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7 décembre 2014 7 07 /12 /décembre /2014 10:55
L’autre côté du monde.

Sophie ROUSSEAU Sans titre Année: 2012

Technique: aquarelle et encre.

 

   Cela fait des jours, des mois, des années et l’on ne sait plus très bien d’où vient cette blancheur, cette faille du ciel par laquelle on s’absente de soi. On ne sent même plus les contours de son corps, immense flottement qui envahirait l’espace de la mémoire et il y aurait danger à connaître hors de celui qu’on est. Alors on se terre dans le moindre creux, à l’ombre maigre de l’acacia, sous la toile rongée du campement. C’est comme une malédiction venue de très loin, avec ses girations folles et les idées dans la boîte du crâne pareilles à des grappes d’argile, étiques pensées à la recherche d’elles-mêmes. L’immense étoile est au zénith, avec son œil ardent qui brûle tout. Parfois des buissons d’épines prennent feu, spontanément, parfois des vaches usées par la chaleur demeurent plantées sur le sol de latérite comme des outres vides et inutiles. C’est une grande désolation que de vivre dans sa toile de peau semée de vergetures et de n’en point sortir, de ne jamais sentir l’en-dehors des choses, leur naturelle fraîcheur, leur propension à envelopper d’une pellicule fluide qui dirait la mémoire de l’eau, le cercle adouci de l’horizon, la caresse inventive du vent, le surgissement de la source au profond des ombrages. Bleues sont les ombres qui ceignent le front de leurs palmes natives. Rouges sont les flammes qui détruisent les bourgeons de l’intelligence, soudent la langue dans une gangue de silence. Bleues sont les aubes dans la parution du jour. Rouges sont les crépuscules dans cela qui s’immole et disparaît à la puissance du regard, à sa soif de connaître, d’embrasser le monde et de le porter au creux de soi dans la plénitude d’être. Bientôt sera la nuit, bientôt seront les vagues de limon noir et les ramures du rêve ligoteront la conscience, la dissoudront dans la résille dense des incertitudes. Alors, on ne sera plus soi, on sera devenu une mince aventure flottant dans un espace sans nom, dans un temps sans lieu. Jouet parmi la dérive des constellations, sans le savoir, dans une manière de prose pathétique, nos mains hérétiques grifferont l’air de leurs serres étroites et il ne demeurera que le vide et quelques filaments de néant. C’est pourquoi il est si difficile, parfois, de revenir au monde, de se saisir des choses avec naturel, de regarder l’autre avec l’empathie qui devrait gouverner les relations à ceux qui nous font face. Mais nous sommes en avant de nous ou bien en arrière mais rarement dans la coïncidence qui nous montrerait la vérité comme seule voie à emprunter. Alors nous nous égarons plutôt que d’avancer, alors nous demeurons sous la braise du ciel, enveloppés du souffle chaud de l’harmattan et nous attendons que le monde advienne et nous remette à notre destin.

Je me nomme Yuba. Je suis un jeune Touareg parvenu à l’âge nubile. Meshra est le nom de celle qui m’attend afin que la longue lignée des « Hommes bleus » soit assurée, que brille dans l’éther la croix de Tahoua par laquelle notre peuple est présent aux choses, reçoit sa quadrature des quatre horizons et oriente son être en conformité avec ce qui est et doit être. Je viens de me lever avant que les hommes du campement n’étirent leurs membres gourds. Il fait si froid sur la natte posée sur le sol de poussière et ce n’est qu’avec la levée du jour que les choses commencent à s’ordonner, à signifier dans la clarté. Mais l’instant de la pleine lucidité est si vite passé qui fait place à l’implacable torpeur dès que le soleil a entamé sa course arquée et que l’air crépite d’étincelles. C’est pourquoi j’aime « l’heure bleue » - c’est le nom que je lui ai donné -, c’est pourquoi je selle Nyala, ma chamelle blanche, et monte tout en haut de la nacelle flottante et laisse vite, derrière moi, la barrière d’épines qui ceinture les troupeaux de bœufs. C’est un grand bonheur que d’être balancé au rythme immémorial d’une marche alanguie, soucieuse de son rythme, de voir poindre le jour alors que les scarabées dorment à l’abri de leur tunique de cuivre et que les scorpions ont replié leurs dards en signe d’abandon. Les lézards pliés dans les cônes d’ombre perçoivent-ils cette ligne bleue, sinueuse, cette lente oscillation que nous constituons Nyala et moi, pareille à une souple écriture posant son empreinte sur la dalle de sable, cette manière d’alphabet tamasheq voulant dire la rareté de vivre ? Le perçoivent-ils vraiment depuis la pertinence de leur crête hérissée de mille désirs, de mille irisations qui sont la demeure libre de l’exister ?

