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6 septembre 2016 2 06 /09 /septembre /2016 07:28
Dans la flamme du jour.

Kees Van Dongen.

"Femme au chapeau noir" vers 1905.

Source : Impasse des Pas Perdus.

Au Journal on m'avait dit cette ville pleine de mystère, son éternel brouillard, le réseau dense de ses canaux, les hautes bicyclettes noires, les pavés luisant dans la pénombre, les hautes façades de briques, leurs parements de pierres blanches, le Quartier Rouge et ses filles en vitrine, la drogue et les Coffee shops. Etonnante faune interlope qui dérivait parmi le lacis des rues comme les feuilles mortes glissaient sur les eaux en direction de la Mer du Nord. Mais je pensais, dans le train qui me conduisait vers cette étrange Venise, que ce pays ne pouvait se limiter aux seules images d'Epinal, aux facettes de carte postale avec ses vagues de tulipes polychromes et ses moulins drainant l'eau des canaux. Sans doute y avait-il mieux à connaître, à découvrir dans ce peuple somme toute austère qui, au fil de l'Histoire, avait su résister aux envahissements des flots. Un peuple discipliné, exposé aux caprices du temps mais n'en subissant nullement les effets, seulement à la force d'une farouche détermination. Ma première nuit, je la passai dans un hôtel modeste mais confortable, sur le Kloveniersburgwal, au bord du canal, relisant quelques notes que j'avais prises à la hâte avant mon départ de Paris. Le but de mon voyage, d'abord flâner au hasard des rues et des fantaisies, ensuite rendre visite au Musée Van Gogh, projetant d'écrire un article sur la peinture du Hollandais.

Le jour est installé dans le ciel avec ses teintes de tableaux flamands, cette longue nostalgie ivre d'elle-même. J'arrive au musée à l'ouverture, avant que la foule ne déferle. Un long moment à l'extérieur à regarder la beauté simple et toute nordique de l'architecture, sa couleur grise qu'éclairent un cube en porte à faux et le rythme blanc des ouvertures. Les salles sont encore dans un calme qui convient à ma quête. Je passe du temps à regarder, surtout, les tableaux "solaires" de Vincent, ce vertige de la conscience portée à son acmé, brûlant de la flamme de la passion. « Les tournesols »; « La chambre de Vincent à Arles »; « La salle de billard »; « Café éclairé la nuit ». Combien ces teintes jaunes de la Provence contrastent avec ce ciel infiniment gris dont le soleil semble définitivement absent ! J'erre longtemps à la recherche de cette flamme du jour dont j'espère qu'elle deviendra visible, plus tard, dans un futur texte. Mais comment refléter le génie en même temps que la folie ? Comment dégager de la pâte lourde de l'huile cette quintessence de l'esprit ? Il est si difficile de parler de ces choses immatérielles qui nous dépassent, que seulement nous souhaiterions effleurer, l'espace d'un instant, et alors nous aurions approché l'invisible dont nos yeux étonnés garderaient l'empreinte indélébile. Je quitte les grandes salles blanches alors que les visiteurs affluent sur le parvis devant le musée. Je ne sais si j'aurai suffisamment d'ombres à saisir, de ciel bas à faire descendre sur ma tête pour éteindre l'incendie qui s'y est allumé. C'est si éprouvant pour les yeux, le corps, l'âme de s'extraire de cette peinture rayonnante et de retomber dans l'exténuation du jour !

Longtemps je marche sous le ciel violenté d'échardes et de braises parmi les cierges des cyprès, le tumulte des étoiles, la lueur verte des opalines. Comme si le pinceau du Hollandais venait de recouvrir Amsterdam d'une couche épaisse de bleu outremer, de vert Véronèse, de jaune de cadmium. Longtemps je ne suis plus qu'un passager des Alyscamps, un homme de la Crau caillouteuse, un oiseau noir volant au-dessus des tiges ardentes d'un champ de blé. Longtemps je ne suis plus que cet étranger au chapeau de paille, un égaré à l'oreille coupé, un candidat à l'exil, un hôte de passage vers une destinée asilaire. Ce sont, sans doute, les eaux plombées du canal, le rythme de briques des façades, les bouquets apaisants des arbres qui m'ont reconduit au lieu de ma présence. Comme si Van Gogh avait été remplacé par la lumière de Rembrandt, son clair-obscur ou par les teintes adoucies d’un Vermeer de Delft, ces bleus si intemporels qu’on les croirait simplement imaginaires. Et, dans cet écrin issu du songe, un immeuble de pierres beiges, de larges portes de verre, une enseigne se balançant dans l’eau claire du ciel : « Page Blanche – Librairie française ». A l’intérieur, le luxe d’une clarté que rythment les cercles des opalines, le cuir des reliures, des gravures anciennes. De rares clients et des volumes à foison. J’y fais la découverte de deux ouvrages reliés dans un maroquin ancien : « Caroline de Lichtfield » par Madame De *** - Chez Buisson, Libraire, Hôtel de Mesgrigny, rue des Poitevins, N°.13. M.DCC.LXXVI. »

