Le Sphinx de Gizeh – Source : Wikipédia.
Flickr - Gaspa - Giza, la sfinge (2) »
par Francesco Gasparetti from Senigallia, Italy.
Les Grecs racontaient qu’au temps d’Œdipe un sphinx, posté sur la route de Thèbes, proposait des énigmes aux passants, et dévorait sur-le-champ ceux qui ne les devinaient pas. Il proposa la suivante à Œdipe :
« Quel est l’animal qui marche à quatre pieds le matin, à deux pieds à midi, et trois le soir. »
Œdipe répondit :
« C’est l’homme qui, dans son enfance, qu’on doit regarder comme le printemps de la vie, se traîne sur les pieds et les mains ; à midi, ou dans la force de l’âge, il n’a besoin que de ses deux pieds ; mais le soir, c’est-à-dire dans la vieillesse, il lui faut un bâton, dont il se sert comme d’une troisième jambe. »
Le monstre, furieux, se précipita dans la mer.
(Source : Larousse Universel).
De cette anecdote, ce qu’il faut surtout retenir, c’est que certaines vérités ne doivent jamais être dévoilées, car elles brillent plus que l’éclat de mille soleils. L’être, jamais on ne peut l’atteindre. Et il n’est évidemment pas indifférent que l’énigme du Sphinx porte sur l’homme, de façon à mettre ce dernier en perspective avec ce qui le dépasse et, qu’à lui seul, il ne saurait combler, la surpuissance de l’être du monde, dont il est l’une des déclinaisons à défaut de pouvoir toutes les embrasser. Quant au reste, aux broderies mythologiques, au luxe de détails, au monstre à tête féminine, corps de lion, queue de serpent et griffes d’aigle, il ne s’agit simplement que d’une habile cosmétique dont le rôle subtil est de nous égarer en des supputations qui dissimulent à nos yeux atteints de cécité ce qu’il y a à entendre de l’univers, que nous dissimulons volontiers derrière la première distraction venue. Et une remarque, celle se fondant sur le néologisme rabelaisien de « Sphinge », ce sphinx femelle encore plus étrange, est à même de nous poser au seuil d’une réelle ambiguïté. Ambiguïté qu’entretient, comme dans un flou savant, le lexique allemand de « die Sphinx », soit, dans la traduction littérale « La Sphinx ». Comment ne pas percevoir, dans cette apparente « anomalie lexicale », plus qu’une intention linguistique, simplement une énigme à poursuivre, celle d’un être étrange qui, chapeautant le masculin autant que le féminin, n’est ni d’un genre, ni d’un autre, mais rassemble les deux dans une entité nécessairement énigmatique, laquelle ne saurait trouver, sur Terre, la possibilité de son accomplissement. Il faut se résoudre à chercher ailleurs !
Et maintenant, après ce qui pourrait apparaître comme une digression mais qui s’inscrit plutôt comme prolégomènes à ce qui suit, considérons ce que nous dit Philippe Sollers de ce que nous sommes, nous, ici et maintenant, dans la contingence que nous habitons quotidiennement. Il y est question de nous, mais aussi des autres, de la perception qu’ils ont de nous, de notre ton fondamental qui « vient de plus loin » que nous - mais d’où vient-il donc ? -, et toutes ces considérations sont comme les paradigmes d’une nouvelle connaissance de notre propre ego, de celui du monde, si nous osons une telle formule, soit la mise en évidence de choses fondamentales. Voici donc ce qu’énonce Sollers :
« Les autres sentent bien ces différences en vous, ils les repèrent avant même que vous en ayez conscience. Leurs reproches, leur mauvaise humeur, leur aigreur vous étonnent, vous montrent la voie. En même temps, ils se trompent sur ce que vous êtes en train de désirer ou de faire : c’est épatant à vérifier, mathématique. Bref, c’est votre ton fondamental qui les irrite au plus haut point, mais ce ton est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. »
