sous cette chaleur, un silence, tout semblait en suspens ; on entendait seulement, agressif, strident, le grincement d’une chaise traînée sur le carreau, le claquement d’une porte. C’était dans cette chaleur, dans ce silence – un froid soudain, un déchirement.

Et elle restait sans bouger sur le bord de son lit, occupant le plus petit espace possible, tendue, comme attendant que quelque chose éclate, s’abatte sur elle dans ce silence menaçant.

Quelquefois le cri aigu des cigales, dans la prairie pétrifiée sous le soleil et comme morte, provoque cette sensation de froid, de solitude, d’abandon dans un univers hostile où quelque chose d’angoissant se prépare.

Etendu dans l’herbe sous le soleil torride, on reste sans bouger, on épie, on attend.

Elle entendait dans le silence, pénétrant jusqu’à elle le long des vieux papiers à raies bleues du couloir, le long des peintures sales, le petit bruit que faisait la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Elle entendait se fermer la porte du bureau.

Elle restait là, toujours recroquevillée, attendant, sans rien faire. La moindre action, comme d’aller dans la salle de bains se laver les mains, faire couler l’eau du robinet, paraissait une provocation, un saut brusque dans le vide, un acte plein d’audace. Ce bruit soudain de l’eau dans ce silence suspendu, ce serait comme un signal, comme un appel vers eux, ce serait comme un contact horrible, comme de toucher avec la pointe d’une baguette une méduse et puis d’attendre avec dégoût qu’elle tressaille tout à coup, se soulève et se replie.

Elle les sentait ainsi, étalés, immobiles, derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer.

Elle ne bougeait pas. Et autour d’elle toute la maison, la rue semblaient l’encourager, semblaient considérer cette immobilité comme naturelle.

Il paraissait certain, quand on ouvrait la porte, qu’on voyait l’escalier, plein d’un calme implacable, impersonnel et sans couleur, un escalier qui ne semblait pas avoir gardé la moindre trace des gens qui l’avaient parcouru, pas le moindre souvenir de leur passage, quand on se mettait derrière la fenêtre de la salle à manger et qu’on regardait les façades des maisons, les boutiques, les vieilles femmes et les petits enfants qui marchaient dans la rue, il paraissait certain qu’il fallait le plus longtemps possible – attendre, demeurer ainsi immobile, ne rien faire, ne pas bouger, que la suprême compréhension, que la véritable intelligence, c’était cela, ne rien entreprendre, remuer le moins possible, ne rien faire.

Tout au plus pouvait-on, en prenant soin de n’éveiller personne, descendre sans le regarder l’escalier sombre et mort, et avancer modestement le long des trottoirs, le long des murs, juste pour respirer un peu, pour se donner un peu de mouvement, sans savoir où l’on va, sans désirer aller nulle part, et puis revenir chez soi, s’asseoir au bord du lit et de nouveau attendre, replié, immobile."

Cet extrait qui, visiblement, objectivement, décrit l'attente angoissée d'une personne désirant faire oublier sa présence, redoutant l'intrusion de ceux qui, jamais nommés, n'en sont pas moins menaçants, liberticides, ne se comprend qu'à la lumière des "deux réalités" que Nathalie Sarraute convoque en permanence dans ses textes. La première est de surface, entièrement visible, entièrement interprétable. Du moins le croît-on. Mais, au-dessous de la ligne de flottaison de cette première réalité, se profile une seconde réalité, cachée, plongeant dans les profondeurs de l'inconscient, peut-être dans la matière sombre des mythes ou bien dans l'aveuglante clarté des archétypes ou bien encore tout près du foyer incandescent de l'être. En tout état de cause il s'agit d'une rencontre angoissante, propice à l'émergence d'un vide, au surgissement d'un silence, à la durée insolente d'une attente, à un immobilisme, une prostration annonçant quelque chose d'imminent sur le point de se produire. Quelque chose … qui ne peut être nommé et qui … attend !

"Mais, dira-t-on, qu’appelez-vous donc un auteur réaliste ? […] un auteur qui s’attache avant tout […] à saisir, en s’efforçant de tricher le moins possible et de ne rien rogner ni aplatir pour venir à bout des contradictions et des complexités, à scruter, avec toute la sincérité dont il est capable, aussi loin que le lui permet l’acuité de son regard, ce qui lui apparaît comme étant la réalité. "L’Ere du soupçon".

"Il y a la réalité que tout le monde voit autour de soi, que chacun pourrait percevoir s’il se trouvait en face d’elle, une réalité connue, ou qu’il serait aisément possible de connaître […]. Ce n’est pas cette réalité-là qui est celle à laquelle s’attache le romancier. Elle n’est pour lui qu’une apparence, qu’un trompe-l’œil. La réalité pour le romancier, c’est l’inconnu, l’invisible." "Roman et réalité".

"La réalité pour le romancier, c’est l’inconnu, l’invisible." Pourrait-on mieux nommer l'être qu'en lui attribuant les qualificatifs "d'inconnu"; "d'invisible", alors que, pour le romancier, c'est "la réalité" qui est en jeu, ses infinis tropismes au travers desquels une ontologie se dessine toujours, dont toute création est la mise en œuvre, qu'il s'agisse de picturalité, de musique, de littérature ? Il fallait l'art consommé d'un tel écrivain pour faire surgir de la banalité de l'affairement quotidien cette prodigieuse dimension du questionnement. Il ne nous reste plus qu'à questionner à la suite.

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