Dans la flamme du jour.

Source : Gallica . BNF.

C’est en flânant parmi les rayons noyés dans l’ombre que je vous aperçois, ombre discrète se faufilant parmi les livres. Votre élégance, c’est d’abord elle que j’ai vue, à défaut de vous apercevoir, vous, la lectrice anonyme. Vous étiez comme un personnage échappé d’une toile de l’école hollandaise, avec cette capeline sombre dont la teinte contrastait avec votre visage si proche d’une terre ancienne, délicatement cernée de quelques touches de couleur. Votre regard semblait absent, flottant au-dessus des choses, à la recherche, peut-être, d’un point d’ancrage. Je vous imaginais volontiers sous les traits d’une aristocrate ou bien d’un personnage tout droit venu d’une mystérieuse mythologie nordique. Je feignais de m’intéresser aux maroquins rouges ; aux vignettes, aux culs-de-lampe, aux dorures au fer mais, en réalité, c’est à vous, l’étrangère matinale, que mes pensées étaient dédiées. Il faut dire, votre beauté était si visible, si présente dans la pénombre qu’elle semblait agir à la manière d’un bien envoûtant magnétisme. Seulement, à mieux vous observer parmi le luxe des pages, à tâcher de mieux vous cerner dans les orbes du réel, vous demeuriez à cent lieues du monde comme si vous en aviez été un précieux satellite, une simple image se réverbérant dans le lac du ciel. Vous étiez inapparente dans votre esquisse même, flottant entre deux eaux, entre imaginaire et contingences mondaines. Mais il me fallait mieux vous observer. Ne pas m’y appliquer risquait, d’un instant à l’autre, de vous ôter de mon champ de vision et alors le jour serait long à errer au bord des canaux.

Oui, faisant votre inventaire, c’est bien cette touche matinale, à la Vermeer, qui est d’abord apparente. Vous semblez tellement inclinée à une rêverie dont les eaux lisses et calmes des paysages du peintre de Delft semblaient être l’écho. Des teintes douces, la quiétude sous l’ombre de votre capeline, les nuages sur lesquels vous paraissez reposer, cette onctuosité enveloppante de votre châle, cette pureté des choses dans le commencement du monde. Rien n’est encore amené à la parution, sinon sur un mode mineur, pareil à une fugue dans le luxe d’un clavecin. Heureusement vous n’êtes pas pressée, vous absorbant dans l’examen d’anciens journaux, de gravures jaunies, de reliures aux teintes fauves. Mais en vous se reflètent mille nuances, mille affairements qui pour être réels n’en demeurent pas moins invisibles, hors de portée. Car vous avez, aussi, cette perspective crépusculaire, cette heure chère aux Romantiques, cette effusion d’un clair-obscur qui vous installe dans la plus précieuse des ambiguïtés. Clair reflété par votre cou de pur albâtre, obscur de vos yeux. Clair disant la pureté d’être ; obscur dissimulant les flammes du désir. Ombre de votre capeline que tutoie la lumière du front. Êtes-vous la résurgence d’un modèle de Rembrandt ? De quelle lumière intérieure témoigne cette réserve à la limite d’une fuite, d’une possible disparition ? Combien il était étrange, pour moi, de tenter de déchiffrer votre énigme, là, dans la rumeur assourdie du jour, dans l’absence de mouvements. Nous sommes hors des choses, à leur périphérie, sur le cercle brillant d’une contemplation, dans l’aire circonscrite d’une pensive méditation. Vous ne me remarquez pas faisant votre analyse, tout absorbée à votre inventaire de la librairie. Dehors, des passants revenant du musée, des cris d’enfants parfois, la perte d’un oiseau dans la fumée grise des nuages.