Or, ce ton fondamental, s’il existe bien, il n’est jamais directement perceptible. Il s’écoule de nous comme l’eau qui transpire du ventre de la cruche dans la chaleur d’été, c’est lui qui tient ouvertes les ailes du colibri dans son vol stationnaire, c’est encore lui qui anime la pulsation des phéromones avant que l’accouplement n’ait lieu. Autrement dit il s’agit d’un insaisissable, tout comme la nature de la Sphinge est invisible, son austère visage de pierre en marquant le caractère définitivement impénétrable. Le ton fondamental de la Sphinge est entièrement contenu dans l’énigme qu’il-elle pose, dans sa propre disparition si le mystère parvient à être dévoilé. En réalité, nous sommes tous ces manières d’êtres hybrides, moitié Sphinx, moitié Sphinge, scellés sur le secret de notre propre présence au monde - comment pourrions-nous l’expliquer ? -, secret que nous gardons par-devers nous, le protégeant à la manière du bien le plus précieux qui soit. Notre être est là, si près, si loin de nous ; nous l’entendons bruire, nous percevons le son de papier de ses ailes, nous devinons la lumière qui l’anime, qui nous fait cligner des yeux et, souvent les fermer afin qu’inondés, soudainement, ils ne renoncent à regarder. Le ton fondamental, cette nervure qui tient toutes les autres assemblées, nous ne le percevons jamais dans sa pureté, seulement dans une forme dégradée qui ressemble aux bruits du quotidien. Il y a tellement de bruits sur Terre, tellement de discours volant sur les agoras du monde. Alors comment, dans ce maelstrom, s’y retrouver avec cela même qui nous fait tenir debout, avancer et nous diriger vers notre avenir d’un pas suffisamment assuré ? Comment ? En réalité nous sommes sourds à nos propres signaux. La note fondamentale, toujours elle se mêle à quantité d’harmoniques qui en constituent les possibles hypostases, la forme atténuée. La mélodie originelle est toujours occultée par une manière de bavardage dont les sons périphériques sont la mise en scène. Ecoutez-donc une note pure - le ton fondamental - cette note tenue pendant quelques secondes. Puis écoutez, à nouveau, la même note à laquelle se superposent les harmoniques, à savoir le timbre, la couleur de cette note lorsque notre cochlée l’aura interprétée, c’est-à-dire aura rajouté des informations qui n’y étaient pas à l’origine. Le fondamental sera devenu de l’harmonique à la hauteur de notre état d’âme, à la couleur de notre propre subjectivité. Les informations initiales auront été noyées sous quantité d’événements périphériques qui en auront détruit la trame réelle, la seule à pouvoir signifier et porter témoignage de la pureté d’une origine. L’homologie d’une telle situation, sur le plan visuel, nous est donnée par le travail en cours d’un artiste dans une création picturale. Au début sonne la note fondamentale, le trait de crayon, la trace de la mine de plomb, la hachure d’encre, le lavis léger. Puis intervient la brosse chargée de couleurs - les harmoniques -, et disparaît, en même temps, ce qui constituait l’ossature du dire de l’artiste, à savoir une impression immédiate – une « donnée immédiate de la conscience » en termes bergsoniens - dont il ne reste plus que des traces infinitésimales, de la même manière que les strates des sédiments voilent l’histoire géologique du sol.
