Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 décembre 2015 6 05 /12 /décembre /2015 08:48
Si près du pôle.

Photographie : Gilles Molinier.

Finlande - Etude.

Voici ce qu'on avait fait. On était sorti de son lit de toile, ne sachant rien ni du jour ni de la nuit. Le silence était partout, posé comme l'aile d'un oiseau. Les rues des villes étaient désertes et, derrière leurs volets fermés, les hommes dérivaient dans un improbable destin. Les songes encore pliés dans l'étoupe de leurs cheveux. De leurs cerneaux pliés en boule, montaient des filets de fumée grise et, parfois, leurs cauchemars s'étoilaient, faisant leurs flammes blanches. Bientôt il faudrait renoncer à la tiédeur de l'ombre et plonger dans la froideur du jour. Cela aurait la douleur d'une vive tension, cela ferait des ruisseaux étincelants dans les membres étonnés, cela obligerait à se tenir debout et à ciller sous la vive lumière.

On était sorti de la zone où reposaient les hommes à la manière d'un lynx, avec de souples pliures d'échine, une marche inaperçue. C'était si fragile cette heure à mi-chemin du doute, à mi-chemin des certitudes. Bientôt, il n'y aurait plus la place pour dériver longuement au creux de soi et il faudrait surgir sur les agoras du monde avec l'exactitude d'une vérité. Cela blesserait, cela entaillerait, mais, en ce début de millénaire, c'était cela être homme, quitter l'ombre et dresser son corps contre la clarté, les mains en avant afin que la chute fût moins brutale. Le sentier montait, quittait le sol de poussière, s'élevait dans l'air pur comme le diamant. L'air était vif, à la morsure de lame et tout se retranchait dans la solitude des pierres. Les carabes à tunique verte repliaient leurs antennes; les calligraphes s'abritaient sous leurs meutes de points noirs, les lézards derrière leurs goitres d'écailles. Rien ne paraissait que le calme et l'immense solitude. Vers le nord, le pôle était si proche, on en sentait les sourdes aimantations, on percevait l'entonnoir par lequel se déversaient les vents solaires avec leurs lueurs vertes, ces aurores boréales qui vous pénétraient de leur densité jusqu'au centre des os. C'était cela être en Finlande, sur la limite du toit du monde et voir le jour se lever avec ses taches blanches et grises. Les seules couleurs métaphysiques qui soient avec le noir qui joue en contrepoint. Être là, à la pointe extrême du jour, c'était comme de dériver sur l'image première, de flotter tout près de l'origine alors que les grains de lumière sortaient de la touffeur du sol afin de dire l'urgence des choses à figurer.

Alors on demeurait ici, à la proue du navire, longtemps pris par cette vastitude, les yeux égarés sur tant de beauté surgissant de l'horizon. Tout là-haut, dans le ciel, les nuages faisaient leurs boules de mercure que le vent lissait de son infinie caresse. Il était un immense cerf-volant avec sa queue qui traînait sur le plateau de cailloux et, parfois, s'enroulait aux épines d'un résineux. Il emportait loin, en-dehors du regard des hommes, les oiseaux qui planaient si haut qu'on ne les apercevait pas, ou alors, un simple grésillement pareil à l'écoulement d'une eau dans une gorge de terre. Il y avait tant de légèreté, tant de netteté rassemblées en un seul point du globe et c'était une conscience qui se déployait et cherchait à connaître. Les hommes, les choses du sol, le vol de paille des insectes dans la levée du jour. On ne marchait pas, on respirait à peine, on faisait seulement la place à ces milliers d'images qui naissaient du paysage, se dilataient et s'en allaient, loin, féconder les yeux des poètes et émerveiller ceux des géographes. C'était comme si on était arrivé au bout des questions et que, bientôt, l'énigme cesserait. Celle de l'univers, celle des choses mutiques, celle des autres, et, surtout, celle de soi-même. On ne serait soudain plus soi, plus autre, différent, séparé, on serait dans la pluralité des choses, aussi bien eau, fleuve, aussi bien montagne ou plateau couché sous les vagues d'air bleu. Ou encore glacier aux arêtes de métal plongeant dans les eaux arctiques. C'était si proche et ces géants de glace parlaient la langue de la terre, la langue des yeux, la langue du corps. Leurs longues reptations, leurs craquements, on les entendait se propager et faire leurs ondes concentriques. Au-dedans de soi, mais aussi dans les fractures du rocher, les strates d'air, les courants translucides qui voguaient au loin. Comme si, soudain, l'on avait trouvé la clé qui nous installait dans la plénitude et nous y laisserait le temps d'en accomplir le cercle parfait. On se recueillait dans le creux de ses mains, on se faisait infinitésimal, simple diatomée incluse dans sa boule de verre et le monde devenait sphérique, panoramique, et le regard portait dans toutes les directions de l'espace. Depuis les plateaux andins jusqu'aux confins de l'Himalaya. Une infinie conquête de soi, mais aussi de tout ce qui, jusqu'ici, résistait, montrait les griffes, faisait sa réclusion dans les cryptes du non-savoir. C'était si troublant de voir cet espace immensément vacant et l'on mesurait alors sa taille de ciron, de minuscule virgule perdue dans le grand texte du monde.

Bientôt le soleil commençait à basculer et sa décroissance était rapide, les ombres teintant d'outre-mer la moindre faille, s'accrochant aux épines, aux limailles de roches, à leur poudre lente. Il était temps de regagner la terre des hommes. Un grand moment, l'on avait cru pouvoir être innommé, inapparent et se fondre à même sa propre transparence. Mais il fallait quitter le lieu immuable et donner visage aux choses, les porter au site d'une profération, d'un verbe aisément compréhensible. Le langage des dieux demeurait celui des nuages, des longues dérives aériennes, des horizons sans fin que les hommes regardaient à défaut de pouvoir les atteindre. Tout en bas, dans la vallée, la terre avait vieilli, les trottoirs de ciment étaient parcourus de profondes vergetures, les existants rentraient chez eux en courbant le dos sous les premiers assauts de la nuit. C'était donc cela, tutoyer le haut du monde, comme une empreinte d'infini qui se déposait dans l'intervalle des sourcils et y gravait son signe de feu : ce tilak que portent au front les indiennes et qui, en toute théorie, visait le monde jusqu'à l'ombilic. C'était cela. Il fallait se résigner à vivre !

Partager cet article
Repost0
Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher