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16 septembre 2020 3 16 /09 /septembre /2020 09:36
Dedans la maison grise.

Photographie : Blanc-Seing.

C’était un matin de lumineux printemps que rien ne semblait devoir divertir d’un destin heureux, ouvert sur le bonheur du monde. Je m’étais levé tôt, tout à la fête de cette journée de liberté. L’hiver, long et rigoureux, avait eu raison de mes dernières défenses et, au fond de moi, il y avait cette demande d’existence, cette impulsion vers ce qui croissait, aussi bien la végétation que les hommes et l’aventure qui, toujours, pouvait surgir à l’improviste. D’un pollen faisant sa tache de soufre, du grésillement d’une libellule au-dessus du miroir de l’eau, d’une silhouette aperçue dans le fourmillement des arbres. Il y avait tant de douceur à vivre, simplement, à se laisser flotter dans l’évidence du jour. C’est sans doute l’essence du printemps que de nous disposer à une subtile efflorescence et, ce jour-là, la certitude d’être primait sur toute autre considération. Rien de fâcheux ne pouvait survenir. Rien ne pouvait entraver le déroulement du voyage, la disposition des choses à figurer selon une manière de plénitude.

L’air est encore bleu, avec des filets de brume et les vallons émergent à peine de l’ombre que des collines surplombent d’un poudroiement léger. Si belle fraîcheur qui glisse le long du corps, engourdit le massif des jambes, donne aux doigts cette pesanteur, ce léger tremblement dans la levée de l’heure. Comme pour dire l’instant rare entre tous avant que l’unité ne se disperse en mille fragments colorés, pareils au vertige des kaléidoscopes. Ou bien à l’éblouissement des yeux lorsque, au spectacle, dans la salle obscure, soudain se rallument les feux de la rampe. Alors on s’étire comme le félin, alors les pupilles se dissimulent derrière une fente étroite. On était si bien dans le luxe du corps, dans l’engourdissement de l’esprit, au milieu des souples balancements de l’imaginaire. Il y a, soudain, comme un dépliement de l’ombilic, la montée en spirale d’une cochlée s’éveillant au murmure du monde. C’est tellement lové en soi, tellement fécond à l’intérieur de la nacelle de peau, tellement semblable à la pure intimité avant que la graine ne germe. Il faut lutter contre soi, forer sa carapace de tortue, consentir à porter au-dehors cette chair molle qui est comme notre âme mise à nu. C’est une déchirure à laquelle il faut bien se résoudre puisque l’exister est aussi devant soi, dans l’arbre, la feuille, l’air qui vibre dans la clarté des choses.

La route sinue le long de la vallée, parmi le rythme des peupliers et la mare verte des aulnes. La feuillaison est là et l’air est empli d’une odeur de résine alors que les derniers bourgeons s’ouvrent en crissant. Le soleil commence sa lente ascension et la lumière est souple, rose au ras du sol, blanche au-dessus, avec une décoloration du bleu vers le zénith. Un genre de camaïeu voulant dire la douceur des choses, ici, tout près de la Gèvre qui fait ses glissements inaperçus sur un lit de galets, parmi les ilots semés de roselières, entourés de lentilles crépusculaires. J’y ai trouvé une halte sur une berge sablonneuse, tout près de l’eau que ne trouble, parfois, que le glissement des cygnes avec son sillage pareil à la corolle du lys. Alors, ici, dans l’éclosion de la nature, comment ne pas penser aux rêveries solitaires du cher Jean-Jacques, aux voyages empreints de mélancolie d’Oberman, à la si belle prose de Senancour que, plus tard, Proust revendiquera en un certain sens, affirmant : « Senancour, c'est moi ». Ceci voulant signifier que l’auteur de « La Recherche » avait trouvé un lieu où être. « Trouver un lieu où être » : le magique espace qui, nous attachant à une terre, un village, une rivière, un arbre, nous enracine en nous avec l’assurance d’une fusion, d’une croissance en harmonie, tout comme le fin rhizome tapisse la glaise en y disparaissant.

Je reste longtemps à regarder la Gèvre, son scintillement, les reflets des arches claires du pont qui l’enjambe, le mystère du château sur la colline en face, son air absent dans le paysage qui semble passer sans lui. Tout près de la rivière, des champs envahis des nappes jaunes des pissenlits, des vergers en fleurs qu’ornent des bouquets de grappes blanches et, plus loin, dans le fourmillement de la vision, la silhouette d’une grande maison, ses murs de crépi gris, sa haute cheminée de tuileaux, son large toit d’ardoises si semblable à la lueur éteinte des galets lorsque l’eau s’en est retirée. Je ne sais pourquoi cette maison m’attire. Le souvenir d’une demeure oubliée, la projection d’un simple fantasme ou bien, tout simplement, une naturelle curiosité qui me pousse à la mieux connaître ? Comme on le ferait au hasard d’une rencontre et alors on interroge la personne croisée dans la rue, et alors on veut connaître sa biographie, quelques détails de cette existence qui vient à notre rencontre.

