Photographie : Ela Suzan.
Luxe d’une patine ancienne.
Ou bien la nuit. Ou bien le jour. Hélias, enfant d’à peine neuf ans, n’aimait nullement cette alternative qui ne faisait paraître que l’ombre et la lumière et rien d’autre qui eût pu les réunir. Avant toute chose, Hélias était forme de passage, glissement entre deux rais de clarté, deux pans de ténèbres qui plongeaient dans l’inconnu. Depuis son plus jeune âge il avait toujours éprouvé une vraie dilection pour ce qui jouait dans le clair-obscur, dans le demi révélé, dans la forme émergeant à peine d’elle-même à la seule force de son intime déploiement. Aussi le voyait-on hanter les rues du village de pierres brunes, de préférence au lever du jour ou lorsque le crépuscule teintait le paysage du beau luxe d’une patine ancienne.
Le fourmillement bleu de l’infini.
Et rien n’aurait été sans doute plus exact que l’idée qui aurait fait du jeune Hélias un être déjà acquis à cette qualité de la lumière depuis l’antre du ventre maternel. Ce dernier, on aurait pu l’imaginer à la façon d’un dôme opalescent, d’un doux gonflement de résine, avec, en son centre, le germe d’une existence visitée par la qualité du rare, du précieux pour la simple raison qu’ouvrir ses yeux aux secrets du monde n’est guère réservé qu’à des explorateurs de beauté. En effet, comment dire l’évidence heureuse, la délicatesse d’un plateau semé d’herbe jaune, parcouru du moutonnement d’or des arbres, certains encore habités d’une coloration vert d’eau alors que dans les lointains cernés de brumes la vue s’égare dans le fourmillement bleu de l’infini ? Jamais le zénith, avec son candélabre blanc pendu dans le ciel, goutte aveuglante, ne révèle avec tant de sublime spontanéité la douceur des choses.
Qu’il était le fils du Vent.
Son âme, il faut la laisser voguer parmi les volutes de l’imaginaire, la confier aux ondoiements de la rêverie. C’est surtout à ceci que se livrait le Jeune Inconnu car nul ne savait d’où il venait, quel était son destin, le terme de son cheminement. Certains prétendaient qu’il était fils du Vent. D’autres, plus malicieux, disaient qu’il était l’invention de quelque Sorcière. Il faut dire qu’en ce pays de pierres sombres, de vallées ombreuses, d’âtres noirs de suie, les divagations n’étaient pas rares dans de pauvres têtes dévastées des atteintes du temps. D’autres supputaient qu’il était un astre tombé du ciel un soir de pluie d’étoiles filantes. Enfin les plus rustiques d’entre eux ne croyaient nullement à toutes ces balivernes et allaient se coucher sur leurs taies brodées d’ennui avec la résignation d’une racine à habiter son lopin de terre pour l’éternité. Aucun, cependant n’avait songé qu’il pouvait être la simple continuité d’un Arbre, ces vénérables habitants de la Terre perdus dans le silence des confluences mondaines, ces réservoirs d’énergie et de sagesse que fécondaient les rayons du soleil.
Les corridors à perte de vue du temps.
Quoi qu’il en fût de ces fables aussi fantaisistes que dénuées de fondement, Hélias qui n’était en réalité qu’une image tirée du vaste livre du monde, se levait au moment où la nuit commençait à basculer - il en sentait le singulier grésillement quelque part entre l’ombilic et la voûte du diaphragme -, s’habillait d’un rien et quittait les pages de sa hutte de branches bien avant que les villageois ne se hissent de leurs rêves d’étoupe. Il empruntait le sentier qui gravissait en lacets la pente de la montagne que coiffait, en son sommet, les robes brunes des vaches. Parfois il musardait au milieu des tubes rouges des joubarbes au bout desquelles s’étoilaient les fleurs roses. Parfois il jouait avec les corolles jaunes des saxifrages, minces étincelles qui se reflétaient sur son front nimbé de lumière. Au loin, dans une brume diaphane, les hauts sommets dentelés, les plaques des névés resplendissant dans l’air cristallin et, parfois, dans une ronde de cercles joyeux, le vol des aigles royaux qui semblait dire les franges inaccessibles de l’espace, les corridors à perte de vue du temps.
L’illimité des choses inaperçues.
Voici, Hélias est arrivé tout en haut des collines herbeuses d’où se laisse découvrir l’entièreté de l’horizon, immense courbe qui semble ne vouloir jamais en finir de faire son étonnante géométrie. Dans les creux, les lentilles d’eau des lacs font leurs yeux dilatés. De loin en loin, des troupeaux de rochers à la laine grise. Des haies, des boqueteaux pareils à des mousses qui seraient nées seulement pour rythmer le paysage, lui donner sens. Ici est une clairière entourée d’essences multiples, ces entités volatiles qui traversent le corps du Chemineau comme une idée se fraie un chemin dans les belles avenues de l’intellect. Les arbres vénérables habitent cet Enfant de la nature à l’intérieur même du fortin de sa chair. Ils le dilatent. Ils le portent en avant comme s’ils étaient un langage vivant cherchant à s’éployer dans la tête des hommes puis, au-delà, vers l’illimité des choses inaperçues. Symphonie de chênes verts au feuillage clair, d’aulnes et de bouleaux au ramures délicates, larges palmes des cèdres où l’air repose sa course, fins cônes des cyprès plantés dans le derme de l’éther, triangles foncés des épicéas, boules régulières des érables, cierges solitaires des mélèzes aux aiguilles couleur de miel.
L’écume douce de l’intuition.
