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10 janvier 2015 6 10 /01 /janvier /2015 09:30

"S’il n’y avait l’eau, plus de vie,

Plus de beurre à baratter,

Plus de marmites sur le feu,

Plus de pousse dans champs ni brousses,

Plus de campements ni cités,

Point de parents, donc point d’enfants ! »

Le chant de l’eau

Et du palmier doum."

Fata Morgana – 2013.

[Toutes les photographies ci-dessous sont de

Sophie Boutelet.]

Ondine de Loire.

Préambule

  L’eau, la rivière, la pluie, le fin brouillard, tous ces dons de la nature, les percevons-nous avec l’œil exact ? Leur accordons-nous une attention suffisante ? Les accueillons-nous en tant que symboles nous disant la valeur inestimable dont ils sont les précieux médiateurs ? En un mot, ne sommes-nous pas des voyageurs distraits que notre ombilic aveugle ? Toutes ces choses qui brillent à la manière de puissants archétypes - notre corps lui-même n’est-il pas une outre emplie d’eau ? -, ne contribuons-nous pas à les euphémiser, les reléguant, bien souvent, au rang de simples anecdotes ? Le texte qui suit se voudrait une manière de brève allégorie disant la nécessaire ouverture de la pupille - celle de la conscience, s’entend -, lorsqu’elle rencontre l’eau, ce pur prodige.

Au fil de l’eau

  Hiver. Froid. Dans la classe le poêle de tôle avec ses grilles verticales noires. Du badigeon blanc sur les vitres pour ne pas voir dehors. Des pupitres de bois. Des enfants avec des godillots de cuir. Le maître d’école sur l’estrade. En blouse grise, charentaises aux pieds. Une tige de bambou dans la main. La tige parcourt l’anatomie de la Vidal de La Blache : Fleuves de France. Des couleurs usées : des verts, des jaunes, des marron, des rose comme si le temps les avait fanées, les reconduisant à une manière de lointaine origine. On interroge sur la Loire. On répond, d’une voix mécanique, qui annone, la leçon apprise depuis au moins Jules Ferry. On dit la source à 1370 mètres d’altitude, au Mont Gerbier de Jonc - ce si beau nom -, on dit les Cévennes, on dit le fleuve très irrégulier, on dit la navigation, autrefois, la difficulté à cause des crues, des maigres eaux d’été, des bancs de sable mobiles, on dit Roanne, Nevers, Orléans, puis Nantes, Saint-Nazaire et l’estuaire. On dit les 1000 kilomètres, le plus long fleuve de France, on dit son inutilité aussi. On dit l’océan et on ne dit plus rien.

Toutes choses, dans la classe consacrée au savoir, aux connaissances, sont verticales. Les blouses grises, les murs de pierre, le tuyau du poêle, le tronc du tilleul qui se laisse percevoir dans la cour. Tout est vertical, les idées surtout qui réduisent le réel, le schématisent, le désincarnent. Là au milieu de l’hiver, dans le rougeoiement des braises, la Loire est si loin, genre d’abstraction, simple tracé capricieux, simple arborescence avec Allier, Cher, Indre, Creuse, Vienne, Mayenne, pareils à des rameaux qui viendraient grossir la parole première afin qu’une histoire ait lieu avant que d’atteindre les fosses océaniques ; lieu de dissolution et de perte dans l’indistinct. Certes, pour beaucoup de ces petits écoliers d’une lointaine école de campagne, la Loire, ce ruban majestueux un rien indompté - sa force, sa sublime sauvagerie -, la Loire donc demeurera cette légende inscrite au bas d’une image cartonnée, cette comptine apprise par cœur, qu’on retiendra jusqu’à la fin de ses jours. Certaines empreintes sont ineffaçables que l’on porte avec soi comme les cinq doigts de la main.

