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11 novembre 2014 2 11 /11 /novembre /2014 09:52
Guggenheim, Vuitton : la tentation du cinétique.

Source : Wikipédia.

Guggenheim, Vuitton : la tentation du cinétique.

Source : Wikipédia.

De manière à bien percevoir la façon dont les projets architecturaux de Franck Gehry s’insèrent dans le monde contemporain, il faut d’abord interroger le domaine de l’art depuis ses fondements, ensuite la singulière relation au corps humain de l’esthétique au travers des âges, ce qui revient à mettre en perspective les notions cardinales de classique et de moderne. Le corps, l’art antique des Grecs le représentait sous une forme idéale parfaite, sublimement apollinienne, magnificence de la chair faite marbre lisse, pur, à la blancheur virginale. Ces canons seront repris à la Renaissance sous les espèces d’un strict académisme, témoin le célèbre « David » de Michel-Ange, parangon incontesté d’une représentation de la pure beauté, de la perfection faite pierre.

Un saut important dans l’espace et le temps nous conduira au centre de « La danse II » de Matisse, dans un chatoiement de couleurs, la pulpe des chairs, mais surtout, dans le mouvement comme subtil hymne à la vie. D’apollinienne qu’elle était, la vision se fait plus dionysiaque, charnelle, fauve, nous reconduisant à une manière de rituel primitif.

Mais il faudra attendre les années 1900 pour que la métamorphose s’opère, que l’esquisse de la mobilité devienne un thème majeur de la perception du corps. Sous l’influence de la photographie - notamment les chronophotographies d’Etienne Jules Marey -, et des clichés en surimpression décomposant le mouvement, la peinture devient chorégraphie, ce que Marcel Duchamp immortalisera avec son très remarquable « Nu descendant l’escalier n° 2 », dynamique

Guggenheim, Vuitton : la tentation du cinétique.

Marcel Duchamp, « Nu descendant un escalier ».

Huile sur toile, 1912.

Source : I-MEDIA.

qu’accentueront encore les recherches plastiques d’Umberto Boccioni dans « Formes uniques de la continuité dans l’espace » où le corps pourra acquérir un genre d’autonomie, une étonnante spatialisation en même temps qu’émergera ce qui, d’ordinaire, est irreprésentable, à savoir le processus d’une temporalité. Car si nous prenons acte de notre corps grâce à un schème complexe de sensations, nous demeurons figés, la plupart du temps, dans cette saisie intérieure inconsciente de notre propre procès, qui se nomme intéroceptive par opposition à celle, extéroceptive, davantage tournée vers la prise en compte de notre environnement immédiat. Notre sensibilité est interne et ne laisse rien paraître des différentes postures corporelles par lesquelles nous nous donnons aux autres, au monde, en même temps que nous procédons à notre propre genèse.

Guggenheim, Vuitton : la tentation du cinétique.

« L'Homme en mouvement ».

(Forme uniche nella continuità dello spazio), 1913.

Umberto Boccioni.

Source : Wikipédia.

Ce qui est surprenant chez Boccioni, c’est la diffusion dans le métal, dans un même élan de parution du thème spatio-temporel dont, depuis Kant, nous savons qu’il constitue les conditions a priori de l’expérience. Sans temps, sans espace, notre sensibilité demeurerait inapparente. Nous sommes pétris de ceci, lignes de fuite et écoulements du temps pareils à des fluides insaisissables qui constituent la quadrature de notre être. C’est dire la fascination, pour l’artiste, d’abord, de procéder à leur mise en exergue, pour l’homme ensuite d’en réaliser l’aperception. La conscience de notre genèse est à ce prix. Mais ce qui est encore plus stimulant intellectuellement parlant, c’est de constater combien l’artiste italien permet de faire le lien entre corps et architecture. Il suffit d’opérer un léger décalage dans le temps pour retrouver ce même souci de traduire l’espace dans une étrange dimension hestio-zoo-anthropomorphe, puisqu’aussi bien se conjoignent dans un même souci d’investir un site unique, l’homme, l’animal et l’habitat qui les regroupe sous une seule forme signifiante synthétique. C’est de ceci dont il est question ans « Cheval + cavalier + maisons » en 1914.

Guggenheim, Vuitton : la tentation du cinétique.

« Cheval + cavalier + maison ».

Umberto Boccioni (1914 - 1915).

Gouache, huile, collage de papier ,

bois, carton sur cuivre, fer, étain et zinc.

Source : BIZART, BIZART, VOUS AVEZ DIT BIZART ?

