La beauté est toujours un problème en soi pour la simple raison que nul ne saurait en donner l’exacte définition. Ce qui est beau pour vous ne l’est pas nécessairement pour moi. Sans doute la culture modèle-t-elle la plupart de nos attitudes, façonne-t-elle nos goûts, imprime-t-elle dans nos esprits, nos ressentis, la qualité de nos sensations, la singularité de nos perceptions. Mais bien plus qu’une question de culture qui rejoindrait un universalisme de la Raison, je crois que notre naturelle inclination esthétique se détermine bien plus au gré de qui nous sommes en notre essence, dont nous ne pourrions différer qu’au risque de nous perdre. Peut-être ne suis-je sensible à ce portrait, à ce paysage, à cette œuvre qu’au motif de ces effluves, de ces linéaments, de ces irisations qui me traversent dont je ne pourrais tracer la figure puisque tout ceci chemine entre conscient et inconscient, dans cette zone demi-éclairée qui est ma propre climatique. Autrement dit, je ne serais sensible à ce vase de Chine ou bien de Sèvres, à la silhouette de cet arbre, au moutonnement de la colline qu’au regard de qui je suis. Nos choix seraient entièrement déterminés par notre totale subjectivité, notre essentielle particularité. Nous aimerions comme nous avons les yeux bleus, de longs doigts, des cheveux bouclés ou bien tout autre aspect que la nature nous attribue comme notre patrimoine infrangible, non partageable, qui nous identifie parmi le peuple des Existants.
Je vais, ici, prendre la défense d’une beauté simple, celle qui se donne d’emblée, sans fioritures, sans maquillage, sans ‘miroir aux alouettes’, pareille à une eau qui coule dans la gorge d’ombre, à l’invisible présence du ciel, à l’aube qui bleuit à l’insu des hommes, ils dorment encore dans leurs chambres, ne se préoccupent de rien, pas même d’eux. Je ne crois nullement à la beauté des images d’Epinal des voyagistes, eaux turquoises tropicales, lagons de rêve, safaris photographiques avec des trophées léonins, foules bigarrées parmi la complexité de Pétra-la-Jordanienne, face au « trésor du Pharaon », ce temple découpé dans la roche avec ses péristyles élégants, ses portiques, ses colonnes élancées, polychromes. Loin de me laisser indifférent ce site m’enchante, tout comme celui des Pyramides d’Egypte, mais ce qui me dérange c’est ce rituel de la visite, ce brouhaha intérieur dans lequel le temple se brouille, les pyramides se dissolvent, les barrières de corail s’écroulent, assaillies par les flashes des appareils photographiques.
Toute beauté vraie est échange unique entre un Observateur et la Chose observée. Regardez la force qui se dégage du tableau célèbre de Caspar David Friedrich, « Le Voyageur devant une mer de nuages ». Certes, l’on peut trouver la pose du personnage trop hiératique, empreinte d’une mystique toute romantique. Certes, l’on peut ne pas aimer. Mais comment pourrait-on passer sous silence ce subtil rayonnement de la beauté qui résulte de cet étonnant face à face de l’homme avec ce qui le domine, le fascine et lui enjoint de demeurer humble ? Ici, la confrontation du microcosme et du macrocosme. La belle tension qui existe entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Si l’homme est empli de mystère, c’est bien pour la raison qu’il prend acte de cette mesure, Qu’il se donne sans réserve au paysage, comme le paysage se donne à lui. Ce qui, ici, est essentiel, est totalement résumé en cette coalescence de deux natures qui ne peuvent exister que l’une par l’autre. L’homme est grandi par le paysage, le paysage est totalement accompli grâce à la présence humaine. Si bien que l’on peut parler d’une ‘co-naturalité’, deux essences s’actualisant sur le mode de la présence réciproque. L’homme seul, les nuages seuls, seraient ramenés aux choses dépourvues de signification. Tout sens exige une contextualisation, une scène où paraître, un lieu où exister, une conscience sur laquelle faire fond.
Dans le tableau portant le sublime devant nos yeux, l’homme est posé en regard de la Nature primordiale, originelle, celle qui affirme sa toute-puissance, qui déploie son énergie illimitée, celle que les anciens Grecs nommaient avec respect et crainte la ‘Phusis’, cette réserve à jamais de toutes les virtualités qui façonnent l’Univers, dont nous, les hommes, ne pouvons prendre acte que dans l’effacement, le retrait, la juste appréciation de l’abîme qui nous en sépare. Ce que Friedrich nous dit ici, c’est que la réelle épreuve de l’expérience de la beauté ne peut jamais s’accomplir que dans une relation duelle, une solitude face à une autre solitude. Tout Voyeur surnuméraire détruirait cette subtile harmonie. Les sentiments les plus profonds sont toujours éprouvés dans ce retirement, ce dénuement. Voyez l’ermite dans le désert, le pope sur son météore, le saint face à son dieu. En réalité la nature d’un tel acte est empreinte d’une inévitable religiosité : une pure immanence s’ouvre à l’insondable de la transcendance. Ce qui ne veut nullement dire qu’il soit nécessaire d’avoir la foi, de croire en quelque divinité, de s’en remettre à quelque culte. Non, il suffit d’être saisi par ce beau surgissement nommé par Romain Rolland ‘sentiment océanique’, tout s’ouvre soudain avec la force inégalable du prestige, de la grâce, de la splendeur.