  Sans doute les écoliers ne sont-ils que dans l’approximation du fleuve, dans l’incantation d’une parole d’automate égrenant les perles de buis d’un chapelet scolaire, sorte de litanie quotidienne. On peut les comprendre car ceci qui brille entre deux rives, sort parfois de son lit, trace de belles îles de gravier, tout ceci donc est de l’ordre de la théorie, de la contemplation qui n’aura jamais lieu. Mais les voyeurs, les passants qui visitent le fleuve, mais les riverains qui le côtoient à longueur de vie, mais les curieux qui naviguent à son bord, le saisissent-ils au moins correctement, je veux dire avec une vision horizontale, dépouillée de ses habituels artefacts, de ses conditionnements médiatiques, de ses images d’Epinal ? Le rencontrent-ils autrement qu’à l’aune d’un dépliant touristique ; à la mesure de la voix du guide qui en connaît l’histoire, la géographie, les menus incidents hydrologiques ; à l’empan des châteaux qui bordent son cours, à celui des habitats troglodytes qui en dominent le lent cheminement ?

Car connaître n’est jamais s’approprier une chose après qu’elle a été assimilée par un autre, fût-il savant et versé dans l’art de la restitution, et que cette chose vous est servie à la manière d’une pelote de réjection dont vous n’auriez plus qu’à assimiler les nutriments à votre tour. Non, connaître exige de faire de ce que nous sommes en notre for intérieur le vecteur même de ce qu’il y a à découvrir et à porter au-dedans de soi comme accroissement d’être. Exprimé de manière plus métaphorique, connaître un sol étranger, essayer d’en découvrir sa nature, ses fondements, revient à adopter une posture horizontale, coller sa joue contre le sol, comme les Sioux, pour en surprendre les tremblements et pouvoir les interpréter. La terre parle, tout comme les hommes parlent. Une approche au plus près, intuitive, musculaire, ligamentaire, tendineuse, une inclination à posséder ce qui est extérieur par le truchement d’une conscience nerveuse de la matière. Comprendre un fleuve, c’est accepter de devenir goutte, depuis la source, de se rassembler avec les gouttes homologues et couler longuement parmi les herbes, frôler le ventre ovale des carpes, nager avec le ragondin, porter sur son dos la feuille d’automne, bondir dans l’écluse, flâner longuement sur les bancs de sable, briller avec le limon dans l’aube bleue, lustrer les quais de pierre des villes, faire flotter la coque plate de la gabare, puis, dans un dernier bouillonnement, franchir l’estuaire et connaître l’immensité océane, laquelle, loin d’être une fin est promesse d’un éternel recommencement.

A cette posture particulière d’une connaissance intime du monde, d’une approche du-dedans des choses, de l’intérieur même de ce qui nous fait face, correspond un regard spécifique, orienté vers le simple, le menu, l’inapparent. Un regard qui débusque, sous la peau lustrée du réel, quelques unes de ses lignes de force les plus éclairantes. Regarder la ramure imposante d’un arbre millénaire ne nous apporte rien si nous n’avons pas l’élémentaire curiosité de soulever un brin du voile - cette fameuse Māyā ou voile de l’illusion des mystiques orientales -, et de pénétrer les arcanes du sens que sont toujours l’écorce et son envers, les feuilles et leurs nervures, les résilles infinies des racines, les tapis de rhizomes, l’humus millénaire sur lequel repose l’immense navire de bois et de paroles enfermées sous l’image qui nous est offerte.

C’est à une telle quête de l’infime, du menu, du non immédiatement perceptible que Sophie Boutelet livre sa quête photographique des bords de Loire, ignorant volontairement tout ce qui brille de mille feux et ne fait clarté qu’à mieux nous aveugler. Outre qu’une esthétique s’y développe avec force et mystère, c’est bien aussi d’une éthique dont il s’agit : le respect de l’eau, du fleuve ne sauraient porter d’autre nom. La suite de l’article essaiera de mettre en exergue cette vision horizontale du monde, - ce « chant de l’eau » en l’occurrence -, dont le nadir semblerait être l’illustration lorsque, le crépuscule apparaissant, le calme s’instaurant, les conditions sont réunies afin qu’apparaissent quelques lignes signifiantes jusqu’ici non visibles. Une courte nouvelle en sera la mise en musique.