Maintenant nous dépassons le Puits Bozum, son long balancier fait d’une branche d’acacia, ses courroies de cuir usé, son outre de peau pareille à une antique calebasse, sa gorge ombreuse taillée dans la glaise rouge, son auge extraite d’un tronc d’arbre. Il n’y a pas encore de troupeaux, pas de moutonnement gris attendant de se ressourcer, de boire à même la vie, de sentir cascader dans la galerie du corps ce long ruisseau étincelant qui brille comme mille étoiles. Il y a tellement de légendes racontées sur cette blessure entaillant le sol de son mystère, tant de croyances vives comme la flamme. Il suffit d’écouter, le soir à la veillée, sous la vitre du ciel, résonner les paroles du Vieux Wajir, ce sorcier qui vous emmène bien au-delà de vous-même dans un pays qui n’a pas de nom. Rêver, oui. Mais il faut vite revenir à soi. Demain sera le jour, les éclats blancs sur la peau, les lèvres qui saignent, les yeux gonflés par les assauts de la lumière. Nyala n’a nullement réclamé une halte. Il fait encore frais et les euphorbes s’étoilent d’une légère brume. Tout droit, au-dessus de l’incertitude de l’aube, les lourds massifs de basalte du Tassili. Je mets pied à terre sans prendre la précaution d’entraver les pattes de la chamelle. Nyala, depuis cette manière d’intuition animale, comprend ce que je viens chercher, ici, dans la l’immense citadelle de pierre. Mon âme. Oui, mon âme et celle de mon peuple que ces roches géantes abritent de la curiosité du monde.

Yuba est entré dans le vaste sanctuaire où dorment les idoles d’ocre et de sanguine, les signes gravés sur les parois avant même que la conscience des hommes ne fasse ses gerbes de feu, seulement des braises en voie de s’accomplir, seulement les prémices de l’art et la transcendance du geste sur la lourdeur des choses. Yuba est fasciné par ce peuple d’images, par ce carrousel qui, jamais, ne manque de s’animer lorsqu’il a franchi l’arche de pierre où se dissimule la merveille. C’est alors être au bord d’un rêve, un pied dans la réalité, un autre plus loin, là où aucun pas humain n’a encore osé s’aventurer. Là, l’imaginaire s’étoile de mille chemins étincelants, là l’esprit ouvre ses rémiges à l’infini du monde. Peu à peu, le peuple pariétal s’auréole de gloire. C’est, d’abord, un mouvement imperceptible, le flottement d’une eau parmi les cheveux des algues. Puis la caravane se met en marche afin que tout signifie dans la beauté. Ce sont les rhinocéros qui sont en tête, cornes tendues vers le ciel comme pour dire l’urgence d’exister, de jeter leur semence dans toutes les directions de l’espace. Leurs architectures de peau grise se balancent avec la lourdeur naturelle qui sied à une sagesse en acte. Pourquoi courir alors que le sol renvoie les échos de la présence sur terre, affirme la toute puissance, la volonté d’ancrer dans l’argile un parcours marqué à l’encre du destin ? Suivent les phacochères aux crins hirsutes, aux défenses torturées, aux sabots plantés dans la poussière avec la hargne de cerner un territoire et d’y demeurer. Vivre, c’est cela aussi, préserver son aire et y inscrire sa trace à la manière d’une calligraphie. Les hippopotames sont présents, avec leurs yeux ronds, leurs courtes oreilles, leurs ongles plantés dans l’eau boueuse. Masses diluviennes à peine sorties du rocher mais disant, déjà, le règne animal, son lexique de peau et de violence, la cadence du rut, la généalogie à instaurer afin de demeurer visibles. Et les girafes aux cous immenses pareilles à l’efflorescence d’une vérité située bien au-dessus des contingences ordinaires. Quel bonheur de les voir dresser le damier de leurs anatomies en direction des acacias, d’en prélever les feuilles, les délicates épines, de les regarder se hausser tout en haut de leurs naturelles échasses et l’élégance est là qui fait ses élévations, ses subtiles effractions dans l’air qui vibre comme un cristal. Et comment ne pas aimer la silhouette étonnante du bubale, sa tête si semblable à celles des chèvres qui habitent l’enclos d’épines, tout là-bas, sous la garde attentive de Meshra ? Comment ne pas s’émerveiller des cornes torsadées, de la couleur de glaise de leurs robes, de leurs pattes si fines, de leurs oreilles lancéolées recueillant les bruits de la savane ? Comment ?

