Voir votre demeure était déjà une manière d’audace. Comment, moi, l’écrivain surnuméraire, le plumitif des belles lettres aurais-je pu prétendre vous approcher, ne serait-ce que d’un iota ? Depuis trois jours j’errais dans la ville à la recherche d’une inspiration, du moindre indice qui eût pu constituer le début d’une fable. A dire vrai, je me serais même satisfait d’une comptine, d’une berceuse pour enfants. C’est si douloureux, lorsque l’extrémité de votre stylo ne sécrète plus que des gouttes pareilles à une eau fossile, sans mémoire. Mais aussi sans avenir. Orphelin du manuscrit. Orphelin de celui que j’avais été, autrefois, écrivant tout le jour et le temps n’existait plus.
Comment dire, à la fois ma stupeur, à la fois ce genre de ravissement qui m’envahit à la seule vue de votre demeure. Assurément, on était dans les beaux quartiers et je ne doutais guère d’avoir affaire à une aristocrate, à une femme dont le sang bleu illuminait la peau sans doute embaumée des plus riches fragrances. Assis sur un banc, face à votre hôtel, je détaillais ce qui, peut-être, deviendrait la trame romanesque de mon prochain livre, en tout cas la matière de mes rêves. Il y avait tant de présence mystérieuse dans la haute façade blanche, tant de poésie voilée dans le toit d’ardoises à la Mansart, tant de possibles aventures dans la pièce sous les combles, juste en arrière des chiens assis.
Et, bizarrement, je ne vous voyais nullement semblable au logis qui vous abritait. Nul fac-similé, mais bien plutôt un évident contraste, une tache pourpre dans la carrière semée de blocs gris. Vous deviez échapper au ciseau du sculpteur qui avait équarri les moellons de manière à en discipliner le bel ordonnancement, à le ranger dans les usages d’un quartier soumis aux lois sociales. Je vous imaginais volontiers rebelle, subversive, déliant les liens qui vous avaient été imposés par une unique beauté. Rétive, non soumise. Rien ne pouvait mieux me séduire que cette forme de sédition permanente, inscrite dans votre chair comme les lettres dans le parchemin.
Voici celle que vous êtes : une femme libre de son corps, libre de sa pensée, de ses mouvements. Et nullement soumise. A qui que ce fût. Indépendante, fière de s’appartenir, d’abord à soi, ensuite à l’art qui vous porte bien au-delà des circonstances mondaines, dans un univers clos, seulement connu de vous. Vous êtes coiffée d’un chapeau couleur coquelicot. Vos yeux sont des lacs sombres, immenses, passionnés. Où chacun pourrait choisir de se noyer, mais il n’y a pas la place pour quelque intrus, fût-il prince ou bien héros. Votre teint est de porcelaine claire avec des rehauts de rose nacré. Votre bouche un fruit mur, une cerise au jus sucré. Votre cou, le tronc d’un mince bouleau qu’un crépuscule aurait habillé des couleurs du corail. Vous portez, en tout temps, une cape grise dont le haut col dissimule votre gorge à la vue des curieux. Cette cape, la seule concession à l’aspect austère de votre hôtel, manière de cage dont, chaque jour, vous vous échappez pour seulement vous retrouver, vous, l’étrangère à son propre logis. C’est ainsi que je vous vois. C’est ainsi que vous figurerez dans les pages nécessairement fiévreuses de mon livre. Rien n’est plus troublant qu’une énigme non résolue. Mais tout ceci, mon rêve de vous, vous ne le saurez pas. Le vôtre, ce songe si illisible dans la trame serrée du temps, le saurais-je un jour, vraiment ? Le saurais-je ?