Soudain, sans bien savoir pourquoi - est-ce la douceur de l’air, l’apparition de cette demeure étrange ? -, je sens le désir de m’en approcher, comme s’il y avait un mystère à résoudre, peut-être une énigme enchanteresse et j’avance, presque malgré moi, à sa rencontre, dans l’éblouissement jaune des fleurs. De près, la bâtisse est encore plus intimidante qu’aperçue depuis les rives de la Gèvre. Elle a un aspect imposant, un caractère bourgeois, une humeur qu’on dirait même aristocratique, tant le contraste est fort entre son emprise sur le paysage et la modestie des champs qui l’entourent. Quelques lourds volets de bois sont plaqués sur la falaise des murs. A l’étage, une porte-fenêtre est ouverte sur le moutonnement des vergers. J’emprunte l’escalier que longent de blanches ferrures. Bientôt un palier, une porte sertie de vitraux anciens, un heurtoir de bronze en forme de poisson avec une étrange queue recourbée comme celle d’un caméléon. Vous dire la raison pour laquelle, en un éclair, je saisis le heurtoir, le laisse retomber dans une pluie de grelots sonores, je ne saurais en expliquer la raison. Un bruit, pareil à celui d’une chute d’eau dans la conque d’un puits, envahit un moment le vestibule. Puis, plus rien que le léger grésillement des insectes dans l’air qui commence à tiédir. Je pousse la porte qui grince. Un genre de corridor sombre avec une console d’ébène, une antique poterie qui en rehausse le ton, des appliques en forme de flammes à l’intérieur desquelles brille un mince filament de clarté. Un escalier de bois sombre, à l’odeur d’encaustique, un papier peint ancien avec des chamarrures à moitié éteintes, quelques portraits dans des cadres ovales, des miniatures orientales. Un air d’autrefois, à la consistance de cuir, que la lumière rehausse de quelques éclats. Puis une pièce en clair-obscur que lisse l’atmosphère printanière. Un bureau avec ses murs couverts de livres - les maroquins s’y allument faiblement dans le luxe des peaux et les dorures à l’or fin -, des feuilles éparses sur lesquelles court une écriture fine, légèrement penchée, des ratures nombreuses, des renvois, des gribouillis, de fines annotations dans les marges surchargées. Un manuscrit d’écrivain, il ne peut s’agir que de cela, une œuvre en train d’éclore dans le luxe du jour. Un titre sur la première feuille : « Les eaux multiples » et un sous-titre : « Quelques déclinaisons de l’âme ». La flaque ronde de l’opaline, qui est demeurée allumée, jette sur l’écriture son regard inquiet. Je me résous à ne pas lire plus avant, mon imaginaire se chargera de poursuivre la tâche.

Dedans la maison grise.

La mariée à l’éventail.

Marc Chagall.

Source : Eternels Eclairs.

Au mur, une belle reproduction d’une toile que je reconnais : « La mariée à l’éventail » de Chagall, ce peintre de la pure transcendance, de l’élévation des êtres dans le luxe d’une esthétique céleste. L’attitude du modèle y est recueillie dans l’attente cérémonielle. Le regard absent, les traits à peine esquissés dans un retrait en soi, une profonde méditation où trouver de quoi se ressourcer et paraître au monde avec quelque certitude. Le voile qui descend vers l’aval est si semblable à l’eau de la fontaine avec, à la cimaise, le semis blanc de fleurs à peine apparentes. Et cet éventail devant soi comme pour dire le recueillement avant le tumulte du jour, la longue procession des invités, le sourire à éclairer, le bonheur à porter devant soi à la manière d’une icône alors que l’âme est inquiète du destin qui se profile et ne dit jamais ce que sera l’épilogue, le dernier mot de la fable. Longtemps, je suis resté dans cette approche mystérieuse de celle que vous étiez, longtemps à vous regarder, longtemps à laisser courir sur les pages couvertes d’une écriture fine, serrée - un reflet de vous, sans doute, l’hôte de cette demeure dont je ne doutais pas que vous fussiez une femme -, une éternité presque à interroger le lien qui pouvait unir l’image aux mots. Etiez-vous cette « mariée » aux multiples et ambiguës « déclinaisons de l’âme » qui rêvait de l’amour - cet insaisissable - au seuil d’une écriture qui était censée vous porter au-delà de vous dans cette œuvre à peine entamée ? Et toutes ces ratures, ces bifurcations, ces retours en arrière, ne témoignaient-ils pas de votre doute, de votre fragilité, de votre posture pareille à une infime vibration de l’air alors qu’avril se profilait avec, encore dans ses plis, le frimas de l’hiver ? Une dernière fois j’ai laissé errer ma vue sur ce confort douillet qu’entamait la lame de l’interrogation. Mais, exister, n’est-ce pas cela, d’abord, se sentir vivre dans la volupté avec un pied au-dessus de l’abîme ? N’est-ce pas uniquement cela ? Un couperet dont on reporte toujours, au loin, la sentence définitive ?

J’ai redescendu l’escalier, ai longé le verger avec ses vagues de coton, son sol où courait le clapotis solaire des pissenlits. La Gèvre, dans le jour qui baissait, faisait ses lunules brillantes sur le fond d’une eau qui, déjà, bleuissait dans les ombres, s’ornait de reflets d’or dans les clairières. Sur un mince ilot les aulnes commençaient à incliner vers des teintes de cendre. Quelques cygnes flottaient comme des jouets. J’ai repris ma voiture. Sur le perron donnant accès à votre maison une ombre flottait, pareille à une mariée attendant l’heure d’être aimée, un éventail à la main ou, peut-être des feuilles blanches semées de mots et de longues patiences. J’ai remonté la vitre. L’atmosphère fraîchissait. Toujours une trace d’hiver dans les premiers jours du printemps. Déjà, la Gèvre n’était plus qu’un souvenir dans la dimension irrésolue du temps. Il était l’heure de rentrer !

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