L’automne s’était prolongé à la manière d’un été solaire, lumineux, plein d’entrain et de joie de vivre. J’avais loué un minuscule gîte au centre d’un cirque de collines dans ce merveilleux pays des Corbières. Simple vie pastorale rythmée par les longues promenades de « rêveur solitaire » au milieu des argiles rouges et des boules blanches du calcaire, des rondeurs sympathiques des galets. Les taches grises des vaches, la houle des moutons dans les vastes enclos, tout ceci dessinait les limites d’un paysage bucolique dont mon âme s’emparait avec une belle insouciance. Loin étaient les bruits des villes et les pérégrinations touristiques au pied des citadelles. Le hameau de Faleyrac était une mince principauté dont je n’avais guère franchi les limites depuis une semaine. Ivre de lectures - Mishima et son « Soleil et l’acier » avaient occupé bien des méditations sous le cercle de la lampe - ; comblé de collines envahies des étoiles jaunes des astérolides, des touffes d’euphorbes à la teinte vert-de-gris, des fleurs couleur de cendre des immortelles, j’étais assoiffé de découvrir une nature moins exposée aux attaques de l’érosion, aux caprices d’un vent violent, cette Tramontane qui ponçait jusqu’à l’os la moindre éminence de terre.
Tout début d’après-midi en ce dimanche solitaire - les dimanches sont toujours cette longue désolation, cette faille verticale ouverte dans la procession mécanique des jours -, le hameau est endormi et je suppose ses habitants envahis de sieste sous les coups de boutoir de la chaleur. Le vif été au cœur de l’automne, une blessure infligée à la terre, une faucille menaçant de moissonner les têtes, les grappes de raisins séchant sur pied dans les terrasses de cailloux. La chaleur, on l’entendait crépiter, bruire telle une armée de cigales à la diabolique cuirasse. La chaleur, on en sentait la reptation jusqu’au centre des chairs et la respiration était à la peine, la sueur profuse qui cernait le front d’une rosée acide. Demeurer dans la fraîcheur du gîte - tel un lièvre au repos -, était une bien grande tentation et, cependant, je sentais une étrange aimantation faire son grésillement à l’extérieur, sur le parvis de castine blanche, à l’ombre des chandelles noires des cyprès. Alors, existe-t-il un plus grand bonheur que de se vêtir légèrement, de monter dans sa voiture, de partir on ne sait où, comme cela, au hasard ? Il n’y a pas de meilleur aiguillon à la création que ce genre de mince déroute que l’on inscrit dans la trame dense des habitudes. De l’étonnement ne naît pas seulement la sublime philosophie et son inséparable compagne, la métaphysique, mais c’est le domaine de la poétique qui surgit. Qu’est-ce donc que le poème, sinon le merveilleux au milieu du quotidien, le surprenant mouton noir qui gambade à sa façon et ne bêle qu’à l’écart du troupeau ? Le poète est toujours maudit, sinon il n’est pas poète !
De Faleyrac, la route descend en lacets très lents, pareille à une comptine amoureuse que l’on confierait à un jeune enfant au bord du sommeil. Partout, à gauche, à droite, des touffes de chênes verts, des pins d’Alep flottant dans le bleu du ciel, des sorbiers agitant leurs baies orangées pareilles à de minuscules pommes. Et, de loin en loin, un mas perdu sur un plateau de pierres, souvent une résidence secondaire où l’on festoie autour d’un verre. Bientôt un minuscule pont avec un ruisseau faisant ses flaques étiques, parfois l’amorce d’un petit lac dans la vallée qui commence à s’élargir. Route toujours sinueuse, ayant plus d’affinités avec un sentier muletier qu’avec une voie de communication. Seul à bord de mon véhicule. Seul sur Terre ? Etrange sensation d’une immense vacuité des choses en même temps que se crée, du côté de l’ombilic, la douce écume de la solitude, la sérénité qui en tresse les contours. Bientôt un genre de parking que côtoie une tour en ruine. Plus bas, vers l’aval de la vallée, quelques maisons de pierre sombres se serrent autour d’une rue unique. Le village est désert, comme si ses habitants avaient sombré dans quelque immémoriale hébétude. Un pont avec ses deux arches en ogive enjambe un modeste ruisseau. Tout près une maison au crépi rose, jouet de petite fille, est posté en sentinelle, ses volets fermés sur la lumière du jour.
