Œuvre de Barbara Kroll.
Hiver.
L’hiver était là avec sa blancheur native, sa désolation posée sur le bord des toits, sur les arêtes de zinc aux lignes grises. Dans les chambres l’on dormait encore, simples boules indistinctes fondues dans la lueur des draps. Une buée au-dessus des poitrines. Des fragments de rêves. Des images comme des déflagrations dans l’aube incertaine. La neige au-dehors, nul besoin de la voir. On la devinait au givre des vitres, à la pâleur tombant du plafond, au silence partout répandu. C’était comme si le monde n’était encore né, si les hommes, les femmes, gisaient dans les limbes en attente de paraître. Une hésitation longue avant de lancer la conscience dans l’ouverture de cela qui, bientôt, serait. Lignes encore peu assurées d’elles-mêmes, traits griffonnés, hachures de mines, coulures de plomb, esquisses avant la profération. Tout semblait dans l’innocence, bien disposé à y demeurer. Mais c’était sans compter sur la lucidité des existants, sur le réveil qui, bientôt, surviendrait, sur le scalpel de l’esprit qui s’emparerait de la réalité, l’entaillerait et ferait surgir le sang blanc de quelque vérité.
Lentement, comme un dépliement de rémiges, les fenêtres s’ouvrent sur la densité d’écume, sur le silence ouaté. Ce qui, jusqu’ici, s’occultait dans le retrait, devient plus visible, s’anime et livre quelques formes, quelques mots avec lesquels on édifiera une rhétorique. Le monde parle. Nous parlons avec lui. La tragédie survient dans la coupure entre le monde et nous. Toujours le poème du monde est disponible, immédiatement saisissable, hautement interprétable. C’est nous, les hommes, qui ne savons plus lire son message, donner sens au chiffre qu’il tient levé dans l’azur, tout juste devant l’écran livide de nos effigies. Le chant de l’univers glisse sous les comètes, brille dans l’étoile blanche au zénith, bondit sur la crête des vagues, s’agite dans la ramure des grands arbres, fuse sur les yeux des enfants pauvres, ruisselle parmi les tas d’immondices des favelas et les plages où le monoï répand ses lourds effluves pour dire l’imminence de l’amour, l’étreinte urticante dans la chambre bombardée de phosphènes, livrée à le seule compréhension qui soit : celle de vivre d’abord, à la limite immédiate des choses, d’exister ensuite avec l’arche brillante de ce qu’il y a à comprendre et qui, toujours, nous interroge.
A nous-mêmes nous ne pouvons échapper. Nous sommes enfermés, cloîtrés dans la cellule étroite de notre anatomie avec interdiction d’en sortir. Sauf la mort. Sauf la disparition. S’absenter de soi alors qu’on est vivant, renoncer à sa propre liberté, c’est s’exiler en terre étrangère avec une impossibilité de rejoindre ces fondements qui nous constituèrent et dressèrent, devant nous, l’architecture complexe de notre destin. Trop d’hommes - tous les hommes ? - désertent ce qu’ils sont en leur essence, à savoir des chercheurs de vérité, lui préférant le luxe facile du mensonge. Alors commence la longue dispersion, alors débute l’éternelle diaspora qui nous maintient à l’écart de ce que nous devrions être : des chercheurs d’absolu ou, à tout le moins, des aventuriers en quête de nos propres racines et de leurs immuables valeurs. Le sol dont nous provenons ne ment pas. Nos pieds ne mentent pas, foulant ce sol. C’est notre progression de somnambules, le regard perdu dans les brumes, mains tendues vers l’avant dans l’inconsistance du doute qui ment et nous incline à progresser dans l’approximation, le hasard, l’incertitude d’être. Comme si nous venions d’un passé illisible, nous inscrivant dans un présent comateux, alors que l’avenir n’est que cet impalpable horizon qui toujours recule dans l’incomplétude et disparaît avant même d’avoir atteint notre rétine.
