"Le coquelicot" 1919 ou "Graine de pavot"
- Muséum of fine Arts - Houston -
Source : Impasse des Pas Perdus.
Vous ne le saviez pas et, pourtant, vous existiez bien au-delà de vous-même, dans l’ombre portée de celle que vous étiez. Cela faisait si longtemps que je vous habitais. J’étais votre alter ego, votre double de chair, le prolongement de votre esprit, l’écho de votre âme. Et il s’en fallait de peu que le feu de mon désir ne se confondît avec cette pourpre dont vous sembliez être l’hôtesse, qui me troublait et me donnait, chaque jour, l’ardente envie de connaître cette étrange citadelle. Car vous sembliez inaccessible, silhouette dressée contre la lumière du jour. C’était cela qu’il fallait conquérir, cette image lointaine, cette île entourée de flots et en faire une presqu’île, une terre à connaître, mais à ne jamais posséder, à simplement approcher dans le mystère de sa virginité. C’est ainsi, il faut demeurer dans l’orbe des choses pour les saisir avec exactitude. Dans la zone d’invisibilité où le regard s’ouvre, lance ses rayons en direction de cela qui est à dévoiler. Les cerneaux de la noix ne fouettent notre curiosité qu’à l’aune de leur dissimulation. C’est, armé de ces certitudes, que je réalisai une manière d’approche à distance, une lente reptation m’amenant dans le clair-obscur de votre esquisse. Du reste, comment aurais-je pu aborder celle que vous étiez, simple image fuyant sous l’horizon du jour ? Rien ne m’aurait servi de serrer les doigts, de mettre ma paume en conque, de dilater la pupille de mes yeux. L’eau, la lumière, sont animées d’une constante fuite, tout comme le temps qui nous intime l’ordre de ne jamais nous retourner sur les heures passées.
Novembre est arrivé, douloureuse supplique s’imprimant sur les feux d’un été mourant. Encore quelques lambeaux de chaleur, quelques robes frivoles aux terrasses, leurs corolles blanches s’ouvrant sur la vibration de l’air. Encore quelques boissons ambrées sur le cercle des tables alors que, bientôt, les cafés replieront leurs auvents de toile. Je suis assis sur un banc derrière les grilles du Parc Balency. Regard rêveusement appuyé sur les mouvements de la rue. Groupes d’étudiants joyeux, vieux messieurs un journal à la main, jeunes enfants dans la dispersion de leurs rires. La longue limousine s’arrête devant l’Hôtel de l’Etoile d’Or, somptueuse résidence aux encorbellements de pierre. Derrière les vitre fumées, vous n’êtes encore qu’un territoire anonyme, une Ultima Thulé dont chacun attend la révélation, sur le bord de l’étonnement. C’est si étrange de voir l’autre surgir de son propre retrait alors même qu’il ne se sait pas observé, qu’il vit dans le creux de sa doline avec la certitude d’une existence solitaire. Vous regardant descendre de votre voiture, tailleur gris cintré à la taille, large capeline coquelicot, escarpins vernis, je me surprenais à violer votre intimité avec l’impudeur naturelle d’un adolescent en quête de lui-même. Vous faisiez figure d’une servitude involontaire dont j’usais et abusais à ma guise, vous pliant au plus secret de mes caprices. Avait-on seulement le droit de regarder une inconnue à son corps défendant et de l’approprier à sa fantaisie sans qu’une sorte de culpabilité envahît l’esprit et obligeât à détourner les yeux ? Mais l’acuité de mon désir emportait avec lui tout sentiment contraire à la satisfaction de mon plaisir immédiat et le remords dont il eût été ordinaire que je sois saisi gisait à terre parmi la jonchée des feuilles mortes.
Le portier vous accueille sur le perron de pierre, prend votre bagage de cuir fauve alors que vous disparaissez à ma vue avec la souplesse du félin. A ce moment précis de votre effacement, c’est un phénomène d’empreinte qui m’envahit, me submerge et me laisse sur l’assise de mon banc, pareil à l’amoureux transi. Seul recours à la mémoire afin que votre évanouissement ne soit pas total. La flamme de votre capeline brûle mon front avec l’insistance du soleil d’été. Le gris de votre veste est le fin brouillard qui voile mes yeux. La minceur de votre taille le peu de certitude de pouvoir, un jour, vous revêtir d’un nom aimé, connaître l’intime de votre prénom avec la grâce de pouvoir le murmurer. Vos escarpins frappant la pierre, l’obsession de vous approcher enfin.