Mais, maintenant, il nous faut en venir à l’étrange figure Sphinx-Sphinge afin que quelque chose d’une compréhension de l’être puisse se manifester. Certains individus traversent votre ciel personnel à la manière d’une comète. Un surgissement, une trace brillante, une persistance, dans la nuit, d’une pluie d’étincelles, puis, plus rien que le silence et la mémoire floue de ce qui fut et ne se reproduira plus. Imaginez ce qui suit. Vous êtes jeune, alors, autour de 15-17 ans, adolescence basculant dans l’âge adulte. Au lycée. Dans votre classe, le passage rapide, peut-être 2-3 ans, d’un jeune aux contours imprécis, apparemment sans histoire. Souvent, le hasard des places occupées dans l’existence, vous êtes assis à la même table que lui et vos destins se croisent, au réfectoire, dans la cour, jamais à l’extérieur cependant. Quelques échanges, sur la littérature, surtout, l’art, la philosophie. Mais jamais d’incursion dans la vie privée. L’extérieur du lycée est un autre monde. Ici dans cet univers clos des connaissances, ce jeune est désigné sous le sobriquet de « Die Sphinx », étiquette décernée par le professeur d’allemand trouvant à X*** des similitudes avec le monstre ailé d’Egypte. Même attitude impénétrable, même regard semblant épier quelque monde intérieur, même immobilité comme si, bouger, était synonyme de se perdre dans une masse indistincte habitée de menaces. A son sujet, quelques bruits circulent, mais dans le vague, sans insistance ni intention de nuire. On le dit volontiers autiste, peut-être ombrageux, entièrement voué au culte de la littérature -, il aime Senancour, Nerval, Chateaubriand, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, il lit Mallarmé avec passion, il vénère Artaud, Lautréamont, Nietzsche et éprouve une véritable dilection pour les œuvres secrètes, les éditions rares, les écrits sous le manteau. Il passe des jours à découvrir « La journée ou l’emploi du temps » par L.F. Jauffret petit opuscule datant de 1817, avec 6 jolies gravures, mince traité d’éducation « contenant les premiers élémens des connaissances utiles aux Enfans qui commencent à lire » ; il lit, le soir tard, les deux petits volumes de Madame De***, « Caroline de Lichtfield », 1786, dans deux petits livres au maroquin doré au fer.
Ce que vous connaissez de lui, ce qu’il veut bien laisser paraître, c’est cette face lisse comme le miroir, cette surface réfléchissant le monde à l’aune de ses caractères d’imprimerie, de ses effigies de papier, de ses miroitements d’incunables, de ses milliers de minuscules signes noirs anonymes qui se dissimulent dans la touffeur des œuvres. Ce que vous connaissez de lui, c’est d’abord cette inclination vers la littérature - ses harmoniques -, alors qu’au loin, comme dans une brume, vous apercevez son ton fondamental, cette énigme de l’être qui semble reposer dans les fortifications d’une « forteresse vide » que surplombe une tête de femme à la dureté de pierre, au visage usé, au corps de félin, à la queue ophidienne, aux griffes d’aigle dissimulant dans leurs serres ce qui, toujours, se dérobe et nous interpelle. Ce ton fondamental qui vibre depuis le centre de sa lanterne magique, que jamais les doigts ne peuvent atteindre, - jouets qu’un enfant désire dans la vitrine de noël illuminée -, qui échappe au regard alors que la curiosité est grande de toucher la pure gemme, ce ton « irrite au plus haut point, mais [il] est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. » Précieuses indications dont Sollers se fait le porte-parole alors que le Sphinx-Sphinge glisse continûment et qu’il vous est impossible de l’étreindre, d’en tracer seulement une esquisse, d’en dire le rapide poème. Jamais on ne pourra dire « les illuminations » du poète. Il est bien au-delà de ce monde, dans une contrée emplie de silence et de recueillement. Mais faisons retour vers ce mystérieux X*** dont l’imprécision même sonne comme l’X d’une équation insoluble. Le cerner, tâcher de le comprendre ne sert à rien. Cherche-t-on à mettre en exergue la cause de l’air, le rythme du silence, la transparence de la parole ? Non, c’est d’un ailleurs dont il faut se mettre en quête, sans pourquoi, sans comment, sans feu ni lieu, d’un ailleurs comme ailleurs dans la plus radicale des pensées qui soit. Verticale, profonde comme l’abîme. Mais partons des harmoniques - ce qui est visible - pour remonter à un possible fondement - l’invisible. Sphinx-Sphinge - cette double nomination traçant l’orbe d’une « morale de l’ambiguïté » pour parodier le titre de l’ouvrage de Simone de Beauvoir, soit la difficulté pour l’homme d’assumer « le paradoxe de [sa] condition » -, donc Sphinx s’offre à la vue des autres comme simple concrétion littéraire, genre de bourgeon terminal d’une existence racinaire, rhizomatique, puisant sa substance dans un sol aussi complexe que celui d’une mangrove, aussi difficile à déchiffrer.
