"Pasolini".
Photographie : Katia Chausheva.
Quel hasard l'avait donc fait vivre seule dans cette immense maison dont elle n'arrivait même pas à connaître toutes les pièces ? Elle se cantonnait à ce salon aux grandes fenêtres que cloisonnaient des carreaux aux surfaces dépolies. Ses repas - elle picorait seulement - pris sur un haut tabouret face au mur de faïence rouge. La lumière entrait par une sorte d'imposte. Une lumière sourde, proche d'une extinction. Nul ne savait depuis combien de temps cette existence de recluse s'était offerte à elle. Elle sortait si peu. Ses occupations : des jeux de solitaire, la lecture de vieux livres aux maroquins usés, l'écriture, sur un carnet, de ce qui ressemblait à un journal intime. Le village des Pouilles, à côté, elle n'y allait qu'à l'aube, longeant les murs de pierres vives, pour y faire quelques emplettes : des légumes, du pain, des pâtes. Rarement autre chose. Elle était vêtue de robes sombres, un grand châle noir couvrant sa tête. Seul le visage, patiné à la façon d'un vieux bois, en émergeait mais dans la discrétion, peut-être même dans la stupeur d'être connu. C'est si terrible d'être dévisagé lorsque l'on n'est personne ! Dans la journée, jamais on ne la voyait, longeant un chemin de campagne ou partant pour la ville proche. Elle était née dans le mystère et l'alimentait, à son insu, seulement à être absente parmi les hommes. Dans le pays, on disait qu'elle était la bâtarde d'un notable qui l'avait cachée dans cette bâtisse du bout du monde afin de ne pas en subir le déshonneur. On disait aussi que, pendant la guerre, sa mère avait failli avec l'ennemi, rejetée par sa propre famille, exposée nue, le crâne rasé, sur une place aux yeux d'une foule qui avait failli la lyncher. On disait encore qu'elle était le produit d'une idiote et d'un chemineau et que sa folie était, simplement, cet enfermement dans lequel elle semblait avoir sombré. On disait tout cela et, en réalité, on ne disait rien qui correspondît à la réalité, pour la simple raison qu'elle était une inconnue, un genre de théorème dont personne ne résoudrait jamais l'équation. Cependant elle avançait dans la vie avec la précaution d'un funambule tutoyant le vide. Longtemps ses années s'étaient confondues avec ce passage dans les ténèbres, sans faire plus de bruit que le grésil sur le sol poudré de neige. Un glissement hors de tout, une avancée sur la pointe des pieds, un simple frémissement de marais dans le silence des tourbières.
Ceci aurait pu durer une éternité. Mais c'était sans compter sur cette passion qui, au-dedans d'elle, faisait ses tourbillons, allumait ses flammes alors que la surface demeurait dans un infini silence. Parfois, délaissant ses patiences ou bien marquant sa page d'un signet, elle se levait, comme dans l'urgence, dévalait le large perron de pierres, traversait l'aire d'herbe rase et allait se poster en arrière des grilles ouvragées. Elle y était si inapparente : le vol de l'hirondelle dans le ciel d'orage. Nul n'aurait même songé à risquer un regard derrière le lourd portail de fer. Pour le monde, elle n'existait pas plus que ces religieuses cloîtrées derrière de hautes enceintes. Sur la route de pierres blanches qui longeait sa retraite les passages étaient rares. Quelques paysans se rendant aux champs, des écoliers rentrant chez eux, le facteur, un marchand ambulant. Quelques animaux en maraude. Ici, c'était si retiré, comme une île en plein océan et le vent qui dissolvait tout dans une même monotonie. C'est tout juste au sortir de l'adolescence - elle était si jeune - que les premiers signes s'étaient manifestés. Des braises dans les reins, une fournaise dans le ventre, des flux et des reflux dans le creux des hanches, des vrilles de feu forant l'ombilic. Ses nuits étaient si agitées que ses draps devenaient le site tumultueux d'un océan et la lune la voyait sur le perron, dans la lumière bleue des nuits, ses yeux étrangement phosphorescents, la falaise de son front ruisselant de clarté. Parfois, elle semblait aimantée par quelque vision fantastique, courait jusqu'à la grille à laquelle elle demeurait attachée jusqu'à ce que, la fatigue ayant raison d'elle, elle consentît à regagner le domaine silencieux de sa chambre. Alors, des heures durant, une lampe restait allumée au contre-jour de laquelle sa frêle silhouette s'imprimait, ne se dissolvant que dans les premières lueurs de l'aube.