Vous ne le saviez pas mais j’étais celui commis à vous observer de loin, à vous entourer de soins, à vous protéger des autres, de vous-même aussi, le plus grand danger. Je devais demeurer dans cette réserve, me confiner à cette part d’ombre d’où pouvait surgir la lumière, la vôtre, à la manière d’un présent inconscient de son geste de donation. Longtemps votre image a flotté dans l’air chargé d’effluves automnales. Bientôt les grilles du Parc fermeraient. Alors, je me suis disposé à devenir inapparent aux autres, à moi-même, dans la silhouette la plus fuyante qui soit. Je me suis dissimulé derrière un bouquet de fusains, attendant le claquement du lourd portail qui disait la fermeture au public. Mon costume de toile serait bien léger pour affronter les vagues de la nuit, mais je crois que ceci était superficiel au regard de ce que, sans doute, vous dévoileriez de vous. Un long moment à rester dans l’incertitude de ce qui allait paraître, ou pire, la perte définitive d’une étrangère, puisque vous n’étiez que cela, une apparition et, bientôt, une simple effervescence sur le cercle de la mémoire.
Au deuxième étage de l’hôtel, sous les feux d’une opaline de cristal, une silhouette se déplace avec la légèreté du rêve, l’évanescence de l’imaginaire. La porte-fenêtre s’ouvre et je vous aperçois sur le balcon, derrière le rythme clair des balustres de pierre. La clarté de la rue monte jusqu’à vous, vous fait surgir de l’ombre à la manière d’une figure de proue. Vos cheveux, ramenés vers l’arrière, en chignon, ont l’éclat de la nuit, le lustre d’un lac sous la persistance des étoiles. La profondeur de vos yeux, leur noirceur, le large ovale dont ils s’entourent, l’éclair blanc de la sclérotique, tout ceci s’imprime sur la partie libre de mon corps, ricoche sur cette nébuleuse romantique dont, depuis toujours, je suis atteint. Votre visage, baigné par un doux voile est fait de porcelaine et de rose avec l’étincelle des lèvres qui y allume un rapide feu follet. Votre cou plonge dans le col du tailleur, pareil à la chute d’une neige précoce. Le reste de votre anatomie est un long poème nocturne se fondant dans l’air qui fraîchit. Vous fumez une longue cigarette dans une attitude aussi détendue que songeuse qui me fait penser à la présence de quelque contradiction dont seulement des nervures apparaissent. La rue est presque déserte avec, seulement, la trace vite dissoute de quelques passants attardés. J’ai remonté le col de ma veste, davantage par souci d’enclore en moi les images fascinantes dont vous me faites l’offrande, plutôt que par un réflexe de protection. La braise de votre cigarette décrit, dans l’air limpide, une rapide ellipse qui vient se terminer sur le ciment gris du trottoir. Ce geste ressemble si peu à la distinction dont vous semblez être le recueil naturel.
Vous ne le saviez pas mais il y avait une manière de perversité à oser apparaître sous les traits de la vulgarité. Mais, j’oubliais, vous ne vous perceviez pas épiée par un inconnu dissimulé dans l’anonymat d’un jardin public. En réalité, n’étais-je pas porteur de ce trouble de l’âme dont je vous accusais avec la légèreté des jugements hâtifs ? Et quand bien même votre conscience eût été avisée de mon acte de voyeurisme - il s’agissait bien de cela -, cela vous eût-il dispensé de vous comporter selon votre désir spontané ? J’attachais sans doute trop d’importance à un fait qui n’était qu’insignifiant.