Et comment ne pas reconnaître ici, dans cette proposition morphologique polysémique jouant une partition toujours renouvelée de l’espace de l’homme, une préfiguration de ce que seront, en ce début de XXI° siècle, les audaces de Franck Gehry ? Mêmes ruptures de lignes, mêmes conflagrations des droites et des courbes, mêmes emboîtements de volume, mêmes voiles aériens, mêmes mélanges de matériaux, mêmes couleurs si l’on songe aux reflets dorés des plaques de titane de Bilbao. Et, si, dans un effort rapide de la pensée, nous remontons aux sources grecques de l’architecture, au Parthénon et à ses frontons, ses tympans, ses colonnes d’une rigueur tout apollinienne, puis surgissons dans le métal ou bien le verre soumis aux lois de la technologie moderne mises en œuvre par le génial concepteur américain, à sa fantaisie polymorphe, nous nous apercevons que le trajet de l’architecture est rien de moins qu’un calque de l’art en général, de la peinture en particulier que nous placions à l’incipit de l’article. Comme si la suite des civilisations et des œuvres de l’homme ne faisait que figurer le passage du statique au cinétique, de la droite à la courbe, du monosémique au polysémique.

Si, à l’origine, la rhétorique était minimale, économe, discrète, liée de près à l’imitation de la Nature - la mimèsis des anciens Grecs -, voici qu’aujourd’hui elle devient plurielle, inventive, polyphonique, genre de tour de Babel bruissant des rumeurs du monde, de ses agoras pléthoriques, témoignant des nouvelles formes d’urbanisme par lesquelles le génie humain pose son empreinte dans la masse souple de l’exister. Si le temple grec semblait procéder à son propre dépouillement afin de recevoir le dieu et lui remettre l’offrande qui lui était destinée, le temple moderne d’acier et de verre, se saisit des objets qui sont les siens et les fait paraître dans le scintillement de sa parure externe, comme si le dieu, à la place de demeurer dans l’enceinte sacrée et d’y recueillir le lieu propice à son éclosion, se trouvait reporté à l’extérieur dans le prestige de sa parution. Enoncé en termes de hiérophanie, ceci se déclinerait de la façon suivante : cela qui constituait le lieu même d’accueil de la transcendance -le cœur du temple-, se trouve reporté à l’extérieur même de l’édifice, dans une zone de visibilité. Et si nous ramenons cette considération autant spatiale qu’allouée au sacré, à la zone du corps de l’homme, nous pouvons dire que la sensation, d’interne qu’elle était, s’externalise, devient extéroceptive, remise à la sensation périphérique de l’enceinte de peau, alors qu’elle n’était, jusqu’alors, qu’affaire de chair et de sensation intéroceptive. Ce qui voudrait dire, en termes de compréhension générale des phénomènes signifiants, qu’il y a parfaite homologie entre les trois registres du corps, de l’habitat, de l’art. Ils suivraient une unique loi d’évolution, laquelle partant du centre de l’individu, de la maison, de l’œuvre, ne ferait que se déployer progressivement en direction du monde. Comme si le phénomène de transcendance, de libération du néant afin que de l’être apparaisse, s’était soudain inversé au fil du temps, comme le poulpe retourne sa calotte et montre l’intérieur de ses viscères. Peut-être ne s’agit-il que de cela, de témoigner depuis l’intérieur de son corps - son premier logis - pour porter au-devant de soi jusqu’à la limite ultime de sa parution, ce qui était clos, crypté, recevant son mérite de sa propre désocclusion. Ce qui était intérieur, l’essence de l’homme, trouvant à se réaliser dans sa manifestation au grand jour, en pleine lumière. Tout comme les musées dont ces architectures sont les enveloppes externes, se muent elles-mêmes en œuvres d’art à la portée de chaque conscience qui s’applique à les regarder. Guggenheim, Vuitton, tels des phares pour l’esprit humain, œuvres d’art portant en leur sein, en abyme, d’autres œuvres d’art et ainsi à l’infini. Peut-être ces architectures, par le savoir qu’elles nous livrent, nous apprennent-elles à déchiffrer le monde. Elles constituent un constant et immémorial dialogue entre ce que nous sommes au-dedans de nous, des êtres finis, et ce que souhaiterions devenir, des trajets en quête d’infini. Sans doute y a-t-il beaucoup à penser dans cette direction de l’exister et de son sens, depuis une immobilité originelle jusqu’à celle, finale, en passant par cette belle cinétique qui s’appelle la vie, dont jamais nous ne percevons les limites qu’à les situer dans l’aire de nos corps. Nous sommes des « architextures » qui attendons de devenir !

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