Yuba est là, sur la pointe des pieds, le corps tendu vers ce miracle de la parution. Alors il n’y a plus de brûlure, plus de troupeau étique, plus d’eau tarie dans les rigoles assoiffées des acequias. Seulement le lent balancement de la savane sous l’air tendu comme une soie. Seulement les points d’eau où s’abreuvent les bêtes. Seulement le ciel avec ses longues coulures bleues, le chapelet des lacs, les clairs ruisseaux faisant leur chant à l’ombre des talus herbeux. Le jeune berger pourrait demeurer là indéfiniment, parmi les cuirasses des pachydermes, le susurrement des oueds dans leurs lits, la lueur des marais sous les assauts de la lumière. Mais le campement est là-bas, derrière l’horizon plat, derrière les meutes de poussière rouge, le campement dans lequel repose le destin de son peuple comme une ligne à écrire, à ne pas interrompre. Nyala a déjà compris que la trêve est achevée, qu’il faut à nouveau se disposer à cet éternel balancement, à cette marche chaloupée qui dit la grande fatigue des hommes, leur lassitude sous le ciel limé de chaleur. Yuba a posé son pied nu sur l’encolure de la chamelle, il la stimule par de petits sons gutturaux qui sortent de sa gorge semblables au raclement de la corde dans la gorge d’un puits. Et, bientôt, c’est le puits Bozum et son balancier planté dans la braise céleste. Yuba fait halte, prélève un peu d’eau boueuse dans la gourde de peau, la fait couler dans l’écuelle de bois alors que Nyala l’aspire avec un bruit de forge. Puis, soudain, c’est comme une écume qui surgit de l’espace, aspire la chamelle, la fait ressembler au moutonnement des nuages avant que l’orage ne s’annonce. Dans l’antre déserté de son corps habité de chaleur, Yuba sent comme une pliure d’air plus frais, une manière de limon qui glisse en lui, l’invite à un voyage au-dedans de lui-même.

Autour de moi je sens la gorge du puits comme une tunique lisse, un canal sans fin m’attirant vers quelque prodige. Au fond, tout au fond, vibre l’œil à la manière d’un disque d’argent qui tournerait sans fin avec des reflets d’éternité. Ici est la pure fraîcheur qui enveloppe et ressource selon soi. Plus rien d’autre que cette fusion et le sentiment d’exister sans limite. Le bleu est au fond qui appelle. Le bleu est au fond qui vibre et fait signe vers un autre monde. Soudain, tout semble s’ouvrir et faire sens jusqu’à un genre de vertige. Dans le tube de terre glissent les longues racines blanches que mes jambes connaissent dans la similitude. Mes jambes sont des racines qui veulent plonger dans un savoir infini. Dire le bleu du ciel, le bleu où nagent les oiseaux le long de leurs ailes éployées, dire les diagonales d’air qui les portent là où s’inscrivent les songes immenses. Dire le bleu de l’océan, ses vagues qui dérivent vers le large horizon et les hommes qui naviguent sur des coques de bois aux voiles gonflées d’écume. C’est une émotion nouvelle, la survenue d’un territoire inconnu. Moi, Yuba, dont le corps est desséché comme le tubercule enfoui dans la lourdeur de la terre, voici que, soudain, je me sens appartenir au peuple des eaux libres qui ruissellent jusqu’au socle du monde. Est-ce moi qui descends vers lui ? Est-ce lui qui vient à ma rencontre ? Je suis à la source, si près du crépitement des gouttes d’eau que je les sens sourdre de ma peau, étrange rosée qui diffuse vers tout ce qui est au-delà de ma conscience. Je suis ruisselet sous l’arche souple des aulnes. Je suis bientôt rivière que de minces affluents rencontrent dans le bruissement indistinct des roselières. Je suis estuaire où nagent les palmes larges de la flore aquatique. Je suis galet lissé de lumière qui renvoie vers le ciel un peu de la clarté qu’il a amassée dans l’intimité de ses grains.