Causse Méjean
Mais il nous faut sortir des considérations purement théoriques, aller droit au paysage qui nous appelle et nous reconduit à notre propre fondement. Nous sommes nés nus, donc il nous est demandé de remonter à la source de nos sensations, de nous dépouiller de toutes les empreintes de la culture, de nous saisir au plus vif de notre intime vérité. L’air est libre, totalement voué à son propre caprice. Il souffle continûment sur la face du grand plateau, il féconde tout ce qu’il rencontre, il est la signature des espaces ouverts, illimités. Les graminées que l’on nome ici ‘cheveux d’ange’ font une écume blanche, onctueuse, souple. Les doigts du vent y dessinent de multiples remous, y tracent des ondes animées, des flux et des reflux qui font penser à l’activité de l’Océan, à son agitation incessante. Ici, il y a un jeu permanent installé entre terre et ciel. La terre est couchée sous le ciel, elle en attend la caresse, elle demande la lumière. Des ombres courent sur son manteau bistre, des nuances se déploient qui donnent l’impression d’une immense oscillation venue d’on ne sait où, allant on ne sait où.
C’est comme une rumeur, un chant qui s’immisceraient dans la fente ménagée par le vaste horizon. Ici est la demeure de la liberté, ici elle a des ailes pareilles aux rapaces qui sillonnent l’azur, y glissent sans bruit dans la sûreté d’eux-mêmes, dans l’ivresse du vol qui est le langage des simples, des nomades, de ceux qui ne vivent que de la clarté des étoiles et des transhumances hauturières. Il y a un grand bonheur à se situer à la jonction d’une paix intérieure et du calme immémorial des vastes étendues. Cela entre en vous, s’insinue au plus invisible du motif de chair, cela y tresse de blanches dentelles qui faseyent longuement sous les alizées d’une immédiate présence à soi, au monde.
La steppe immense fait penser aux paysages de la sérénité tels qu’ils apparaissent en Afghanistan dans la province de Koundouz ou en Palestine, dans la région de Nabi Musa, ces doux moutonnements de collines aux herbes jaunes, ces étendues à haute teneur biblique, ces à peine blancheurs poudrées de cendre, ces territoires inviolés de la nature telle qu’en elle-même, non encore sacrifiée par la soif de prestige des hommes, leur avidité face aux gains, leur violence dès qu’il s’agit de tirer des profits de l’illimité, du toujours-disponible, du moins le croient-ils. Par endroits, le velours de la steppe est comme usé, des creux s’y laissent deviner, une herbe drue y croît, ce sont les dolines, des effondrements karstiques où nos ancêtres de la préhistoire, déjà, faisaient leurs premiers travaux d’agriculture.
Les dolines sont belles, apaisées, douées d’une simple justesse paysagère. Elles jouent en contrepoint avec les vagues ‘toscanes’ du plateau, elles produisent de la diversité, elles donnent leur touche, mais dans un souci d’harmonie. Leurs grands frères, les avens, ces gouffres vertigineux qui se précipitent en direction des abysses de terre, sont bien plus incisifs, certes, bien plus affirmatifs, mais ils recèlent de tels trésors de stèles de calcite pure, de bourgeonnements de pierre qu’ils sont comme le revers de la surface, sa physionomie inversée, son complément, en quelque sorte. Il faut être doué d’une âme d’explorateur pour les découvrir, les faire jaillir du faisceau de sa lampe frontale.
Si le Causse Méjean possède une évidente unité, il n’en recèle pas moins une étonnante variété, mais tout se fait dans la continuité, mais tout apparaît dans un naturel prolongement, rien n’est surfait qui viendrait faire chanceler l’équilibre immémorial de l’édifice. On ne compte nullement deux cents millions d’années pour remettre en question cette lointaine appartenance à la mer primitive, à son peuple de coquilles et de vertébrés d’où l’on provient. On a une longue mémoire que, jamais, l’on ne reniera. L’on tient à ses racines de pierre, à ses tapis d’herbe, à sa terre maigre, elle a une si belle teinte, une douce argile sous la coulée du ciel. L’on tient à son caractère dépouillé de Causse, à sa physionomie parfois aride, parfois heurtée. Les chaos de rochers sont étonnants avec leur aspect de sol lunaire semé de cratères, de mers innommées, d’impacts de météorites, ses failles, ses laves levées, ses dentelures, ses landes de poussière, son spectacle à proprement parler, spectral, à la limite de quelque réalité. Mais le Méjean n’est nullement inquiétant, tout au plus fantastique sous la marée laiteuse de la plaine lune, un théâtre irréel dans lequel on pourrait marcher des heures sans crainte d’être lassé, d’être surpris par un rôdeur doué de mauvaises intentions.