Cependant, au village, ses curieuses allées et venues avaient fini par être remarquées et ses sorties nocturnes allouées à quelque vice dont elle semblait atteinte. On la disait prise de folie, animée d'une sombre volupté qui la livrait au premier venu et la déposait au seuil du jour, terrassée, sur sa couche nymphomane. On cloitrait les maris, on enfermait les adolescents à double tour et l'on ne sortait plus des logis qu'avec d'impérieuses raisons. Mais tout ceci, ces sulfureuses allégations, n'étaient que le produit de têtes inoccupées que la première théorie comblait. Ce pays caillouteux et aride, cette insolence du soleil au zénith, cette vie rude amenuisait les consciences, les amenait au bord d'une urticante démence. Partout rôdait la peur qui aiguisait les pensées délétères. Partout le venin s'instillait dans les pores, enténébrait les massifs de chair, assombrissait les visions. Les légendes étaient multiples qui soudaient les hommes aux humeurs de la pierre, à l'acidité du sol, à l'étroite armature des racines. On était pris dans la résille d'une histoire sans horizon, dans les rets d'un imaginaire étroit; on était, sur terre, sans demeure où habiter. Alors on vivait de menues rapines, de faciles inventions, on s'inventait une plausible généalogie. Celle des autres, on l'édifiait de toutes pièces à la seule condition qu'elle parût vraisemblable. Et vraisemblable, la piètre existence de l'esseulée eût pu en recevoir le prédicat, sauf que le réel était tout autre et que le drame remontait bien au-delà de sa propre chair, dans une chair qu'elle n'avait jamais connue et qu'elle ne pouvait qu'halluciner. Des heures durant, alors que le village sombrait dans son sommeil de gemme, la solitaire feuilletait un album photographique qu'elle avait découvert dans un vieux coffre. Les images y étaient si altérées - les visages, quelqu'un avait pris soin de les effacer -, qu'elles apparaissaient davantage sous la forme de spectres que d'existences dont on avait voulu témoigner, les imprimant sur la surface glacée du temps. Privée de ses racines, déposée sur une terre qu'elle ne connaissait pas, l'Illisible n'avait d'autre choix que de se fondre dans ce paysage qui érodait l'âme, usait l'esprit, délitait le corps. Elle avait choisi de vivre dans les plis d'ombre, d'ignorer la lumière, sa possible vérité. La douleur était en elle qui, les nuits durant, la laissait hagarde. N'ayant personne à qui s'attacher, elle noircissait les pages de ses cahiers d'écoliers, avec application, minutie. Elle pensait, qu'à défaut d'ascendance, un jour, quelqu'un découvrirait la vie qu'elle s'était inventée de toute pièce, qu'un livre en résulterait. Enfin lue, elle serait reconnue et éviterait de sombrer dans ces fosses, ces abîmes qui émaillaient ses journées, les dissimulant sous un ennui sans fin. Les vices qu'on lui prêtait n'étaient que l'envers facile d'un désespoir qui confinait à la disparition. Ô combien elle eût aimé être atteinte d'une perversion l'inclinant à débusquer un partenaire quel qu'il fût. Au moins sa solitude eût-elle été partagée le temps d'un soupir ! Mais non, rien de cela ne se produirait jamais. Seule elle était, seule elle demeurerait sur cette terre cernée de désarroi. La lumière n'avait pas voulu la visiter, elle se vouerait à l'ombre de sa grande demeure, espérant y trouver un peu de quiétude.
De longues années passèrent ainsi, dans un genre d'hébétude, tôt levée pour les rares courses au village, tard couchée à griffonner des notes presque illisibles, des cahiers succédant aux cahiers. Et toujours la quête d'introuvables racines, et toujours la recherche de soi comme au bord d'un aven et de son cercle de calcaire grand ouvert sur une bouche d'ombre. C'est tout à fait par hasard si l'un de ses manuscrits est arrivé entre mes mains. Trouvé chez un antiquaire qui avait dû débarrasser la maison vidée à la mort de son occupante. Par recoupements, j'ai réussi à assembler les fragments, à la manière de tessons de poterie. A la faveur d'un voyage dans cette belle et sauvage terre des Pouilles j'ai pu retrouver le village, faire le tour de l'immense demeure maintenant livrée aux usures du temps. Pendant mon trajet en train, j'avais emporté "Obermann" de Senancour, lisant une lettre par-ci, par-là, soulignant un passage qui me paraissait pertinent. Maintenant, avec le recul du temps, relisant mes notes, je comprends pourquoi, sur le chemin du retour, j'avais glissé un marque-pages à la Lettre IV, entourant ces quelques lignes qu'aurait pu écrire la Solitaire des Pouilles :
"Là, dans la paix de la nuit, j’interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc ? me disais-je. Quel triste mélange d’affection universelle et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! "
Senancour, écrivant ceci, depuis Thiel, le 19 Juillet, an I, avait tracé, sans le savoir, le chemin de vérité - cette perte de soi dans l'oubli des hommes -, que, sa vie durant, suivrait la Solitaire des Pouilles, dans la constance du plus profond des désarrois qui se pût imaginer. Parfois, la littérature préfigure-t-elle ce que l'existence offre aux hommes dans un inconcevable dénuement. Pour cela elle est infiniment précieuse, comme l'est toute conscience appliquée à sonder les énigmes de l'âme humaine. Plus tard, quand la mémoire aura conduit son travail d'oubli, je reviendrai dans cette contrée désolée des Pouilles. Peut-être y trouverai-je cette trace déposée sur le sol de poussière qu'une inconnue, un jour, y déposa dans l'espoir de vivre enfin ? Peut-être !