Je longe la rive. Etonnante impression de fraîcheur qui contraste avec la fournaise ambiante. Au bord d’une eau transparente, cristalline, que retient un minuscule barrage, une vaste dalle semble attendre la halte du visiteur. Jamais peut-être, jusqu’alors, je n’avais éprouvé avec une telle intensité ce que le mot « plénitude » veut dire. Impression de force interne, de déploiement du sentiment jusqu’à la limite de peau. Le corps se dilate, les yeux sont emplis de cette belle humeur vitreuse qui n’est ni tristesse, ni joie, mais certitude d’être à l’orée d’une révélation. De soi, du monde, des autres que leur absence rend étrangement présents. L’écume est là au plein du corps, qui fait ses battements, déroule ses efflorescences, vrille ses anneaux sous l’effet d’une brise intérieure. De grosses carpes grises flottent à mi-eau, leur ventre soulevant des paillettes de mica qui brillent dans l’ombre. Etoilements du sens à l’œuvre, partout, dans le chatoiement de la nature. Les branches basses des saules se courbent vers l’eau, plongent parfois, ressortent avec un ruissellement de gouttes. Le cri strident d’un martin-pêcheur, parfois sa fuite turquoise-orangée sous l’abri des feuilles. Comme un point d’exclamation à la fin d’une phrase, une façon de dire l’immédiateté des choses dans la courbure du simple. Puis plus rien que le repos. Plus rien qu’un silence éternel et le passage d’une brise au ras du ruisseau qui nous dit la rareté de l’instant, la fuite en arrière du temps, l’eau s’écoulant de la conque fermée des doigts. Ecoulement jamais gratuit, seulement perceptible afin, qu’en nous, ne s’installe une confondante cécité. Car la question de vivre est posée à chacun de nos pas, à chacune de nos respirations.
Derrière le pont, deux ou trois enfants sont venus pêcher - d’où viennent-ils dans ce paysage minéral, austère, dédié aux buissons et aux épines ? -, ils se servent de cannes de bambou, d’un fil improvisé et, au bout de leur hameçon frétille un ver sans doute cueilli dans la vase proche. Ils rentreront bredouilles à la maison, cependant la tête pleine de bonheur et d’histoires à raconter. Immense force du réel à susciter des vocations de peintre et d’écrivains si, du moins, le geste du regard est conforme à l’objet à décrire, d’abord, à poétiser ensuite. Quelques passants en tenue d’été, sans doute des touristes venus de la citadelle proche sur les fortifications de laquelle déferlent, en grappes denses, des essaims de touristes. A les voir, à imaginer l’enfer dont ils viennent, immense sentiment de bonheur d’être là, simplement, dans la contemplation des trajets immobiles des carpes, du miroitement de l’eau qui reflète dans une manière d’impressionnisme discret - je pense à Monet, à ses sublimes « nymphéas » -, la nappe de végétation couleur d’eau comme si l’osmose, la rencontre s’imposaient, là, dans ce microcosme ouvert à toutes les beautés du monde. Bientôt, le ciel se courbe, s’appesantit comme s’il voulait enclore une esthétique prête de disparaître. Les dentelles grises et mauves de la végétation projettent sur l’eau leur mince résille. Il y a une accalmie avant que n’arrive le crépuscule. Alors, sur la dalle de pierre qui commence à fraîchir, je me retrouve soudain au bord de l’Evre, sur sa ligne si paisible, dans le tumulte serein du « vallon dormant » des « Eaux étroites » dont Julien Gracq a si bien évoqué la simple beauté. Non, nous ne sommes pas séparés du monde, nous d’un côté, lui de l’autre. Entre le monde et nous, un continuel échange, des flux mêlés, des symphonies communes. Le monde et nous ; nous et le monde : un perpétuel croisement, le déploiement d’un mode dialogique, l’analogie, le reflet réciproque des métaphores. Tout comme l’eau de ce modeste et inapparent ruisseau joue avec la pierre de la garrigue, chacun tirant de l’autre sa propre raison d’être, en même temps qu’un genre de sémantique universelle.
La pierre qui m’a accueilli est loin, maintenant, cernée d’ombre où dorment les carpes au ventre pléthorique. La lune est levée dans le ciel. On voit sa masse laiteuse pareille à un œil gigantesque veillant au sommeil des hommes. Le sommeil est long à venir, ici, au milieu des montagnes de calcaire, entre l’Arcadie chère à Giono, l’Evre plantée au centre du cœur de l’écrivain. Le sommeil est long à venir qui fera naître les songes. Oui, les songes !