Œuvre : Marc Bourlier
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[Ce nouveau texte sur une des œuvres de Marc Bourlier doit être lu en tant que parabole. Si de menues figures du genre des écorces, des bois flottés ou éoliens ne nous questionnent guère du fait de leur étroite contingence, cependant il n'est pas interdit de rêver à leur sujet et de voir, en quelque manière, comment ils pourraient nous instruire sous le mode d'une fable. Mais la fable n'existant jamais qu'à être l'allégorie d'une vie, la mise en musique d'une existence dont il convient de tirer des enseignements, c'est par sa chute morale qu'elle fait vraiment sens. Ici, nous utiliserons plutôt le terme général d'éthique, voulant signifier par-là la nécessaire obligation de l'être humain de se situer d'une manière consciente par rapport à son propre comportement, face aux autres et au contexte qui l'accueille l'espace d'une finitude. Car nul homme ne saurait s'exonérer de ce fameux triangle éthique du "je veux, je peux, je dois" auquel il doit non seulement réfléchir, mais auquel il lui est nécessaire d'apporter des solutions concrètes. Apprenons à regarder et à déceler, sous l'écorce, aussi bien le fragile aubier que le compact duramen. C'est seulement à ce prix que les choses se révéleront avec la profondeur dont elles sont investies, souvent à notre insu, dont nous n'apercevons que l'écume de surface.]
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Très loin d'ici, au fin fond de l'espace, il y avait une minuscule planète. C'était la Planète Boisée. Elle était ronde comme la bille d'un bilboquet, rouge comme une pomme d'api et tournait sur elle avec un joli mouvement de danse. Tout y était de bois, aussi bien la terre que les arbres, évidemment. Il y avait de hauts peupliers, pareils à des flammes. Des palmiers qui faisaient bouger leurs mains dans le vent. Des araucarias avec le désespoir des singes accroché à leurs troncs. Des oliviers aux corps noueux avec des olives en bois. Des chênes immenses avec des colonies de glands à la queue leu leu. Des saules qui pleuraient des larmes semblables aux grains d'un chapelet. Des noyers avec des noix joueuses comme des ballons. Tout ce petit peuple des arbres vivait en harmonie et nul ne se serait plaint de son sort. Cependant que tout allait 'pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles', un jour le vent du ciel s'était levé, avait gonflé les joues et bien des choses de bois s'étaient éparpillées sur le sol étonné de la planète. Un peu partout, l'on trouvait des régiments de branches cassées, des bataillons de brindilles et des escouades de sarments. C'était une vraie désolation que de voir cela et nombreux étaient les arbres à se désoler de cette furie tombée des astres.
Mais, sur la Planète Boisée, on n'avait pas pour coutume de baisser les bras et, bien vite, la riposte s'était organisée. Chacun, tilleul, ormeau, frêne s'était pris par la main et avait assemblé en forme de huttes les éclisses et fragments qui leur avaient été arrachés. Et, la nuit venant, alors qu'une encre noire envahissait toute chose, les petits bouts de bois s'étaient réunis sous des formes humaines. Pourtant, ils ne connaissaient ni la Terre ni son peuple debout, mais parfois l'intuition sylvestre dépasse l'entendement. Donc tout voguait calmement dans la touffeur des frondaisons et le balancement des ramures. On se serait même endormis pour un sommeil définitif si l'on s'était laissés aller à cette manière de luxe qui enveloppait tout dans des rumeurs de soie. De bon matin, déjà, on s'activait dans les sous-bois et le cercle des clairières. On fabriquait, à tour de bras, toupies, voitures minuscules, chalets avec des rideaux de copeaux et des jardins de sciure, locomotives et wagons, châteaux et ponts-levis. C'était pure joie que de voir cela et les jours succédaient aux jours avec un crépitement d'eau claire. Les Petits Boisés vaquaient à leurs occupations, chacun dans son aire, sous les feuillaisons claires des trembles et les épines aiguës des acacias. Le contentement étant attaché à chaque menue tâche, l'on ne s'inquiétait ni de son bout de bois contigu - le Boisé voisin -, ni de celui, plus lointain, que l'on apercevait brindille parmi les brindilles. L'indépendance, l'autonomie étaient la manière de vivre de ces menus rejetons de branches qui, pour n'être pas soudés entre eux par l'ombilic n'en dédaignaient pas, pour autant, de deviser parfois, rassemblés sous le clair de Lune.