A partir d’ici, il vous faudra partir du corps de celui qui vous échappe et vous met en demeure de le percevoir correctement. Le corps est fluet, longiligne, les épaules étroites, comme s’il fallait en réduire la voilure, laisser faseyer la toile, ramener la chair à sa plus simple expression. La vérité se situe ailleurs. Mais demeurons encore à la périphérie. Vous contraignant à observer X*** avec un regard porté à la mydriase, voici ce qui fait signe en votre direction. En réalité il s’agit si peu de corps, juste un rideau de peau, quelques nervures de nerfs, des lacis de sang, des efflorescences d’humeurs vitreuses. Ce que vous voyez : des enroulements de lettres, des points de suspension, des lambeaux de phrases à la dérive, des vers alexandrins, des odes, des éclisses de poème. Cela ressemble si peu à de l’organique, plutôt à un précipité de culture, à une macération d’esprit, à des volutes d’âme. Car, en effet, vous êtes tout proche de quelque chose qui pourrait se proférer de soi, devenir subitement incandescent et se tenir en sustentation dans l’éther sans le secours de quelque loi physique. Une manière d’être auto-réalisé s’alimentant à sa propre substance. Ici et là, il vous semble reconnaître une « Fille du feu », ailleurs une volupté de mélancolie obermanienne, plus loin « une nuit dans les déserts du Nouveau monde », le bruit des cataractes au loin ; puis Myrtho inondée « des clartés d’Orient » ; puis encore quelques « Fleurs du Mal » flottant « au vent mauvais », puis les lueurs vertes de l’absinthe, un « bateau ivre » dans le désert du Harar, des « brises marines » que berce le « vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
Pour l’heure, ce sera tout, mais c’est déjà beaucoup cette « Alchimie du Verbe » faisant ses floraisons au-dessus de l’ombilic du Sphinx, cet ombilic qui semble rassembler dans son amande même, dans sa fermeture, son étroite occlusion le tout d’une existence en sa sublime signification. Il n’y a rien à voir ailleurs, dans ce qui serait supposé être une géométrie sémantique, un site herméneutique. Ce qu’il y a à comprendre du Sphinx est entièrement remis à cet ombilic, bouton terminal d’une aventure commencée il y a longtemps, dans un lieu si hypothétique qu’il semblerait n’avoir jamais existé. L’ombilic est à la jonction de deux mondes. Il s’ouvre en direction de l’avenir et de replie sur son origine, tout au long du cordon ascendant qui le remet dans l’antre primitif de la conque amniotique. C’est là, dans le flottement liquide du premier espace que tout s’origine et prend forme. Comme si deux yeux, deux globes oculaires pareils à une mappemonde de matière première regardaient dans deux directions à la fois, dans deux façons de s’y prendre avec ce qui, bientôt, s’actualisera, un corps, des membres, tout l’équipement pour affronter l’étant, le dense, le compact, alors que de l’autre côté, l’autre œil regarde en direction de l’être, de l’inapparent, du fluide à la limite de se rompre. Oui, l’ombilic à la rencontre de deux mondes, à la jonction de deux réalités aussi dissemblables que complémentaires. Immergés dans le liquide amniotique, nous flottons vers notre réalisation corporelle, mais nous appartenons aussi à ce cosmos dont nous provenons comme la plante tire son suc du sol nourricier. Là, dans les replis ombreux, sous le dôme translucide de notre génitrice, nous nous étendons d’un bord de l’univers à l’autre. Nous ne sommes pas encore sortis de l’antre, de la grotte primitive et nous sentons un étrange magnétisme nous traverser et nous voyageons à rebours à la vitesse des comètes.
