Photographie : Katia Chausheva.
Je ne sais quel hasard, ce jour de passage à Bruxelles, m'amena au pied de l'Atomium. Sans doute un désœuvrement ou bien une irrésolution. Bien évidemment, il y avait la file des visiteurs et vous, Grise, que je ne connaissais pas encore, parmi les curieux. Vous étiez juste devant moi et, je ne sais quelle faute d'équilibre - sans doute vos hauts talons -, vous fit chuter dans mes bras. Décontenancée vous ne pouviez que l'être, moi aussi qui ne m'attendais pas à ressentir un contact aussi soudain qu'inattendu. J'éprouvai la souplesse étonnante de votre corps mais constatai aussi, ce teint si pâle, cette glace dont vos doigts semblaient atteints. Vous vous êtes excusée et votre naturelle confusion, un instant, ramena un peu de rose sur vos joues. Nous avons voyagé ensemble dans ces étranges boules de chrome puis sommes allés prendre un café. Une boisson vous ferait du bien. Vous fumiez de longues cigarettes à l'odeur de miel, regardant, au travers des vitres, les arbres dans leur mousse verte. Vous sembliez ailleurs qu'en vous-même, dans d'énigmatiques contrées dont je pensais que nul autre que vous ne pouvait y aborder. Un instant je me suis levé, allant chercher une brioche qui vous réconforterait. Vous l'avez grignotée du bout des lèvres, comme une enfant qui aurait voulu faire durer sa friandise. La bascule du jour teintait le paysage de lueurs d'aquarium. Je vous ai proposé de dîner en ma compagnie mais vous aviez un train à prendre. Je vous ai accompagnée jusqu'à la gare. Les voitures étaient à quai qui, bientôt quitteraient la Belgique en direction de la lointaine Corogne. De votre fenêtre vous m'avez salué, votre mouchoir blanc agité du bout des doigts. De retour dans ma chambre d'hôtel je sentais encore votre troublante présence, cette discrète odeur boisée dont je n'arrivais pas à définir s'il s'agissait de santal ou bien de cèdre. En tout cas une trace ineffaçable demeurait de vous. Je devais, bientôt, m'en apercevoir.
Je me suis couché tard dans la nuit. Sur la Chaussée de Vilvorde quelques voitures faisaient leur bruit d'éponge. Un réverbère perçait le brouillard naissant. A cette heure avancée il n'y avait plus de piéton pour marquer la présence humaine. Il me fallait consentir à dormir ! Nuit pareille à la nuit d'orage avec des grondements, au loin, et les lueurs blafardes dans le ciel noir. Au réveil, ma tête était emplie de songes et vous y occupiez la presque totalité de l'espace. Quel charme m'aviez-vous jeté pour que je fusse, ainsi, attaché à votre image avec la force d'une dette ? Mon petit déjeuner, face à la nuée des arbres, fut pareil à l'errance infinie lorsque le jour est dépourvu de but. J'avais du mal à écrire mes articles et le moindre mouvement sur Vilvorde me tirait à lui avec l'insistance de l'événement soudain, incontournable. J'ai enfilé ma veste, suis descendu sur le quai. La fraîcheur était déjà là, sur octobre naissant. J'ai pris mon paquet de cigarettes, mon briquet. Un rectangle de papier blanc est tombé qui l'accompagnait. Il portait une écriture serrée, un simple numéro de téléphone. Il avait cette odeur de cèdre ou de santal, en tout cas la vôtre, à n'en pas douter. J'ai aussitôt compris que vous aviez profité de mon absence - le trajet pour aller chercher la brioche - pour glisser cette courte missive dans ma poche. Mais quelle intention vous avait poussée à faire ce geste qui m'apparaissait incompréhensible ? Vous paraissiez tellement éloignée des préoccupations du monde. Je suis remonté dans ma chambre. J'ai composé les numéros. Longtemps une sonnerie a retenti dans le vide. J'étais porté à ma périphérie comme si, désormais, rien ne me permettrait de réintégrer celui que j'avais toujours été, à savoir un homme certes sensible à la beauté, mais situé en dehors des intrigues amoureuses. Une semaine durant, tous les jours, cette même sonnerie et mon absence au réel qui ne cessait de m'inquiéter. Enfin, un soir, presque à la limite de la nuit, vous décrochez. Je reconnais votre voix un peu grave, voilée sans doute par le tabac. Je m'inquiète de votre santé, vous demande de vos nouvelles, projette de venir vous voir. "No venga, es la tierra de tonos grises !" Décontenancé par votre réponse, je traduis avec les quelques bribes d'espagnol que je possède encore : "Ne venez pas, c'est le Pays des ombres grises !" Puis un silence qui devait durer éternellement. Heureusement, au verso de votre carte, votre adresse.