Un jour, un des membres de cette paisible confrérie, avisant deux bouts de sureau évidés en leur milieu, les portant au-devant des boutons de ses yeux, fit une découverte qui devait bouleverser les us et coutumes de la petite communauté. D'une façon tout à fait fortuite, ce qui s'inscrivit dans la visée des jumelles, ce ne fut rien d'autre que les monts et les plaines, les fleuves et les plages, les villes et les rues de la Planète Bleue. D'abord ce fut un instant de ravissement pour ces menus fragments davantage habitués aux rigueurs des occupations sylvestres qu'aux pléthores de comportements qui faisaient s'égailler les Terriens en milliers d'activités diverses. C'était un carrousel infini de sons et d'images, de festivités et de joyeuses farandoles. Mais c'était sans compter sur la distraction commune des hommes et leur confondante frivolité. Par un matin de brumes, alors qu'une des sentinelles des Petits Boisés s'ingéniait à inventorier les faits et gestes des lointains locataires de la galaxie, un événement étonnant se produisit. Alors que sur la face visible de la Terre, la nuit faisait couler son encre dense seulement piquetée des yeux des réverbères, à l'extrême limite de l'horizon, un éclair se produisit qui incendia le ciel et rendit immédiatement visible les plaines et les montagnes, les océans et jusqu'au cœur le plus reculé des villes. Des nuées blanches, pareilles à un immense champignon s'élevaient dans l'espace à des hauteurs prodigieuses, inondant même les consciences minuscules des Petites Vigies. Alors les allées du Monde Bleu ne furent plus qu'une longue procession de silhouettes hagardes, qu'une infinie diaspora émiettant l'humain au hasard des contrées que la foudre de la guerre n'avait pas encore touchées. Car c'était la terrible inconséquence des hommes, leurs éternelles divisions, leurs chamailleries sans répit qui les avaient conduits à l'inévitable. Depuis longtemps la menace rôdait, depuis longtemps les prédicateurs, les pacifistes, les visionnaires avaient alerté la foule des badauds. Mais rien n'y faisait et les Vivants demeuraient sourds et aveugles aux messages de ceux qui demeuraient éveillés alors que beaucoup dormaient debout, progressant comme des somnambules. L'effroi avait gagné les profondeurs de l'espace et il ne restait plus une seule planète qui ne soit envahie du pieu de la désespérance, de la dague de la peur soudée au ventre. C'était terrible à voir, cette vague, ce cataclysme qui menaçaient de tout détruire sur leur passage.
Lorsque les premières ondes frappèrent la Planète Boisée, il y eut comme une convulsion des grands arbres et leurs racines résonnèrent longtemps dans les profondeurs du sol. On aurait pu justement craindre pour les occupants de ce lieu hors du temps. Mais leur sagesse boisée avait été infiniment supérieure à celle de leurs lointains congénères de chair et ils s'étaient unis grâce à un lien de métal et de cordes - les seules pièces qui n'étaient pas de bois - et, fraternité aidant, ils avaient resserré leurs étreintes, ajustant au plus près leurs corps de fibres en une manière d'union à la consistance de duramen, compacte, dense, inaccessible à la fureur anonyme des hordes guerrières. A défaut de cette matière inaccessible aux humeurs diverses, les hommes ne s'étaient revêtus que de la chair tendre de l'aubier et, maintenant, ils payaient au centuple le prix de leur coupable inconséquence. La Terre n'était plus qu'un immense champ de cendres fumant et il n'y avait rien à espérer, des siècles durant, de ces étendues géologiques à la consistance de lave.
Du haut de leur belvédère, les Petits Boisés replièrent les tubes de leurs jumelles, prirent soin de les enfouir en un lieu dont ils se hâteraient de perdre la mémoire. C'était si désolant de se pencher sur les vestiges d'un monde guerrier seulement occupé de haines et de revanches. Pourtant, les fruits de la paix étaient suspendus partout, à portée de main, telles de délicieuses grenades aux pépins généreux, mais les hommes ne s'arrêtaient jamais qu'à la barrière de l'écorce, ne prenant pas la peine de déciller leurs yeux soudés de cataracte. La plupart étaient aveugles, marchant de guingois, la conque de leurs oreilles laissant s'écouler une cire compacte. Tout cela, ce refus de porter l'existence à sa naturelle plénitude, il fallait l'occulter et laisser les choses longuement infuser. Un jour viendrait où brillerait une étoile sur la toile libre du firmament. Alors, les uns contre les autres, lovés dans une exacte amitié, recouvrant son corps de bois d'une couche de feuilles et de quelques pelures d'écorce, sur son lit de mousse, on se disposerait à dormir avec l'espoir du rêve. Demain illuminerait l'espace et on ouvrirait à nouveau les yeux sur la merveille de vivre. Du dedans de son âme, le bois chanterait. Ce serait le signe que l'on attendait depuis une éternité. Enfin la lumière serait là qui dirait au monde l'immense sagesse. Il n'y aurait rien de plus à espérer !