« Akt »
Œuvre : Barbara Kroll.
Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.
Toujours l’autre côté du monde nous échappe. Nous marchons dans la clairière et nous ne voyons pas la forêt. Nous longeons l’arbre et la racine gît, inconnue. Nous traçons notre chemin sur le plateau de calcaire et les grottes, sous nos pieds, demeurent un simple mystère, une diversion géologique.
Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.
L’inconnue rencontrée dans le compartiment d’un train, nous l’observons lire et ses pensées sont une énigme. Notre meilleur ami, nous en connaissons ses rides, ses moindres tics ; son visage nous pourrions en réaliser l’esquisse sans risque de nous tromper et cependant sa vie nous échappe comme l’eau de la source. Notre père dont nous sommes la chair prolongée, dont nous pourrions décrire dans le détail sa façon de se raser, de fumer longuement, de rejeter l’air gris dans les mailles du songe, qu’en savons-nous en définitive, à part deux ou trois lignes apparentes ? Sommes-nous en mesure de faire l’inventaire de ses affinités profondes, de disserter sur ses philosophèmes, de faire une thèse sur ce qu’il considère de l’amour, de la guerre, du romantisme ?
Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.
Bien évidemment, de cette femme, nous pouvons dire la peau sombre tannée comme un cuir, la diaspora de ses cheveux, la finesse des épaules, la courbe harmonieuse de la colonne vertébrale, le surgissement discret du sein, son bouton comme un grain de café ; nous pouvons évoquer le plein lumineux de la hanche, la fuite des jambes à l’extrémité de l’image. Mais beaucoup de choses nous fuient que nous ne percevons que par défaut, dans l’agonie d’une question sans réponse. Le visage, cette épiphanie hautement monstrative, cette effigie de l’humain, cette oriflamme que l’existant porte au-devant de lui comme son essence la plus visible, voici qu’elle est soustraite à notre conscience. Il y a brusque effacement, soudaine incompréhension et nous sommes démunis, nos yeux sont hagards, nos mains vides, notre corps esseulé. Car nous ne pouvons faire se dresser l’arche de l’altérité à demeurer dans cette approximation, à interroger de l’occlus alors que nous souhaiterions un clair décèlement, une ouverture, l’instauration d’un mode dialogique. Parole contre parole.
Cette jeune femme est là, dans une attitude de retrait, sinon de mutisme et nous butons sur l’aire fermée de son anatomie, dans l’impossibilité de faire paraître son être, autrement dit dans l’impossibilité, en écho, de porter le nôtre à la plénitude d’un savoir. Amputation contre amputation. Retrait dans le retrait. Deux ontologies réduites à une réciproque cécité, avec seulement une ombre de vie alors qu’au moins, nous aurions souhaité une existence et au-delà la révélation d’une transcendance. Tout demeure dans la non-profération et ce silence est plus lourd que mille imprécations semant leur vent sur l’aire livide des agoras.
Où le parfait visage avec la courbe du front où se réfugient les belles pensées ? Où les arcs des sourcils pour abriter la fontaine claire des yeux ? Où les battements de cils pareils aux ailes des fragiles insectes ? Où la profondeur des yeux avec, tout au fond, la mince lumière de l’âme ? Où la lame délicate du nez qu’habitent les subtiles fragrances de l’amant, de la fleur, de la résine crépitant sous le soleil de midi ? Où la rubescence des lèvres, leur gonflement sous la poussée d’Eros, l’arc de Cupidon dont le dessin nous poursuit longuement ? Où la bouche qui embrasse et console, la bouche qui distille les mots du poème, déplie les comptines, chante les berceuses, exhume les pépites du langage ? Où la glaçure des joues, leur souple membrane à la densité de soie que dilate le bonheur d’une dégustation simple, le rouge sombre d’une cerise, la pulpe luxueuse d’un abricot ? Où la malice de la langue, sa sortie dans l’intervalle des lèvres pour dire la gourmandise, l’envie et, parfois même, l’appel de la noire luxure ? Où l’anse du menton, son souple balancement qui acquiesce, sa contraction qui réprouve, son ascension pour dire le doute ? Où les oreilles par lesquelles les bruits du monde se logent dans le tourbillon de la cochlée et alors les questions sont en marche jusque dans l’antre de la sublime connaissance ? Où la présence alors que le revers du visage ne semble annoncer que le refuge dans ce qui capitule et se terre ? Où l’émergence du « où » tant la fermeture est patente qui nous ramène à une pré-parution, à une irrésolution avant même notre propre germination ? Où ?
Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.
Certes, ce modèle demeure un mystère. Mais le plus déroutant d’entre tous, c’est bien notre propre secret, celui qui nous pose à la manière d’une charade dont, jamais, nous ne possèderons le tout, seulement les définitions successives. Seulement quelques hypothèses, jamais la thèse définitive qui assemble les parties et les réalise selon une connaissance satisfaisante. La perception de notre propre corps est fragmentaire, jamais réalisée en totalité. Bien des aires corporelles ne nous seront jamais accessibles, à commencer par notre dos dont nous n’aurons une aperception qu’à l’aune d’un miroir, donc d’une illusion. Alors, comment appréhender ce qu’est notre esprit, le déploiement de notre âme ? Comment, simplement, réaliser l’approche de notre périphérie tellement cette dernière est éloignée du centre qui nous constitue quotidiennement sans que nous puissions prétendre nous placer en orbite en quelque manière que ce soit ?
Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.
Ici, nul doute que le propos de l’artiste soit de nous amener à nous interroger sur notre propre destin. Le propos esthétique agit à la façon d’une antiphrase, laquelle disant une chose, nous montre son exact opposé. Ce modèle vu de dos ne fait pas seulement signe vers une impossibilité de réalisation de la personne humaine. Bien au contraire, dissimulant à nos yeux ce que nous souhaiterions essentiellement voir, à savoir la révélation du visage, il nous convie à nous interroger à son sujet, à poser la question de la présence, à sonder la beauté qui apparaît dès l’instant où nous ouvrons notre vision à ce qui, toujours latent, ne demande jamais qu’à s’actualiser.
Cette femme est de dos et nous la voyons bien mieux que nous ne pourrions le penser. Nous la voyons comme une question qu’elle nous pose et, nécessairement, comme question que nous nous adressons à nous-mêmes en retour. Peut-être n’est-ce que cela exister : entrer dans le carrousel des questions et y demeurer le temps alloué à une prise de conscience. Peut-être !