Bientôt, il sera trop tard pour tenter d’approcher ce qui ressemble à une « forteresse vide », tant la solitude paraît grande, les idées préoccupées, l’âme forée de l’intérieur. Jusqu’ici, c’étaient les similitudes de traits, de teintes qui m’avaient fait me diriger vers Vermeer, Rembrandt. Mais à mieux vous cerner, voici que surgit Van Gogh avec toute sa fougue, sa passion, son déploiement coloré, le tragique qui l’habite. Voici que, sous le masque social, sous l’empreinte lisse et uniforme de la femme du monde, se dessinent les lignes de force nocturnes, que surgissent le crépitement des étoiles, le flamboiement solaire avec lequel Vincent peignait la combustion de son âme ravagée par l’obsession de la quête de soi, du monde, de l’art. L’absolu faisant ses girations folles et plus rien n’existe que la force du vide, sa mortelle attirance. Les traits fougueux de la palette du Hollandais, vous en êtes saisie de votre centre même, semble-t-il. Tornade vrillant votre corps, ligaturant les mailles de votre esprit. Vous êtes le vert du feuillage du « Café éclairé la nuit », ce tableau qui, en définitive, vous définit encore mieux que les œuvres des autres peintres. Sur la falaise de craie de votre visage, les atteintes de la couleur qui viennent dire le trouble de l’âme, sa résurgence à même la peau, son évasion, peut-être, vers des cieux inconnus. Oui, grattant la surface, ôtant la pellicule de terre meuble, de limon doux, voilà que se dévoilent la lave incandescente, les fumerolles, les jets acides et les irisations du soufre. Combien il est tentant pour l’intellect de se livrer aux polysémies lexicales, de jouer avec les homonymies et d’en tirer de rapides hypothèses de sens. Comme si le « soufre » des tableaux de Van Gogh, celui aussi que je prétends deviner sous le fard de votre visage, trouvaient leur justification dans le mot « souffre », cette première personne du verbe souffrir. Il y a tellement de souffrance partout répandue, muette mais non absente des choses. Sans doute mon approche de celle que vous êtes n’est-elle que pure projection subjective, translation d’un état d’âme, réaménagement de mon profond narcissisme à la lumière de votre être. Mais voit-on jamais le monde autrement que par ses propres yeux ? S’approche-t-on de quelqu’un à ne le considérer tel qu’en lui-même ? Il est si agréable de s’approprier tout ce qui entre dans notre champ de vision, de le métamorphoser selon nos propres désirs ! Mais je n’irai au-delà de ces quelques remarques, simples prolégomènes à une connaissance de vous qui se dissoudra dans les prochaines brumes. Déjà, pile de livres sur les bras, vous quittez « La Page Blanche » comme vous y êtes entrée, dans le simple remuement de votre robe verte, eau qui se confond vite avec l’air taché d’incertitude. Un moment je vous suis le long du canal, dans la fascination de vous, de la parenthèse imaginaire que vous avez ouverte dans la trame du jour. Votre silhouette, peu à peu, se fond dans la résille dense de l’air. Vous n’êtes plus que cette ombre qui aura hanté ma vie à la façon d’un ris de vent, heures hors du temps, hors de l’espace.

Le train roule à vive allure, laissant vers l’arrière du paysage les damiers des canaux, les lentes girations des moulins, le chuintement des écluses, les pavés de pierre grise. Votre image m’accompagne, déjà en partance vers l’inconnu. Le rythme du voyage, la scansion des bogies sur la longue perspective des rails est propice à un genre de rêverie éveillé. Voici que tout se mélange comme dans les boules festives que l’on retourne pour y voir chuter la neige sur des chalets rouges et verts. Sur des sapins aux aiguilles givrées. Comme si le temps, dans son ralentissement, se disposait à une merveilleuse harmonie du monde. Fluidité des tableaux de Vermeer se mêlant aux subtiles touches dorées, frémissantes, crépusculaires de Rembrandt alors qu’approchent les toiles de Vincent, leur insoutenable tension, leur flamboiement à l’orée de la nuit trouée d’étoiles. Qu’aurais-je à retenir de mon bref voyage, sinon cette image d’un portrait d’un Van Dongen faisant une synthèse de l’âme hollandaise, de sa complexité, de son ambiguïté, de son déchirement entre la lumière grise du Nord et la lumière éclatante du Sud ? Vous en êtes devenue la précieuse et rare icône l’espace d’un songe. Puissiez-vous y demeurer longtemps. Pour moi, Amsterdam ne saurait avoir d’autre visage !

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