Maintenant le jour est levé et la lumière basse fait apparaître la ligne des toits, leur enchevêtrement, peut-être des traces de fumée, une végétation étique faisant sa flamme assourdie dans la brume des heures. L’immobilité est grande qui engourdit le paysage, cloue les hommes auprès de l’âtre, là tout près d’un feu qui pourrait réconforter, réchauffer les doigts, faire se lever le lumignon de la pensée. Mais les hommes ont peur, mais les hommes sont réfugiés dans les replis ombreux de la caverne platonicienne avec ses reflets sur les murs, avec les tremblantes silhouettes des porteurs de torche, avec la pénombre qui retient le langage et dissout les réflexions, contraint à renoncer à sortir et lire dans le proche ce qui se dissimule. Dehors, dedans, à l’intérieur de soi, les huîtres sont partout, les nacres sont fermées avec leurs perles qui brillent comme des gemmes. Les perles du bien, du beau, du vrai sont ces modestes pierres rivées dans le silence des coquilles, infimes soleils faisant leur révolution interne et les hommes vivent à leur côté sans même se douter de leur existence, de la joie qu’elles auraient à ce qu’on les connaisse et les porte à l’incandescence dans le rayonnement des choses.
L’homme marchant à côté de sa propre image, telle son ombre qui le poursuit dont il n’aperçoit pas qu’elle lui appartient, qu’elle est sa projection métaphorique sur le sol parcouru de racines, semé de rhizomes, infiniment tissé de millions de radicelles. Mais cette profusion végétale, mais cette confluence de signes, mais cette conflagration de sèmes, ce sont les hiéroglyphes qui nous parlent depuis leur infinie sagesse, nous enjoignant de les décrypter, de les faire nôtres afin qu’avec le monde nous existions sans partage, vérité contre vérité, peau de l’homme contre la peau du monde. C’est seulement parce que nous avons perdu la clé de cette citadelle de la connaissance que nous errons le long des fossés, à l’ombre des barbacanes, en arrière des herses de bois et que le royaume de l’humain nous échappe, nous précipitant dans d’éternels culs-de-basses-fosses, les seules réalités qui nous soient désormais accessibles. Les éléments du réel, les architectures de bois et de ciment, les colombages, les seuils aux pierres usées, tout cela nous l’avons recouvert d’un manteau de neige épaisse afin d’échapper aux tourments du savoir. Car savoir est douloureux, car savoir entaille l’âme, car tâcher de savoir et les lames de yatagan tournoient qui, parfois, moissonnent les têtes.
Mais pourquoi la neige ? Pourquoi l’éblouissement ? Pourquoi la cécité ? Mais tout simplement parce que la condition de l’homme est de vivre la peur au ventre, mais parce que l’angoisse est coalescente à sa nature, mais parce que la finitude est l’horizon incontournable, le seul dont il soit assuré. Alors on se dissimule, alors on esquive, alors on vêt son corps des habits de Polichinelle ou bien de Scaramouche, alors on met les masques comme à Venise et on flotte sur la lagune, pareils au fin brouillard, en sustentation, hors sol, au-dessus de ce réel qui nous fascine en même temps qu’il nous cloue au pilori. Alors on se rue sur la première justification venue pour asseoir sa position d’homme. On invente la guerre, les religions, les dieux, la drogue, l’alcool, le péché, le lucre et la fornication, la Bourse et la monnaie, alors on crée tout ce qui permet de s’oublier, attendant que viennent les jours meilleurs. Alors on est en sursis, alors on est comme des pantins sidérés derrière la vitre floue avec la danse des flocons de neige et l’on ne voit que cela, la chute, ne se demandant jamais pourquoi il y a chute, d’où elle provient, ce qu’elle a à nous dire. Et, souvent on retourne sur sa couche d’effroi, au sein de la multitude blanche, enveloppé des draps qui sont un suaire pour la conscience, un dolent reposoir où nous ne trouverons d’issue qu’à nous précipiter dans le sommeil, à nous abîmer dans le songe creux.
Mais la neige, sa blancheur étincelante, sa virginité apparente ne doivent en aucune manière nous remettre à nous-mêmes dans la nasse étroite du non-savoir. Depuis nos chambres où planent les membranes irrésolues du doute et de l’inconfort nous ne cessons de nous interroger. Chaque flocon qui tombe du ciel, s’il nous aveugle de sa blancheur, nous confond dans l’étroitesse de son anonymat, chaque flocon n’en pose pas moins, à chaque fois, une question que nous avons à méditer sinon à résoudre. Qu’en est-il de l’homme. Où le mène sa course immobile parmi les astres ? Voit-il seulement autre chose que le bout de ses pieds ? S’inquiète-t-il de l’autre, de sa présence, du sens qu’il revêt pour lui-même, d’abord, pour le monde, ensuite ? S’interroge-t-il sur la nature de son propre être, sur son essence, sur le langage qui fonde son humanité ? Sans doute s’interroge-t-il ou bien son corps s’inscrivant dans l’espace et le temps le fait-il à sa place. Le problème, car il y a toujours problème dès que l’on pose la question de l’homme, de sa présence au monde, c’est bien, originellement, celui d’une confondante naïveté doublée d’une angoisse fondatrice. Ici sont les deux sources constitutives de ce qu’il faut bien appeler le « mal humain ». L’homme, pris dans les rets d’une étrange solitude dont il ne peut explorer ni les tenants (il n’est pas à l’origine de sa naissance), ni les aboutissants (ce n’est pas lui qui fixe le cadre précis de sa propre finitude), l’homme donc a inventé Dieu. Ce faisant il s’est introduit dans la geôle de sa propre genèse avec l’impossibilité d’en sortir et dans l’obligation de se soumettre aux lois d’airain d’un destin qui le dépasse du haut de son imperium. Aporie : l’homme créant les conditions de son aliénation.