L’autre côté du monde.

Le jeune Touareg est maintenant parvenu à l’extrême limite de soi et c’est une étrange figure de proue qu’il lance dans l’espace, en direction des territoires illimités de la pensée. Sous la voilure de son vaisseau de plumes - il se confond si bien avec le peuple des oiseaux -, il aperçoit les masses sombres des rochers, leurs échancrures avançant sur les eaux lisses de la mer, l’immense plateau liquide couleur d’azur s’inclinant vers l’horizon courbe, les caravanes des nuages comme des glacis, des estompes venant dire l’impermanence des choses. Mais de cela, cette possible disparition, cet abîme à venir, Yuba n’est nullement affecté. Il y a trop de prodige à faire entrer dans l’ornière des yeux, à loger dans l’étui de peau si semblable à un ancien parchemin. Il y a tellement de couleurs disponibles, vacantes qui font leur doux bruit de crécelle en arrière du front ; qui font leurs vagues et leurs remous sur la falaise de la poitrine, leurs tourbillons dans l’anse fermée de l’ombilic, leurs cascades sur la corniche du bassin, leurs longs écoulements sur l’amphore des hanches, leurs pertes liquidiennes le long du pilier des jambes. Et, au loin, comme au travers d’une brume native, ce sont les dents, les hachures, les bulles, les théories de lignes et de points, les infinies nuances des seigneurs du Nord, ces immenses glaciers aux couleurs variant selon la courbure du jour, l’avancement de l’heure, la présence du soleil, l’évanescence des écharpes d’eau en suspension dans l’air. Toute une myriade de bleus, toute une symphonie ne trouvant jamais son achèvement si ce n’est dans la chape nocturne et encore nul ne sait s’ils ne demeurent éclairés de l’intérieur, avec des effervescences, des filaments, des étoiles diffusant dans leurs galeries de cristal. Yuba, fils du Tassili, habitué aux teintes sourdes, ferrugineuses, aux éclaboussures de sang, aux jaillissements de feu, aux rivières de latérite, aux branches brûlées, aux ocres puissants, aux sanguines, à tout un clavier d’émotions terrestres, le voici remis au ciel, à la mer, aux glaciers, à la vastitude sans fin. C’est, tout autour de lui, une immense palette aux teintes douces comme le miroir des lacs, des infinités de bleus comme dans les rêves, les ailes de céladon de l’argus, la gorge phosphorescente du caméléon, les reflets métalliques du colibri, la lumière d’aquarium de la turquoise, celle d’aube à peine levé du chrysocolle, celle outremer des lapis-lazuli, celle vitreuse de l’aigue-marine, celle à peine apparente de la Pierre de Lune. Mais aussi l’indéfinissable avant que le jour ne paraisse, le frôlement du khôl sur le cercle de la paupière, la profondeur de l’iris de l’amante, les draperies des aurores boréales, les ciels des peintres lorsque leur âme incline au doute ou bien vibre sous l’effet de la nostalgie, ploie sous l’aile de la mélancolie. Ici, aux confins du monde, tout près des pôles à l’attrait magnétique, c’est une féerie, une constante métamorphose, une fusion du temps en abyme, comme une involution vers ce qui était fondement, origine, pure vérité dans le premier éclat du paraître.