Vous êtes à l’intérieur de la pièce dont je perçois les murs couleur d’ivoire possiblement tendus de soie. La lumière y est douce comme à l’intérieur d’une conque de corail. J’imagine des tableaux apaisés dans des cadres dorés, des amours de la Renaissance décochant leur flèche sur quelque robe fleurie, ricochant sur une gorge de nacre, un visage angélique parcouru de plénitude. Maintenant, c’est sur la clarté diffuse renvoyée par un miroir sur pied que j’aperçois vos mouvements de liane lente, vos gestes si semblables à une savante chorégraphie. La veste de votre tailleur, vous l’avez ôtée dans le silence de la nuit avec une manière de ferveur voluptueuse. Vos bras ramenés vers l’arrière ont calmement détaché l’agrafe de votre soutien-gorge et votre poitrine menue a jailli dans le demi-jour de la pièce avec l’affirmation d’un rare bonheur. Vous êtes dans l’évidence de vous-même, dans la conquête sans fard de votre corps, dans son exposition à l’aire ouverte de l’exister. Vos aréoles brunes sont l’affirmation du plaisir en même temps que la pointe avancée de votre liberté. C’est un grand bonheur que de vous observer ainsi, depuis ce corridor obscur faisant office de coulisses ombreuses alors que vous vous déployez sur la scène sans entrave de votre infinie solitude. La jupe de lin a glissé sur le fuseau de vos jambes avec une musique dont je suppute qu’elle a la discrète coloration d’une eau s’écoulant dans les replis de la glaise. Vous êtes simplement vêtue, maintenant, d’un porte-jarretelles noir, d’un mince triangle dissimulant encore votre intimité. Le dialogue est si beau qui s’instaure avec la soie blanche de la peau, les lanières sombres qui retiennent vos bas. Lentement, comme s’il s’agissait d’une cérémonie ou bien d’un rituel longuement éprouvé, vos doigts longs détachent les colifichets pareils à des fils de la vierge, laissant à nu l’aire lisse de vos genoux, jusqu’à l’extrême limite de vos pieds où s’allument cinq pétales couleur de rubis. Vous êtes si belle, ainsi, dans cette presque nudité qui vous révèle mieux que ne le ferait votre corps mis à nu. Vous demeurez là, dans cette pose hiératique, apollinienne, sculpturale, gemme tendue sur son propre désir. La mousse de votre mont de Vénus est cette forêt dans laquelle j’aimerais me perdre, si près de la source de vie, de la ressource à nulle autre pareille alors que, tout en haut, la canopée fait son bruit de bourdon, ses balancements incessants sous la meute du vent chargé de lourdes fragrances. Oui, vous êtes cette forêt pluviale, ce monde clos où ne parviennent plus les rumeurs de la foule. Seulement un long apaisement, une onction se posant sur la fontanelle ouverte de ma silencieuse demande. Je vous sens entrer en moi, prendre possession de mon antre de chair. C’est si délicieux cette sensation d’envahissement, de fusion, cette lente progression par laquelle une unité survient. Vous êtes moi comme je suis vous, jusque dans les mailles les plus secrètes de mon corps. Nous sommes enlacés, mêlés, nous sommes simples battements liquidiens dans le flux incessant du monde. Je vous sens progresser en bonds de jaguar dans le couloir de mon cou, je vous sens glisser comme l’anaconda dans les soufflets de mes poumons, vous immiscer dans la grotte de mon estomac, vous lover dans la capsule de mes reins, forer mon sexe, darder mon désir jusqu’à l’insoutenable incandescence, chuter le long de mes genoux, agiter la fougue étroite de mes orteils. Oh, non, ne vous retirez pas si tôt, demeurez en moi comme la source s’invagine dans l’ombilic de la terre. Non, ne me désertez pas car je serai orphelin de vous, inconsolable à jamais, perdu dans l’œil d’un puits sans fond.
Le soleil d’automne a commencé sa course lente en direction du zénith. La rue s’anime de quelques mouvements. Bientôt, un cliquetis de clés, la rotation du lourd portail de fer forgé. Le Parc Balency étire ses frondaisons dans un bruissement de feuilles mortes. Ma casquette, posée sur le banc, je la visse sur ma tête encore envahie des brumes du rêve. Je rajuste le nœud de ma cravate. Madame a horreur des tenues négligées. Le portier a amené la limousine devant la porte de l’Etoile d’Or. J’y regagne ma place. Je me rase avant de reprendre ma fonction. Il me faut être présentable, effacer les traces d’une nuit singulière. La portière arrière s’ouvre avec la retenue qui sied aux solennités. Vous vous installez sur le siège arrière. Je sens déjà votre odeur discrète, ses tons ambrés Chanel de jasmin et de patchouli avec un soupçon de rose. Vous êtes habillée du même tailleur gris qui flatte si bien votre teint léger, coiffée de la capeline coquelicot sous laquelle vos yeux sont des lacs sombres. Un moment je vous observe dans le miroir de courtoisie. La pulpe de vos lèvres y allume un premier feu alors que la veste, dans son échancrure, livre l’éclair noir d’une bretelle. La gorge de vos jambes croisées haut et c’est la mousse d’une forêt pluviale qui y apparaît dans tout son mystère, un abîme qui s’ouvre et appelle infiniment …
« William, je vous sens bien rêveur ce matin … Conduisez-moi à Paris, si vous le voulez bien … »
« Je veux bien, Madame, je veux … »
La longue limousine a quitté l’asphalte gris dans un bruit de chiffon mouillé. Quelques feuilles du Parc Balency folâtrent le long de la vitre dans un ballet incessant. Dans le miroir de courtoisie l’Hôtel de l’Etoile d’Or n’est plus qu’un genre d’hallucination. Quelques gouttes de pluie viennent s’écraser sur le pare-brise, pareilles au poinçon de la pluie sur les hautes frondaisons de la canopée. Il fera nuit quand Paris se montrera à l’horizon. Il sera temps d’aller dormir, les heures sont si courtes à l’approche de l’hiver !