Au début, au tout début, puisqu’il faut maintenant envisager les choses sous l’angle biblique - cette parole première -, l’homme-Adam, la femme-Eve sont les deux piliers selon lesquels le paradis apparaît. Mais on connaît la faiblesse constitutive des humains et leur propension à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Eve mangera du fruit défendu dont Adam, à son tour, fera son ordinaire. Ainsi le premier accroc dans l’alliance Dieu-homme voyait-il sa réalisation, manière d’inconséquence qui ferait boule de neige et ne se résoudrait plus, dès à présent, que par une constante malédiction de ceux qui, pourtant, étaient élus pour briller et vivre dans la joie. La chute était entamée que la lignée d’Adam et Eve poursuivrait avec un « rare bonheur », si l’on peut dire, Scylla succédant à Charybde dans de bien étiques destinées. Le premier à assurer la descendance, Caïn le laboureur, dépité que son offrande à Dieu soit jugée inférieure à celle de son frère Abel le berger, commettra le fratricide, geste par lequel l’humanité inscrivait sa laborieuse marche en avant avec du sang sur les mains. Placé sous la férule du jugement de Dieu, Caïn entreprendra sa longue errance sur ce sol qu’il aura contribué à offenser. Il gagnera la Terre de Nod, à l’est d’Eden, copulera avec sa propre sœur Awan dont il aura un enfant du nom d’Hénoch. Dès lors le cycle de la violence aura été engendré, que porteront à leur acmé les successeurs de Caïn, des nomades musiciens et forgerons, les Hénoch, Irad, Méhujaël, Méthusaël, Lamech, Jabal, Jubal, Toubal-Caïn et Naamah. Et la liste des abominations ne s’arrêtera pas là, Caïn, à son tour, disparaissant tué par la flèche de l’un de ses descendants, Lamech. Voilà donc comment s’inscrivait dans l’Histoire les premiers pas d’une humanité balbutiante dont, aujourd’hui encore, nous portons tous les stigmates.
Et, à partir d’ici, il convient de tracer les contours des conduites humaines et supra-humaines, en essayant de les ramener à la notion de péchés que l’on pourrait qualifier « d’originels » puisqu’ils apparaissent comme les premières tendances de l’homme à commette faux-pas, actes manqués et autres infamies. Le couple Adam-Eve sombre vite dans la transgression de l’interdit divin, la trahison et le mensonge. Caïn, par pure jalousie et dépité de n’être pas choisi par l’Eternel comme le porteur de la meilleure offrande se livre au fratricide, puis, plus tard à l’inceste avec sa sœur. Dieu lui-même, préférant Abel à Caïn, crée les conditions d’une injustice divine que les hommes ne peuvent comprendre. Lamech mettra fin à la vie de Caïn en commettant un parricide involontaire, mais tout de même. Voici donc la pelote embrouillée qu’était la Genèse en ses débuts, cadeau dont l’homme, inconscient, s’était fait le don à lui-même.