Ondine de Loire

 Ondine, dont on disait volontiers qu’elle n’existait pas, qu’elle n’était qu’un reflet de l’eau, une loutre au poil luisant, une écume blanche, le bondissement des gouttes dans l’écluse, Ondine donc était amoureuse de tout ce qui s’inscrivait entre les choses, dans l’intervalle étroit entre jour et nuit, dans le silence entre les mots, l’espacement des lettres. Jamais Ondine ne se contentait d’évidences comme celles qui, brillant de leur éclat, semblaient vouloir nous dire leur incontournable vérité. Ondine voulait savoir de l’intérieur. Ce qui était entre les lignes et ne devenait visible qu’à l’aune d’un regard inquiet.

Ondine de Loire.

  Le matin, lorsque le jour, encore loin de paraître, faisait sa tache bleu-nuit, Ondine quittait sa mystérieuse demeure - habitait-elle dans le pli de quelque rive ombreuse ? -, longeait le long ruban de la Loire encore pris de sommeil. C’était comme de marcher sur le bord d’un rêve, d’en soulever l’étrange calotte et d’entrer dans les mailles inventives de l’imaginaire. L’eau était un miroir intense reflétant la lagune du ciel, une encre sur laquelle nageait le réseau serré des branches. Il y avait beaucoup de silence étendu parmi le poème du fleuve, dans la densité de ses paroles muettes. Un subtil flottement de la conscience liquidienne. Les feuilles, leurs teintes adoucies, leur lente dérive dessinaient l’espace d’un luxe immédiat, aisément préhensible, comme si le monde, soudain assagi, devenait une histoire à portée de la main, une manière de jouet dont on pût se saisir afin d’en faire tourner le paisible carrousel.

Ondine de Loire.

  Parfois aussi, il y avait, dans la trouée des arbres, le bondissement de la lumière, sa chute verticale depuis le couvert des frondaisons, son reflet, son infinie réverbération sur la plaque mobile de l’eau. Ondine condensait la souple architecture de son corps, en faisait une liane rampant sur le limon, un genre de tubercule se fondant dans la modestie des rives d’herbe et de joncs. Là, le regard au ras de l’onde, rien ne lui échappait de ce qui se disait dans les moires du tissu liquide. Le surgissement des feuilles dans leur beau chant polychrome : la rumeur d’argile du chêne, le radeau vert pâle du nénuphar, la pointe de lance argentée d’un saule, le cœur d’or d’un tilleul, la chair à peine soulignée d’un noisetier.

Ondine de Loire.

  Il y avait tant de choses à voir, selon l’heure du jour, la réflexion des rayons du soleil, l’ombre portée sur le fleuve aux mille visages. Le soir, quand l’étoile rouge basculait vers l’horizon, quel bonheur de voir tout se teinter de vermeil, comme si l’antre de l’alchimiste s’éclairait de la lumière de la pierre philosophale, que l’or ruisselait en longues nappes étincelantes. Non en richesse matérielle. Ici, rien n’avait cours qu’une beauté spirituelle, éphémère, intangible, bien éloignée des soucis consuméristes des égarés sur Terre. Regarder était pur plaisir des sens, unique émotion faisant son bouquet de pétales au creux le plus intime du corps, sans doute au centre de l’ombilic, comme pour dire une origine oubliée. Cela partait de la peau, cela fusait dans toutes les directions de l’espace, cela faisait son chant de sirène. Cela dilatait l’œil de la fantaisie aves ses gerbes d’étincelles. Dans le couchant qui venait, naissaient des milliers d’images réverbérées par la vitre semblable à une lagune.

