Encre de Liao Xin Yi Liao Sin Yi.
Nous découvrons cette image et nous sommes, d'emblée, mal à l'aise, comme s'il s'agissait de nous, de notre propre effigie que l'artiste aurait tracée dans les remous de l'encre de Chine. Troublante identification à une épiphanie que nous reconnaissons à peine pour être celle d'un homme. Plutôt un masque de plâtre et de carton bouilli, un rictus blafard de mime sur une scène grotesque. C'est si près du tragique, de l'inconcevable, c'est tellement ourlé de finitude. Mais à quoi donc ce personnage est-il confronté pour que s'affiche sur la figure insigne de sa parution au monde ce rictus insupportable ? Le front est une plaine livide balayée par le vent des steppes; les cheveux sont pareils à une mèche de bitume que son propre poids entraînerait vers la déclivité du cou à la jonction d'une épaule inapparente; l'œil droit semble nous regarder du fond de la tombe ("L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn."); l'œil gauche est oblitéré comme si la victime expiait une dette trop lourde à porter; le nez est camus, tuméfié, laissant à penser qu'il porte les stigmates d'un violent combat; la bouche est occluse, incisée de créneaux; le menton est une géographie traversée de failles et de sutures. Révolte qui s'empare de nous à considérer ce massif de chair en proie à une terrible maladie. Qui le ronge, le détruit, le mine de l'intérieur. Est-il la réincarnation de Caïn le fratricide pris de remords à la simple évocation d'Abel, la victime ? Ou bien a-t-il survécu à un pogrom, à la shoah, à l'extermination d'un peuple maudit ? A-t-il été désigné à la vindicte populaire pour avoir proféré quelque imprécation que nul ne pouvait entendre ? On le voit, le cercle des questions est infini, qui ne fait que tourner sur lui-même. Mais, à questionner de cette manière, de façon distraite et quasiment gratuite, nous ne nous livrons qu'à des hypothèses distales qui nous éloignent de notre propre conscience. Il est plus facile de déceler la paille dans l'œil du voisin que la poutre dans le nôtre. Alors, il faut revenir à des considérations proximales, les seules à pouvoir nous installer en tant que sujets concernés de près par cette dérangeante physionomie d'une humanité décadente. Mais c'est de NOUS dont il s'agit, rien que de nous pris dans les mailles de la vie, dans les rets de l'exister. L'interrogation est philosophique, métaphysique, qui dévoile les thèses incontournables d'un existentialisme pris à contrepied : nous ne sommes pas libres, nous sommes un projet-jeté en avant de nous-mêmes, notre naissance, nous ne l'avons pas choisie, pas plus que les pas que nous accomplissons, chaque jour, dans les ornières étroites qui nous guident vers la finitude. Mais ceci, cette remise aux fourches caudines du destin, nous ne la comprendrons jamais mieux qu'à regarder avec attention la genèse du travail de l'artiste et ce que l'encre a continué de tracer sur la feuille, peut-être à l'insu même de sa créatrice.
Et voici qu'apparaît, à califourchon sur l'éperon du nez, une forme féminine dont, d'abord, nous n'apercevons guère le funeste dessein. Curieuse posture que celle de ce chevauchement, comme si cette fière amazone voulait maîtriser les figures de son fidèle dextrier. Et de maîtrise il s'agit, encore que ce vocable ne fasse qu'euphémiser l'intention de celle qui la profère à bas bruit. A partir d'ici, la philosophie cède le pas à la mythologie pour laisser apparaître la redoutable figure de la Moïra, celle qui fixe la loi s'appliquant à chaque humain. Car nous n'avançons pas au hasard des chemins avec l'insouciance qui sied aux âmes simples. Car nous sommes complexes et cette complexité nous traverse de part en part, nous taraude, nous met dos au mur, face au peloton d'exécution. Il serait trop facile de croire à notre emprise sur les choses, à notre libre disposition vis-à-vis du monde, à notre naturelle et onctueuse préhension de cela qui se présente à nous dans une manière d'évidence naturelle. C'est d'un combat dont il s'agit, d'une polémique avec chaque figure qu'il nous est donné de rencontrer. Nous avançons l'échine courbe comme la hyène, nous progressons comme le renard avec ruse et par bonds successifs, nous nous déplaçons à la manière du caméléon, un pas en avant, un pas en arrière, suspens, un pas en avant, un autre en arrière et nos yeux globuleux, infiniment mobiles sont constamment sur le pont, inquiets, prêts à déclencher notre saut en dehors de l'aire dévolue de toute éternité au prédateur qui n'attend que notre chute. Et toutes ces métaphores animalières ne sont convoquées qu'en lieu et place de la Moïra, celle qui décide, coupe et tranche à notre place, celle qui nous attribue selon sa bonne ou mauvaise humeur bien et mal, fortune et infortune, bonheur et malheur et, en dernier ressort dispose de notre vie jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et que l'on n'aille nullement s'imaginer que l'on pourrait facilement exciper de l'emprise de la donatrice d'existence, sa vengeance serait terrible face à un quelconque manquement d'une dette éternelle contractée à son endroit. Sortir des clous tracés par le destin et alors nous tombons dans l'hybris, la faute fondamentale que la Némésis ou châtiment des dieux ne manquera pas de sanctionner. Ceci nous le savons, non seulement mythologiquement - la mythologie n'est que notre fable personnelle portée aux dimensions de l'universel -, mais aussi d'une façon intuitive, de la même manière que nous éprouvons l'air comme la seule ressource par laquelle nous sommes vivants.
C'est cette fable tragique et belle à la fois que cette artiste a voulu fixer dans l'encre, ce fluide si proche de la réalité de notre eau intérieure, ce sang qui, lorsqu'il prend la teinte du bitume nous remet aux mains de la Moïra afin qu'elle accomplisse ce pour quoi les dieux l'ont inventée : clore la fable afin que d'autres puissent avoir lieu.