L’homme avait inventé Dieu à son image et non l’inverse. L’homme avait inventé ce beau poème de la Genèse qui, maintenant, explosait entre ses doigts comme une bombe à retardement. Dans le progrès de l’humanité, dans son avancée les mains tendues vers le néant, somnambule sous l’averse de neige, c’est ceci qu’il faut saisir, l’entière responsabilité sur laquelle repose aussi bien sa destinée que les actes qu’il profère à longueur de temps. « L’homme est la mesure de toutes choses » comme l’annonçait Protagoras. Oui, sans doute, l’homme mesure de son propre désarroi, de son incontournable tragédie, de son inévitable finitude. Ecrivant ceci : « désarroi », « tragédie », « finitude », voici qu’apparaissent les trois unités de lieu, de temps, d’action par lesquelles l’humain fait son apparition et ensuite sa gigue sur l’immense praticable du monde, de son monde à lui, lequel est clos sur sa propre incompréhension. Oui, vision pessimiste s’il en est, oui vision sans doute hallucinée de l’homme et de ses inconséquences. Mais jamais n’apparaît la nacre brillante, la pure gemme si, d’abord, l’on ne consent à abîmer ses doigts sur l’écaille rugueuse de l’huître. C’est ainsi, la lumière, la pure lumière, ne jaillit et ne fait sens que sur son fond d’obscurité. Connaître est toujours une lutte contre les ténèbres. Que l’on songe donc au fameux et déjà lointain « Siècle des Lumières ».
Donc nous considérons la condition humaine et ses premières reptations dans un douloureux limon. Mais ce limon, cette viscosité, ces remous et ces effervescences au creux des mangroves existent toujours. Comme les flocons qui tombent, nous les ignorons volontiers. C’est si douloureux de faire l’épreuve du monde, des autres, des choses. Car faire ceci, c’est tout simplement faire l’expérience de soi, de la peau lisse et brillante qu’on offre à la vue, mais aussi des remugles et des scories qui tapissent l’intérieur de notre corps, les replis complexes de notre âme. Il faut oser encore et toujours et essayer de comprendre. Il faut enfreindre l’injonction divine :
« Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. »
Oui, enfreindre, s’engager dans la subversion, faire que Dieu soit mort. Car ne pas manger de l’arbre de la connaissance c’est renoncer à connaître à la fois le bien que le mal. Et comment pourrait-on juger de ses actes si l’on n’en connaît les fondements réels, les complexités et contradictions qui les traversent ? Sans doute, connaître est-ce mourir. Au monde, aux autres, à soi. Car connaître suppose qu’on recouvre de strates, de sédiments, les connaissances antérieures. Et puis, connaître, c’est oser la brûlure car le diable fréquente le bon dieu bien plus qu’il n’y paraît. Diable, bon dieu, le même. Seulement une calotte qui se retourne et expose au plein jour la cruauté blanche de ses viscères. Jamais on ne peut regarder longtemps cette vérité qui éclaire plus que mille lampes à arc. Alors on préfère s’en remettre à soi dans le premier péché venu, le capital par exemple, lequel dissipe d’un questionnement urticant.
Donc les péchés capitaux enfantés par les péchés originels, comme une manière de révélation en abyme, comme une remontée de l’homme actuel vers la source de ce qui alimente ses comportements, dont il n’a plus guère conscience. Les flocons peuvent bien tomber du ciel, peu lui chaut et, d’ailleurs, comment pourrait-il les empêcher de chuter ? L’homme gouverné, depuis la nuit des temps, par des pulsions primitives, l’homme contemporain portant ces stigmates de la Genèse dont il ne perçoit plus le fait que la petite histoire, la sienne, porte toujours l’empreinte de la Grande Histoire, celle productrice des archétypes qui nous déterminent du haut de leur empyrée. L’on ne se défait pas si facilement de l’image de Dieu, de celle de ses parents fondateurs, Adam et Eve, de celle, anticipatrice des errements présents, d’Abel et de Caïn, de leur descendance et ainsi de suite jusqu’à nous. Donc, en nous, dans les fibres de notre corps, dans les mailles de notre esprit, dans la texture de notre âme, toujours une résurgence de Dieu-Adam-Eve-Caïn-Abel-Hénoch et jusqu’à la fin des temps pour tous nos descendants qui auront la lourde charge de transmettre la succession. Oui, nous sommes les légataires universels du péché, oui nous assumons ceci à notre corps défendant et, parfois, consentant. Il faut avoir le courage de Narcisse et voir, de son propre regard, frémir l’onde dans laquelle se reflète notre image comme si elle ne pouvait paraître qu’à l’aune d’un trouble, d’un strabisme voulant dissimuler ce qui s’abrite sous le miroir éblouissant de l’eau. A savoir un limon dont il convient de ne pas trop l’agiter. L’effroi pourrait en naître.
