"Oblivion".
Photographie : Katia Chausheva.
Noir - Rouge Chair - Voici les trois notes fondamentales par lesquelles vous apparaissiez et demeuriez au monde. Il semblait qu'au-delà de ces tonalités brutes, rien de plus ne devait faire sens. Vous étiez ramenée - à votre insu ? - à ce triptyque qui semblait, une fois pour toutes, vous avoir installée dans l'aire d'une immense solitude. Mais, au moins, entreteniez-vous un dialogue avec ces couleurs usées si proches d'une extinction ? Le rouge vous parlait-il une langue de feu, vous entraînait-il dans une violente passion, vous faisait-il basculer dans un lac de sang aux bien étranges contours ? Le noir était-il la marque insigne d'un deuil que vous n'auriez pu dépasser, d'une nuit vous enfermant dans l'avant-parution d'un poème, d'une nuée d'oiseaux noirs - des freux, par exemple -, vous précipitant dans quelque éternelle mélancolie ? Cette chair, si proche d'une argile claire, était-elle la réminiscence d'un passé, alors qu'elle portait votre parution sous les auspices de la pure beauté ? Ou bien était-elle la précipitation dans un âge mûr dont vous redoutiez qu'il ne devînt une simple réclusion ? Ou bien encore était-elle stigmate d'un temps à proprement parler indépassable ?
Tout ceci était tellement mystérieux ! Arrivant à Portopalo, dans cette Sicile ardente, brûlée par les flammes blanches du soleil, on m'avait parlé de vous. De votre réclusion dans cette sorte de palais baroque donnant sur la mer, avec ses encorbellements de pierre, ses prétentieuses fenêtres renaissance, sa curieuse tour hexagonale surmontée de créneaux, son belvédère en porte-à-faux sur la dalle bleue de la mer. Votre demeure, pour étrange qu'elle fût, l'était moins cependant que votre personne. Car aucun des existants, ici, ne savait le lieu de votre provenance, la nature de votre long séjour - deux ans d'une interminable claustration -, le projet qui pouvait couver sous une cendre menaçant de s'éteindre. Personne n'était autorisé à vous rencontrer et votre refuge était pareil au repaire de l'aigle, si haut perché que nul n'aurait pu s'y présenter qu'au risque de sa propre chute. Avais-je au moins l'envie de chuter ou bien une inconscience habitait-elle mon désir d'en savoir plus sur vous ? Rien ne servait de s'interroger sur des motivations complexes. J'ai sonné longuement. Le pas de votre porte donnait sur un jardin planté d'oliviers et l'horizon était un fil tremblant de chaleur. J'entendais le carillon faire son grésillement entre les murs du vestibule que j'imaginais blanchis de chaux. Puis, soudain, un déclic, la porte s'ouvrant, sans doute sous l'effet d'une action à distance. Je vous voyais, abandonnée, sur un sofa grenat, pliée dans le bouillonnement des voiles noirs, votre visage d'albâtre étonnamment posé sur la ramure ouverte de votre main, votre bras de marbre surgissant d'un étrange clair-obscur avec sa charge d'énigme. En réalité vous étiez, du point de vue de la chair, cette simple cimaise, cette curieuse épiphanie portée par l'ascension de votre coude, de votre poignet comme si ces derniers, ramenés à leur supposée origine, étaient sortis d'un proche néant. Cela faisait froid dans le dos de penser à cette dentelle de peau qui paraissait au bord d'un évanouissement. Il y avait si peu de présence, le tout noyé dans ces trois harmoniques Noir - Rouge - Chair - dont il semblait qu'ils constituaient une fin en soi, l'espace d'un non-retour, la figure ternaire indépassable d'un destin scellé à son propre môle.
Un bruit léger me parvenait de l'étage, alors que je m'engageais dans l'escalier. Peut-être le cliquetis d'une antique machine à écrire. Un large couloir partageait la bâtisse en deux. Des boiseries sombres au mur, quelques tableaux dont je ne pouvais deviner le sujet dans cette clarté troublée d'ombre. Au fond, sur la gauche, une coulée de lumière que je supposais venir de la pièce la plus éclairée. Je pensais qu'elle était le lieu de votre habituel séjour. Les rayons obliques du soleil ménageaient un espace plus sombre et mes yeux devaient accommoder afin de saisir ce qui se passait dans le salon. Votre présence se faisait discrète, à peine une brume dans la levée grise de l'aube. Je me suis assis sur un tabouret en face du sofa. Je redoutais d'engager une conversation que, sans doute, vous ne souhaitiez pas. Du reste vous demeuriez dans le silence. Le rideau, agité par une brise légère faisait son battement régulier, celui que j'avais pris pour le bruit d'un clavier. Dans leur course descendante, les rayons du soleil frappaient bientôt un miroir, éclairant ce qui, jusqu'alors, était demeuré dans l'obscurité. Devant moi j'avais bien la braise éteinte du sofa, ses plissements de lave, ses sourdes reptations semblant exprimer la nécessité de traverser le voile compact des apparences.
Un livre était posé sur cette manière d'énigme, ouvert sur une page qui, bientôt, ne laisserait de m'interroger. J'y reconnaissais cette belle œuvre de l'expressionnisme allemand, une gravure sur bois d'Erich Heckel "Fränzi allongée", Noir - Rouge - Chair -, cet alphabet minimal dont vous étiez supposée, vous l'hallucinée, être la figure emblématique. Le soleil brûlait dans le ciel incendié. Le soleil brûlait dans ma tête aussi. Cette inextinguible soif de fouiller le réel jusqu'à l'os, d'en extraire cette moelle qui disait le monde en mode majeur à partir seulement de quelques unes de ses tonalités, de ses lignes de force. Noir - Rouge - Chair -, comme une sublime partition mettant en demeure de comprendre et de ne jamais rester sur le bord acéré du doute. Noir - Rouge - Chair -. Vous n'étiez donc que cela, cet infime clignotement entre nuit, braise, corps. Que cela, mais question ouverte à l'infini à laquelle il fallait répondre au risque de se fourvoyer. Plutôt errer que de s'immoler dans le silence. Noir - Rouge - Chair -, voilà ce que j'étais venu chercher, ici, sous le ciel bouillant, sur la terre fissurée de cette île, dans les racines fondatrices rejoignant le grand bassin d'eau bleue.
Erich Heckel.
"Fränzi couchée".
Source : MOMA.
Mon séjour, sur cette île du bout du monde, trouva sa résolution à simplement passer de l'image que vous étiez à sa réalisation picturale dans ce merveilleux expressionnisme que "Die Brücke" mit en exergue avec tant d'exactitude et de force expressive. "Die Brücke" : "Le Pont". Oui, c'était cela, il fallait toujours mettre en relation les deux rives du fleuve, les deux rives de l'exister. L'origine et la fin et le parcours qui permettait à la tension de se produire.
L'aile blanche de l'avion décrit son cercle au-dessus du Capo Passero. La mer est cette flaque d'eau qui scintille au loin. Un castelet de briques et de pierres blanches comme un rêve qui se dissout. Un rideau de tulle prend son envol par l'ouverture d'une fenêtre. Les feuilles d'un livre se tournent. Noir - Rouge - Chair, bientôt dans le ciel blanc, il ne restera plus que cette mélodie à trois temps effeuillant son rythme imaginaire. Il sera l'heure de dormir, les rêves éveillés sont toujours des évasions dont, jamais, on ne revient ! Partons pour plus loin, il y aura encore d'autres fleuves étincelants, d'autres ponts les franchissant. Jamais rien ne cesse dans l'instant qu'à l'aune de la finitude. Le ciel est ouvert qui appelle.