D’abord les planètes, là, à portée de la main, puis le soleil qui fait sa boule rouge dans l’arc infiniment tendu du ciel, puis la voie lactée, ses milliards de trous brillants comme des têtes d’épingles, ses amas confus de galaxies, ses théories de quasars - nous sommes vers trois milliards d’années -, puis les premières contractions du rayonnement fossile, l’univers transparent vers un million d’années, sa sortie laborieuse des ténèbres sous l’effet d’une contraction matricielle, puis la danse des neutrons, la gigue des protons - cinq cent mille ans , puis la soupe ruisselante de phosphènes, des quarks et des électrons, puis l’univers réduit à la taille d’une orange, puis microscopique, infinitésimal, à peine un petit pois, puis le big-bang, la gigantesque explosion qui annonce l’expansion infinie de l’univers. Et avant ? Quoi donc ? Le vide absolu ? Les volutes inconnaissables du néant ? La sombre résonance du vide ? Allons, quelle plaisanterie, mais cessons de nous inventer de bonnes raisons de convoquer un démiurge à des fins d’explication causales. Les cosmologies sont de gentilles mythologies qui ne résistent pas à l’analyse d’un esprit rationnel. Et Dieu lui-même, n’apparaît qu’à l’endroit précis où le raisonnement faillit, où la science bascule dans la croyance. Nos ancêtres, les hommes du paléolithique, entendant le tonnerre gronder, l’orage produire ses éclairs, ne croyaient-ils pas à l’existence de forces surnaturelles qui les menaçait et promettait, à chaque instant, de les faire disparaître ?
L’univers, il n’y a guère d’autre explication que son existence continue, sans faille aucune, suite de contractions et d’explosions, tout comme l’utérus se contracte pour expulser le petit homme et le remettre à ses hôtes. L’univers est un absolu, un infini, le réceptacle, contenant et le contenu de la seule vérité qui soit. L’univers est immortel et c’est pourquoi nous éprouvons, à simplement le regarder, la dimension strictement ridicule de notre finitude. Si l’univers dont nous provenons tous n’était qu’un relatif, une brève histoire temporelle, quelle serait donc la mesure qui nous permettrait de poser des problèmes tels que la liberté ? Pour que nous soyons libres il faut que quelque chose comme une jauge éternelle nous toise depuis son empyrée souverain. Ici, s’énonce en termes platoniciens le début de toute philosophie, instituant deux régimes aussi différents que complémentaires : l’intelligible et le sensible. En toute bonne logique, si dans notre système solaire, la dialectique ascendante conduit l’homme à contempler le Soleil comme le souverain Bien, qu’en est-il du Soleil lui-même, si ce n’est de poursuivre le même mouvement dialectique en direction de ce qui l’a porté sur ses fonts baptismaux et ainsi, de proche en proche se constitue une idée de l’infini en même temps que celle d’un absolu dont nous ne sommes que les « hypostases relatives ».
Si la littérature constituait les harmoniques par lesquels le Sphinx était sommé d’apparaître, par un simple système d’emboîtements successifs, de logiques gigognes, remontant jusqu’à l’origine visible et la dépassant dans une vision purement cosmique - autrement dit l’être -, le ton fondamental - l’énigme -, n’était que cette mise en abyme d’une réalité qui la dépassait mais en détenait le mystérieux ordonnancement. Alors, comment ne pas comprendre, maintenant, la thèse de Sollers qui l’énonce avec autant d’emphase que de mystère consommé :
« Les autres sentent bien ces différences en vous, ils les repèrent avant même que vous en ayez conscience. Leurs reproches, leur mauvaise humeur, leur aigreur vous étonnent, vous montrent la voie. En même temps, ils se trompent sur ce que vous êtes en train de désirer ou de faire : c’est épatant à vérifier, mathématique. Bref, c’est votre ton fondamental qui les irrite au plus haut point, mais ce ton est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. »
Et, maintenant, regardez à nouveau « Die Sphinx », la Sphinge, son retrait du monde, sa passion pour la chose littéraire, sa discrétion à proférer quoi que ce soit de définitif, sa vie intérieure intense, la poétique qui l’habite et le soutient, le fait vibrer l’espace d’une existence et vous saisirez dans l’empan d’un seul regard ce qu’exister veut dire, ce qu’être signifie. Il n’y a rien d’autre à penser que cela.