Et, maintenant, sortons donc de la chambre étroite abritée par l’averse de neige, découvrons notre corps, ôtons ce linceul qui incline au néant, quittons la caverne et demeurons nus sur le sol gelé. Portons la parole aux arbres et aux monts, délivrons le message de clarté aux ruisseaux et aux animaux qui errent et cherchent leur chemin. Faisons le parcours inverse de la proposition platonicienne. Sortons de l’ombre pour trouver une ombre plus dense encore, presque une nuit, celle seule à même d’accueillir notre verbe de vérité, d’entailler le réel à la lame, de déchirer sa peau au scalpel. Devenons Zarathoustra, empruntons-lui sa pensée un instant, sa pensée vertigineuse, et jetons nos imprécations aux quatre vents. Mais écoutons d’abord ce qui est dit à propos du Convalescent :
« Un matin, peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s’élança de sa couche comme un fou, se mit à crier d’une voix formidable, gesticulant comme s’il y avait sur sa couche un Autre que lui et qui ne voulait pas se lever ; et la voix de Zarathoustra retentissait de si terrible manière que ses animaux effrayés s’approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de toutes les fissures qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les animaux s’enfuirent, - volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu’ils avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles :
Debout, pensée vertigineuse, surgis du plus profond de mon être ! Je suis ton chant du coq et ton aube matinale, dragon endormi ; lève-toi ! Ma voix finira bien par te réveiller !
Arrache les tampons de tes oreilles : écoute ! Car je veux que tu parles ! Lève-toi ! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes apprennent à entendre !
Frotte tes yeux, afin d’en chasser le sommeil, toute myopie et tout aveuglement. Ecoute-moi aussi avec tes yeux : ma voix est un remède, même pour ceux qui sont nés aveugles.
Et quand une fois tu seras éveillé, tu le resteras à jamais. Ce n’est pas mon habitude de tirer de leur sommeil d’antiques aïeules, pour leur dire - de se rendormir !
Tu bouges, tu t’étires et tu râles ? Debout ! debout ! ce n’est point râler - mais parler qu’il te faut ! Zarathoustra t’appelle, Zarathoustra l’impie ! »
Oui, réveillons notre pensée tant qu’il est encore temps. Oui devenons des Zarathoustra. L’humanité a besoin de prophètes en ces temps sans boussole. Mais le prophète n’est nullement un guide qui nous conduirait vers une nouvelle religion, une spiritualité inventée de toutes pièces. Nous avons à être nos propres prophètes, mais en l’absence de toute idée d’inspiration divine, seulement à être les révélateurs de notre conscience d’homme, de notre position dans le monde, des valeurs qui sont les nôtres, que nous avons la charge de transmettre. Toute parole oraculaire est, par définition, ou trop religieuse ou trop idéaliste ou bien vise des finalités qui, souvent, sont noyées dans une étrange confusion. C’est donc à une conception simple de la conscience qu’il nous faudra nous résoudre. Poser la question de Descartes dans les Méditations : « Qu’est-ce que je suis? » « Une chose qui pense, et dont tout l’être est de penser. » Le Moi souverain se découvre dans ma conscience. Je suis ma conscience. Mais, à cette conception presque tautologique de la conscience se regardant elle-même, il faut ajouter l’injonction nietzschéenne posant comme fondement de l’acte moral celui qui, passé au crible de la critique, dépouillé de ses mensonges et de ses complaisances, jouit d’une pleine authenticité, authenticité sans laquelle les opinions émises ne seraient que de gentils simulacres. C’est cette exigence que Zarathoustra se pose à lui-même en même temps qu’il la pose, au-delà du dernier homme, en direction du Surhomme, celui qui, suffisamment éclairé, survivra à la mort de Dieu.
« Suaire posé sur la douleur du monde », voudrait, à sa manière totalement métaphorique, attirer le regard sur la chute des flocons qui ne sont que les stigmates consécutifs à la mort de Dieu, stigmates qui voilent le réel d’yeux encore abusés par la fable biblique. Oui, il faut se réveiller et voir ce qui, sous la blancheur virginale, se dissimule de douleurs et de tragédies non résolues. Notre monde est pris de syncope, toujours au bord du vertige. Conflagration des idées, des religions, actes sans nom, aurores sanguinaires, déflagrations mentales d’idéologies creuses. Oui, il faut se réveiller et mettre à nu ce qui peut encore l’être. Sous le blanc de titane du pinceau de l’artiste, les traits de graphite, les hachures de plomb, le doute qui préside à toute création. Comme une allégorie venant nous dire l’indispensable douleur qui précède toute vie que l’existence recouvre de sa taie blanche. Il reste encore beaucoup à faire. Beaucoup !