Ce bleu magique, c’est le même que cet indigo qui coule dans les veines de Yuba, de son peuple, depuis que les nomades poussent leurs troupeaux de laine sur les chemins de poussière. Le bleu, cette merveille venue dire aux hommes le bonheur d’exister auprès des lacs aux eaux lentes, sur les rivages marins semés de goélands, dans le creux des sources où se reflètent les rumeurs des frondaisons. Mais, dans le jeune âge qui est le sien, le pâtre nubile sait que toutes les couleurs sont égales, qu’aucune ne domine l’autre. Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet, les teintes de l’arc-en-ciel n’apparaissent qu’à être dissociées par le prisme de la vue, être analysées par le scalpel de l’intellect. En vérité, il n’y a pas de séparation, pas plus qu’il n’y a de césure de l’espace, du temps, des peuples, des pays. L’homme ne crée de catégories qu’à tenter de saisir des formes, de leur donner un contenu, de les enclore dans l’enceinte d’une possible compréhension. C’est ce que pense Yuba à défaut de pouvoir le formuler d’une façon claire, le cerner seulement à la grâce de l’intuition. Par exemple, il sait que le bleu et le rouge sont indissociables, qu’ils sont l’avers et le revers d’une même médaille dont la conscience de l’homme constitue la carnèle signifiante, l’essai de synthétiser le réel. Tout uni dans la graine compacte de l’exister.

Le rouge de ce côté-ci du monde, les plateaux de latérite, les signes couleur de sanguine incisant les roches du tassili : le REEL.

Le bleu de l’autre côté du monde, les immenses étendues des océans, les dérives des banquises, les ivoires sculptés des Inuits : le REVE.

Il est temps, maintenant, de remonter le cours du temps, de hisser son corps souple dans le tube de glaise pareil à celui de la nutrition, de rétablir le métabolisme initial, de faire des paliers, des haltes, de ménager des pauses comme si, revêtu d’un scaphandre, l’on venait des abysses marines. Bientôt l’espace couleur de pain brûlé fera ses cercles, ses fuligineux ondoiements. Bientôt, sur la géographie de peau s’étoilera une mince rosée venant dire la vie nomade, sa rigueur, la soif collée au palais, la douleur d’épines s’incrustant dans l’argile des talons, le balancement de Nyala dans les brumes grises préparant le crépuscule, bientôt la nuit et l’infini tumulte des étoiles.

Ma chamelle est revenue de ses rêves d’ouate. Elle m’a prêté la nacelle de ses flancs étroits, ses deux bosses où s’insère l’encoche de la grande selle touareg avec son bouclier vert surmonté de sa bobèche de bronze, avec sa poupe aux trois branches régulières. Au loin sont les campements, leurs flottements qui font penser à des voiles marines perdues dans un brouillard solaire. Je cligne des yeux. Mes sclérotiques s’étirent, mes paupières s’allongent comme celles des félins pour ne laisser passer qu’une lame de lumière. C’est comme de revenir d’un très long sommeil et de disposer sa vue à cela qui, bientôt, s’inscrira dans la clarté, parfois dans l’incision de l’âme. Mais je sais que dans cette décroissance du jour, dans cette meute sanguine embrassant l’horizon pointe une mince lueur, une simple flamme couleur d’indigo. Meshra, celle qui m’est destinée, m’attend sous le linge de bure ocre. Son visage est entouré du tagelmust bleu, ses lèvres sont peintes en bleu aussi. Elle porte trois signes d’encre sur la chute du menton. Au cou, elle a mis la croix d’Agadez aux quatre branches qui indiquent au peuple voyageur les quatre directions de l’espace, peut-être un signe du croisement du destin. L’air est moins tendu maintenant et la chamelle respire, dilatant ses flancs comme une baudruche. Le Puits Bozum n’est plus qu’un lointain sémaphore, vague gesticulation dans les replis du lointain, là où dorment les battements du songe. J’aperçois, au travers des résilles de branches, les zébus bororoojis, leurs cornes en forme de lyre, les écheveaux de laine grise des moutons, les toiles couleur d’ardoise des ânes. Je mets pied à terre, dispose une écuelle que je remplis d’une eau mousseuse, brune, eau que Nyala aspire avec un drôle de râle, comme le souffle d’un bonheur immédiat. La toile du campement s’écarte. Ce sont deux ailes de papillon qui y dessinent l’espace de la vie. Les yeux sont si profonds, le bleu si vif. L’autre côté du monde est si proche. L’autre côté du monde est là !

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commentaires

E
Merci à vous. Ce sont les lecteurs et lectrices qui sont magiques ! Bien à vous. B-S.
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E
Voyage magique .....
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