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6 août 2014 3 06 /08 /août /2014 07:39
La roue polychrome du désir.

Eric Migom.

"Je sais que je vais mourir bientôt,

et je vais en rire…" 

2014 

***

  La toile est là, comme en réserve, se soustrayant provisoirement à notre vue avant que de l'inonder des vagues dont elle est porteuse. Et, qu'est donc ce flux commis à prochainement nous submerger ? Qu'est donc ce message, sinon la révélation évidente de la troublante beauté féminine ? Mais il y a plus et renonçons à la voir avec les yeux de Candide. Tout quidam rencontré au hasard, que l'on interrogerait sur le contenu de la peinture, ne manquerait de formuler le lexique de l'excès : "érotisme"; "impudeur", "provocation" et le terme "d'obscénité" ne tarderait guère à faire son bourdonnement de morale bourgeoise.

  Car y a-t-il vraiment "obscénité" dans cette scène ? Serions-nous cloués au pilori qu'une juste éthique aurait dressée à notre intention ?Y aurait-il un interdit dont nous devrions prendre acte? Et, supposant qu'une chose du genre de l'interdit se manifestât, alors, comme des enfants pris la main dans le bocal, nous n'aurions de cesse de goûter au fruit défendu. Évincés de l'image, nous ne le serions qu'au prix d'une douloureuse perte. L'idée d'une souffrance. Mais de quoi donc ? Simplement de nous soustraire à une jubilation interne proche de la jouissance. Car il y a danger à s'écarter trop vivement de ce qui nous questionne jusqu'en notre tréfonds. Avouons-le, l'image est troublante qui dit à la fois, la mère, l'amante, l'amour. Tout ceci en filigrane, bien entendu, mais l'icône est là qui fait notre siège et ne nous laissera nul repos. Ce qui se montre comme digne de questionnement, c'est la nature même de ce mystérieux désir qui macule la toile de son irréfragable puissance. Et, d'emblée, posons la thèse que l'essence plénière de ce dernier, le désir, est entièrement contenue dans l'affrontement du couple nature-culture. Ce qui appartient au versant naturel susciterait simplement l'instinct primaire, au mieux l'attention, alors que le versant culturel, nos apprentissages, nos initiations aux jeux de l'amour nous installeraient, d'emblée, dans l'orbe d'une possible jouissance dont le désir serait la pure efflorescence, le visage lisible. Mais il s'agit de ne pas demeurer dans la théorie et de procéder à une expérience visuelle dont nous pourrons dégager quelques perspectives signifiantes. Quelques œuvres majeures seront convoquées à l'appui de cette thèse.

  Penchons-nous, à nouveau, sur la proposition d'Éric Migom et tâchons d'y voir plus clair. Tout d'abord, livrons-nous à une description phénoménologique de ce qui paraît. Tout en haut de la scène, le chapeau fait sa courbure solaire, tellement semblable à l'éclat du potiron parmi le vert des feuillages. Les yeux sont pareils à deux insectes qui s'abriteraient sous l'arc charbonneux des sourcils. La bouche est cette fraise rubescente nous disant en mode coloré la plénitude de l'été. La gorge, les bras, semblent disparaître dans une manière d'argile souple, presque inapparente, à la façon dont la falaise se confond avec le ciel qui semble en reprendre possession. La couleur saturée de la vêture n'est pas sans rappeler la peau luisante de l'aubergine, cet épiderme si lisse que le regard effleure à défaut de le pénétrer. Quant à la forêt du triangle pubien, la voici circonscrite à la mesure étroite d'un linge sombre qu'une main gantée vient ôter à notre naturelle curiosité. L'ourlet noir des bas s'inscrit à la façon d'une parenthèse inversée dont la tension visuelle éloigne notre regard d'un abîme qui appelle mais demeure au secret. La chute des jambes a la douce insistance de la cascade à faire son bondissement d'écume vers l'aval du monde. L'escarpin, lui, est si intimement alloué à la teinte discrète du céladon que nous pourrions l'oublier et le remettre à son propre destin, inapparent.

  L'ensemble des métaphores précédentes ne fait apparaître rien que de très "naturel", depuis la cimaise lumineuse d'un supposé potiron jusqu'à la présence gommée de la chaussure en passant par la craie lumineuse de la falaise. Sans doute ceci, ce phénomène des choses évidentes, résulte-t-il d'une nécessaire fragmentation à laquelle la description en mode langagier nous contraint, pour la seule raison que sa temporalité propre est de ménager une suite continue d'instants, lesquels ne font sens qu'après coup. L'empan global de la vision est d'une essence bien différente, puisque, dans une soudaine immédiateté il nous fait l'offrande de la totalité de la fable qui s'inscrit sous nos yeux. Description analytique du langage, épiphanie synthétique de la perception visuelle. Si le langage paraît se calquer sur le mode "naturel" - il procède à des énumérations successives -, le visuel, quant à lui, dans son acte de donation globale - il offre tout d'emblée -, nous installe dans l'aire du "culturel".

  Regardant la toile, c'est bien une femme qui s'y dévoile, dans toute l'ampleur de sa sensualité épanouie, ouverte, disponible. Si le langage nous mettait "à l'abri" de perceptions multiples nous dirigeant vers l'éclatement dionysiaque d'un érotisme solaire (pour paraphraser Michel Onfray), la vue, bien au contraire, par son caractère synthétique, nous dépose sur le velours des sédiments culturels qui, tout au long de notre existence, ont jalonné le parcours de notre sensibilité. Alors, cette femme s'organise à la manière d'un puzzle, chaque fragment jouant avec un autre que notre mémoire a engrangé, avec quantité de stimulations que notre conscience a engrammés. Nous ne voyons plus de falaises, plus de cascades bondissant parmi les blocs de rochers, plus d'argile claire que nos mains pourraient façonner. Ceci serait seulement de l'ordre de la poésie, du récit, du textuel.