  C’était comme sur les anciens livres d’illustrations dans lesquels il fallait deviner des formes, leur attribuer sens et réalité. Ondine regardait les reflets, leurs lentes mouvances. Parfois surgissait un visage pareil à un nuage avec son casque de cheveux en écume, son œil à peine perceptible, juste une fente, son nez pareil à un flocon, les lèvres comme un promontoire, le menton cascadant vers la boule de la pomme d’Adam. Parfois, c’était un étrange animal, un genre de musaraigne avec la perle de ses yeux, le museau comme une boule de truffe, ses pattes antérieures écartées pour la danse, ses genoux en position de gigue et l’on croyait à quelque étrange sabbat, à quelque cérémonie fluviale faisant son écho affaibli sur la courbe des flots couleur de crépuscule. Et puis, encore, il y avait plein d’amusantes fantasmagories trouvant leur place dans l’enchevêtrement des images, dans leurs amusantes ou bien inquiétantes confluences. C’était de cela dont se nourrissait Ondine, flottant sous le niveau des glaces, ignorant les montagnes prétentieuses des hautains icebergs, ne s’intéressant qu’à leur partie immergée, à leur glace bleue, à leurs falaises gorgées de bulles, à leurs cavernes brillant du-dedans de leur propre gemme. Parfois, les yeux tellement dilatés sur la curiosité de connaître, des picotements parcouraient le cercle des sclérotiques à la manière d’un essaim d’abeilles et Ondine pressait la paume de ses mains sur la douleur oculaire jusqu’à ce que les points brillants comme des comètes, finissent par rejoindre une nuit apaisante.

Ondine de Loire.

 Jusqu’à l’approche de la nuit, jusqu’en ses premières vagues, Ondine demeurait dans les sombres replis du fleuve, identique à une anguille qui aurait trouvé refuge dans une nasse de boue, dans sa tunique étroite où dansaient les bulles et les gouttes d’eau. Elle regardait, de ses prunelles fixes, les feuilles de nénuphar faire leurs lunules, leurs superpositions de cercles, leurs failles étroites, leurs glissements sur l’onde teintée de suie. Des perles d’eau y couraient, gonflées par la douce rumeur des étoiles et on aurait dit le peuple des yeux des habitants étranges des marais et des étangs. Là était la porte d’un rêve infini, là était l’ouverture par laquelle connaître l’envers du monde, à l’abri du regard des curieux, des interrogations des envieux et des bavardages stériles. C’était cela qu’Ondine cherchait, cette manière de Saint Graal seulement accessible aux âmes simples. La coupe qu’elle voulait remplir, l’ambroisie qu’elle y cherchait était simplement liée à la quête d’une connaissance intime des choses, ce que la majestueuse Loire semblait lui apporter avec bonheur.

  On raconte volontiers que les soirs de pleine lune, lorsque le fleuve devient une longue théorie étincelante, on aperçoit Ondine se reflétant dans le miroir des eaux, telle Narcisse fasciné par son image spéculaire. Certains prétendent qu’elle n’est qu’une hallucination des sens et une fantasmagorie de l’imaginaire remontant à une très ancienne légende. Ici, dans ces rives d’herbe, au milieu des îles flottantes et des agiles bancs de sable, il devient difficile de conserver longuement sa raison hors des atteintes de la fantaisie. Mais, sans doute la raison a-t-elle d’autres lieux où manifester son élévation, assurer sa prouesse verticale. Ici, au ras de l’eau, parmi la confluence des brumes et le clapotis des flaques sombres, la pensée devient horizontale, pareille à une lueur rampant au ras du sol. Il n’y a d’autre vérité que cette vision si basse que, parfois, elle échappe à son possesseur. Alors le regard est proche d’une myopie, sinon d’une cécité. Ainsi est la vision qu’implique tout fleuve depuis sa source jusqu’à son estuaire. L’océan est proche qui veille avec ses abysses marins ! Là est l’immense connaissance. Seulement dans l’immersion.

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