Ici, hormis les rivières laineuses des brebis qui pâturent, des Chevaux de Przewalski dont la toison les fait se fondre dans les herbes de la ‘savane’, nul danger et les chiens de berger sont bienveillants, entièrement dévoués à la tâche qui leur est confiée de prendre garde du troupeau. Les bergers et bergères sont façonnés de cette pierre dont ils sont comme la suite, mais une pierre douce, une pierre ponce dont on retrouve le rocailleux dans leurs voix agrestes qui chantent leur viscéral attachement au pays. On ne s’évade pas du Causse, on y demeure. Ailleurs, aurait-on cette liberté, ce plaisir des yeux, cette onction pour la peau, cette tranquillité amarrée au sein de l’âme ? Les villes sont loin avec leurs complications, leur charivari, leurs bruits mécaniques qui taraudent les tympans. Aux grandes cités de béton et de ciment, l’on préfère cet habitat de pierres grises, les pierres ont été levées sur place, elles sont l’âme du Causse dont les hommes aiment à s’entourer.
Les maisons sont adossées à des buttes abritant du vent du nord, leurs ouvertures sont étroites en raison du froid hivernal, leurs toits en épaisses lauzes que surmonte le bâti d’une cheminée. Les maisons parlent à voix basse, se dissimulent, se fondent dans le paysage et il faut les avoir à peu de distance pour se rendre compte de leur présence, de l’abri familier dont elles assurent leurs hôtes. On imagine l’hiver, son grand manteau de neige, le feu dans l’âtre, on s’imagine lisant ‘L’épervier de Maheux’ de Jean Carrière, ce natif d’ici, tout contre les bouquets d’étincelles qu’aspire l’air vif, des escarbilles fusent au dehors dans l’air tissé de gris. Puis elles retombent en fine poussière pour rejoindre le lieu d’où elles proviennent. On ne peut nullement être dispersé, la logique du Causse vous ramène vite au centre, dans quelque doline ou bien sur ces amoncellements de pierres, les ‘clapas’ que les paysans, autrefois, ont érigés pour faire place nette à leurs cultures. Un épierrement constant car, en cette rude région, le calcaire repousse aussi vite qu’on l’a écarté du chemin ou prélevé du champ.
Tout est sous le signe de la roche, du moellon, de la meulière. Parfois la densité est telle qu’on a bien du mal à retrouver une trace d’herbe, le semis d’une végétation. Tout y est minéral jusqu’à l’extrême, ce qui ne fait qu’affirmer un caractère bien trempé. Ôter la pierre par la pensée, c’est en même temps réduire le Causse à ce qu’il ne saurait être, une terre sans relief, une friche désolée sous la lame claire du ciel. Le Causse est de la même nature que les sols couverts de brandes, les landes où poussent les ajoncs épineux, les contrées habitées de tourbières. Les causses sont pareils aux ‘Hautes Terres’ d’Écosse, ces ‘highlands’ que tapissent bruyères et fougères, où se dressent d’énormes rochers que l’on pourrait comparer aux ‘arcs’, ces immenses arches de pierre du Méjean résultant de l’effondrement de grottes, en leur centre, en leur clairière, poussent de hauts résineux.
Les vallées profondes ou ‘glens’ écossais sont les formes homologues des gorges du Tarn ou de la Jonte qui sculptent de profondes entailles dans le derme du plateau. Pays de caractère, pays qui fait inévitablement songer à ces ‘Hauts de Hurlevent’ où la bise tourbillonne en sifflant, pays jeté en plein ciel que seuls les nuages peuvent parcourir en leur entièreté et connaître comme le connaissent les admirables vautours-moines, ces oiseaux de haute destinée, ils aident les morts à trouver le chemin du ciel, ils sont les maîtres de l’espace, y décrivent des cercles parfaits, grands virtuoses du vol à voile, ivres de sublimes ascendances, ces mouvements vers l’infini.
Connaître le Causse, c’est emprunter ses ‘drailles’, ses pistes tracées dans la roche, l’herbe, la poussière, par le passage millénaire des troupeaux transhumants et se fondre dans cette savane couleur de terre, dans ce ciel si léger, on le dirait de cristal, dans ses nuages, à peine un talc posé sur le bleu. Au loin les collines s’incurvent, chutent au sol, puis s’élancent, puis bondissent, leur couverture grise touche bientôt un maquis teinté de vert sombre, une garrigue clairsemée, à proximité une terre y affleure dans des teintes entre sable et mastic, une butte couleur de sauge vient s’y blottir, un grand oiseau, rémiges grand ouvertes, s’appuie sur les volutes d’air sans le moindre mouvement d’ailes.
Bonheur de vivre, là, dans le simple, le proche, le directement visible, le préhensible au plus près de la sensation, l’accordé au rythme propre de son être. Peut-être, sur terre, n’y a-t-il pas de plus grand bonheur que de cheminer ainsi, l’âme en paix, le cœur pulsant au rythme du monde végétal, minéral, près des hommes à l’accent de tourbe et de gravier, il est ce qui est précieux et résonne de sa propre vérité. Tel est le Causse si nous savons l’apercevoir avec justesse : une beauté qui n’a nul besoin de dire son nom. L’arbre dit-il son nom, la source sa chanson, le ciel son illimité ?