  A contrario, ce que nous voyons et que notre regard porte à l'incandescence, c'est un chatoiement, une myriade colorée au fond d'un kaléidoscope, une roue polychrome où s'enchaînent les désirs, à la manière de tables gigognes, l'une appelant l'autre. Cette femme nous la saisissons et la plaçons au centre de réminiscences - autant de petites madeleines proustiennes - qui la révèlent et, en même temps, nous clouent dans l'orbe étroit de nos fantasmagories. Cette femme, nous l'habillons de légendes dont la vie a été prodigue à notre endroit. Cette femme, nous la voyons au travers d'un prisme où cohabitent peut-être des visions adolescentes - l'éclair blanc d'un linge que cernait la somptuosité noire d'un porte-jarretelles; le jaillissement d'une gorge vue du haut d'un escalier -; cette femme, nous l'identifions à d'anciennes lectures s'illustrant sous la forme de métaphores plantées dans le vif de la chair - sous les traits de Constance dans "L'amant de Lady Chatterley", ou bien sous la figure de "Fanny Hill, la fille de joie" de John Cleland, ou bien encore sous les évocations par Boyer d'Argens de la formation de la tendre Thérèse aux délices de la volupté. Toutes images dont la puissance rayonne et cerne nos yeux d'un impérium à nous saisir de ce qui nous installe dans le plaisir, libère notre inclination à l'hédonisme, nous dispose à cet insaisissable bonheur qui n'est jamais que le contrepoison de la finitude. C'est un truisme que d'évoquer la relation quasiment fondatrice des deux figures opposées mais complémentaires d'Éros et de Thanatos.

  Et, maintenant, afin de faire ressortir d'une manière plus sensible encore la différence qui s'établit entre une perception inclinant à une interprétation de type "naturel" et à une autre de type "culturel", nous ferons appel à quelques œuvres majeures qui nous semblent poser le problème de façon exemplaire.

La roue polychrome du désir.

Almaïsa - Modigliani - 1917

Source : Wikimédia Commons

La roue polychrome du désir.

L'origine du monde - Courbet

Source : Wikimédias Commons

*

  Dès l'instant où le corps est objet de représentation, où le nu s'expose, d'inévitables contenus s'y dissimulent d'une façon plus ou moins latente. Plus le sujet est proche d'une représentation "naturelle", la carnation riche et voluptueuse selon Modigliani; la pilosité abondante chez Courbet, plus le voyeur de l'œuvre se situe en amont d'un érotisme qui ne peut dire son nom, pour la simple raison qu'il ne s'y informe qu'un sensualisme proche du goût ou bien de l'odorat, une simple prise de possession objective de ce qui se montre. On se situe encore sur le versant du corps qui se dénude comme tel, sans qu'apparaisse une intention qui le placerait en tant qu'objet focalisant un désir. En cela, il ressemblerait au modèle dont le peintre se sert pour servir d'esquisse à son œuvre, sans qu'une autre visée particulière s'y dissimule.

La roue polychrome du désir.

Thérèse rêvant - Balthus

Source : Wikiart

*

  Plus le sujet est proche d'une mise en scène "culturelle", le voile de la vêture ne précédant que le dévoilement de l'acte sexuel toujours possible, plus l'énergie érotique est forte, difficile à endiguer, sur le point d'éclater sous le poids de sa propre turgescence. L'œuvre d'Éric Migom est de cet ordre, d'une violence à peine contenue par la richesse des couleurs et la tension est à un tel point zénithale qu'elle nous recueille en nous-mêmes à la manière d'un pur prodige. C'est cette même rhétorique dont Balthus est l'un des maîtres incontestés qui nous tient en haleine au-dessus de ses jeunes filles en fleur dont l'impudeur n'a d'égale que la puissance secrète qui vrille leur désir, celui de l'installer, ce désir, dans l'ombilic du partenaire anonyme, du regardeur aux yeux de braise. Les toiles de Balthus, on ne les regarde pas comme on regarderait un paysage, c'est-à-dire avec la délicatesse du sentiment accompli, avec le penchant du romantisme. Le paysage balthusien est volcanique, tellurique, il nous fascine et nous ne rêvons que d'une chose : nous précipiter dans le foyer tête la première avec l'ardeur de la passion.

La roue polychrome du désir.

  C'est de la même syntaxe dont vit cette œuvre contemporaine qui procède par hypnotismes successifs. Nous abandonnons vite la couronne solaire de la capeline, l'échancrure vers la gorge, nous sommes comme happés par le sublime écartèlement que dissimule encore un triangle de soie, alors que nous commençons à nous immerger dans la douce forêt pluviale envahie de rosée et qu'un bouton à la consistance de nacre allume en nous la flamme rubescente du désir. Nous n'attendons que cela, aussi bien nous, les voyeurs, que celle qui est vue comme archétype de la femme, ce principe premier auquel nul ne peut renoncer qu'à proférer sa propre mort. En raison de ceci, nous disons notre relation charnelle au monde qui nous porte au-devant de nous, que la peinture transcende dans cette belle effigie, laquelle nous dépose là où, toujours, nous avons rêvé d'être, plus loin que la vie, plus loin que l'existence, en un lieu où les mots s'effacent pour laisser place au silence. Demeurons silencieux, le sens est en marche qui, jamais, ne s'arrêtera !

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