La voiture roule vite sur les routes désertes du petit matin. Un long temps à conduire avec de brèves haltes. J'arrive tard dans la nuit dans ce petit port près de La Corogne où vous résidez. La brume de mer s'est levée, une brume blanche qui suinte sur les vitres, poisse le regard. Tout se présente dans l'indistinction, comme dans un mauvais rêve. Sans doute la fatigue et la hâte d'en finir avec cette énigme que vous êtes. Les rues sont étroites, plutôt des gorges entre les falaises blanches des maisons. Les boules des réverbères sont des yeux de baudroies qui regardent la nuit avec hébétude. Il n'y a pas de bruit. Ou, plutôt, les bruits sont étouffés comme s'ils traversaient une étoupe dense. Il est si difficile de respirer dans toute cette ouate qui ne cesse de s'effilocher. De longues nappes coulent de chaque côté de la carrosserie avec un chuintement proche de l'abrasion. Les dalles des rues coulent lentement vers la mer avec d'étranges reptations. Sur la plage, les galets se choquent et cognent contre les pierres du quai. Mais on ne les voit pas, on les devine seulement. Et toujours ce brouillard compact qui soustrait au regard quoi que ce soit de visible, de compréhensible. Sur la droite, la silhouette fantomatique d'une grande bâtisse de craie. Les ouvertures en paraissent ébréchées comme celles des ruines des châteaux d'Écosse. Des rideaux de soie nagent aux fenêtres, poussés par un vent intérieur, certains déchirés. La toiture, trouée par endroits, se soulève comme prise de halètements. Par intermittences, des ombres grises sortent du rez-de-chaussée, à travers les grandes baies vitrées. Parfois des éclats de musique venant sans doute d'une cave. On dirait des figures ossuaires illisibles sortant d'une boîte de nuit. Parfois leur frôlement est si proche. On sent leur haleine avinée, formolée, imprégnée de vapeurs de nicotine. Des dents claquent, des cris de jouissance s'étranglent sous la levée du demi-jour. On se dissimule, on se tasse sur les sièges de cuir, on serre le volant. Les mains sont moites, les jambes prises de frayeur. On est là, tout contre les ombres grises, elles entourent la voiture, on sent leur frôlement de chauve-souris, on entend leur souffle acide de rhinolophe. On devine les ailes membraneuses, les oreilles pointues, on écoute leur urine faire ses rigoles jaunes, on perçoit leurs sexes flasques enduits de résine, de gemme lourde. Les accouplements ont lieu, là, contre les plats-bords des baies et des ruisseaux de sanies se perdent entre les pavés. On est tout près du lieu livide de la mort. La mort, la fête, la collusion des corps, les orgasmes purulents, tout ceci est si proche, tellement imbriqué dans cette poix de l'exister. Les ombres agitent la dentelle de leur ultime perdition et leur râle ponce infiniment les pierres noires, use les galets, rogne le bois des barques, desquame les enduits des façades. Et toujours cette danse macabre des ombres. Grises, à la consistance de fumée, si proches de l'évanouissement, de la toile onirique, de la résille de l'imaginaire. Alors on ne sait plus Bruxelles, ses boules de chrome levées dans le ciel, on ne sait plus les quais de Vilvorde, le glissement inconnu des péniches, on ne sait plus vous, Grise, dans votre perte, dans la chute qu'un inconnu recueillit dans l'aire confiante de ses bras. Ceci est si loin dans les mailles dissoutes du temps. Alors on ne sait plus soi, ses propres limites, on connaît son occlusion aux heures, ses reniements de l'espace. Alors on sort du cocon d'acier comme un nageur le ferait, remontant de l'eau des abysses. Alors on se fraie un chemin parmi les ombres grises, les nervures fuligineuses, les remugles des catacombes. On entre dans le grand palais blanc de l'outre-vie, on chaloupe entre des corps meurtris, des tables bancales, des chopes écumantes, des vêtements perdus, des plâtras. On monte les marches disloquées, au milieu des éclats de brume, des monceaux d'incompréhension et on s'assoit sur la margelle du doute, si près de vous, Grise, que vous en êtes comme absente. Grand praticable dont il ne reste plus que quelques étiques tréteaux, une vague toile de scène usée, des brigadiers ne frappant plus les trois coups de la représentation. Grise, vous êtes là, sur le bord d'un parapet, chevauchant le vide, renversée comme pour le geste de l'amour, sexe effacé, os du bassin saillants, vos seins menus posés sur la cage d'os de vos côtes, sur les bourrelets de votre sternum, sous l'attache hautement visible de vos clavicules, les cordes de votre cou infiniment tendues, l'enclume du menton accrochant un peu de lumière, la pince de vos lèvres serrée sur le secret de votre parution, les trous du nez pareils à des orbites vides, les diamants de vos yeux forant déjà la mine grise de votre crâne, le front taché de pâleur, le massif de vos cheveux rongé par l'acide de l'oubli. Grise, vous êtes morte. Grise vous êtes au-delà de vous-même, dans l'abolition de vous, dans l'extinction de celui que j'étais. Grise, nous ne sommes plus que des ombres en partance pour une oublieuse mémoire. Grise, combien vous aviez raison, alors que nous étions vivants tous les deux de lancer votre cri : "No venga, es la tierra de tonos grises !". Oui, Grise, nous sommes morts tous les deux de n'avoir pas su nous aimer alors qu'il en était encore temps !
"Ne venez pas, c'est le Pays des ombres grises !" Que les hommes de bonne volonté inscrivent ceci à la cimaise de leurs temples. Le Pays des ombres grises, c'est celui de l'amour que l'on n'a pas connu. Jamais nous n'en ressortons indemnes. Jamais !