C’est une aube de pure lumière, grise et blanche - ces déclinaisons de la délicatesse -, avant que la rumeur du ciel ne se teinte du corail de l’aurore. Attendre la coloration trop affirmée, c’est différer de soi, c’est sortir du poème pour déjà se ruer dans la prose assourdissante du monde. Le Jeune Chercheur sait la nécessité de la pause, du repos, du recueillement en soi. Il s’assoit sur un tumulus de pierres à la lisière du cercle d’arbres. Au centre exact du dessin sylvestre, Celui par qui, l’Arbre-Soleil, il connaît le bonheur d’être parmi le simple et le directement accessible. Il suffit d’ouvrir la meurtrière de ses yeux, de regarder à la manière du lynx, avec les flancs qui palpitent, l’écume au bord des lèvres, l’abdomen arqué comme pour un rituel sacré. On respire à peine. On laisse venir à soi l’écume douce de l’intuition. On sent sur la nappe de sa peau l’étoilement du jour, la douce insistance des grains de lumière qui font comme un léger cliquetis, une fugue en sourdine, la chute d’une eau dans le bassin alangui d’une doline. Ce qui fascine et cloue le corps au mystère de l’être, c’est surtout ce merveilleux Arbre hissé à la force de son tronc dans la vague claire de l’heure. Le temps s’est arrêté. En bas, dans le village, les Hommes sont encore au repos et on dirait des gisants dans le silence d’un sépulcre. Dans la fontaine, sur la place aux ombres bleues, le jet d’eau est un « cristal qui songe », une éphéméride qui marque le pas, une chute en suspens dont on ne perçoit ni début, ni fin. Dans la savane des prés, les troupeaux sont figés, seuls leurs naseaux fument en cadence mais le rythme est si lent qu’il pourrait aussi bien s’arrêter et ne plus jamais paraître. Sur le dos des boqueteaux une étole de rosée se pare de teintes si évanescentes qu’on les croirait de cendre ou bien pareilles au feu éteint des galets.
Doux rayonnement d’un sfumato.
C’est une joie presque irréelle d’être, ici et maintenant, au-devant de ce qui fait signe avec autant d’humble majesté. La boule blanche du Soleil est à l’orient, œil cyclopéen mais tellement paré des intentions les plus pacifiques, des projets les plus sublimes. Comme s’il s’agissait d’assister à la naissance d’un chef-d’œuvre, une toile de Léonard de Vinci, par exemple, avec le doux rayonnement de son sfumato. Qui est autant émanation de l’âme, de la lumière, qu’arrangement ingénieux d’un pigment sur le support. Aube blanche qui transfigure l’espace, reconduit l’éternité à l’instant dans un si mince feuillet qu’il semblerait issu d’un conte des Mille et Une Nuits. A peine l’épaisseur d’un amour d’Orient. Un filet de liquide odorant coulant d’une aiguière dans la fraîcheur d’un patio. Tout autour de l’Arbre, un ciel légèrement voilé de teintes de feuilles et d’humus. L’horizon tel un fleuve lumineux qui semble s’écouler aux confins de l’imaginaire, là où le rêve poudroie et se métamorphose en une infinité de fuyantes particules. Plus près, la terre pareille à un tissage serré avec le rythme lent de sillons à peine apparents. Une ligne foncée traverse l’entière zone de visibilité traçant une frontière discrète entre ce réel qui nous visite de sa lame tranchante et cet irréel lointain qui semble être le territoire d’Hélias, cet Enfant de l’Arbre-Soleil dont on ne sait l’origine, dont on ne peut prévoir la marche vers demain. Ce que l’on perçoit de lui, seulement cette fuite éternelle, là, face à ce microcosme si mystérieux qu’un jour il pourrait bien y disparaître tel le nuage dans le ciel qui le reprend en son sein. La vision est si belle qui conduit de soi à soi. De soi à l’Arbre-Soleil, cet archétype fondateur des assises humaines. Axe du monde, vie dans son élévation, passerelle en direction du ciel, métaphore d’une inépuisable puissance. Epiphanie ouranienne si proche de l’idée de la divinité avec son rayonnement spirituel, source de lumière, cette parole qui féconde le tout du monde et le rend possible.
L’Arbre-Soleil est orphelin.
En bas le village s’éveille. Les vieux Hommes étirent leurs membres engourdis par le froid de la nuit. Un feu dressé à la hâte dans l’âtre fait voler ses escarbilles dans l’ombre des demeures de pierre. On revient à la vie petit à petit. Après être passés si près du néant qu’on en porte encore les stigmates dans les rides du front, les nœuds serrés des mains, les plis des yeux qui ont du mal à se distendre. Là-haut, tout là-haut le ciel vire au rose puis au jaune, les teintes s’unifient, se dissolvent, noyant l’espace dans la même note hautement lisible. Les arbres sont des arbres, les haies des haies et le réel plante partout son impérieuse dague. Soudain quelque chose a disparu comme si on avait retiré une pièce de l’axe du monde, et qu’il ait cessé son harmonieux mouvement de rotation. Comme un hoquet, un soubresaut, un grincement consécutif à la projection de grains de sable dans les rouages. Quelque chose manque et, maintenant on le sait depuis son cœur de pierre dans les masures où le feu crépite et fait ses détonations. L’Enfant du mystère, l’Enfant venu d’on ne sait où a disparu et l’Arbre-Soleil est orphelin de son regard appliqué. Renaîtra-t-il la prochaine aube ? Renaîtra-t-il ? Grande serait la désolation si nul ne considérait poétiquement cet événement aussi exceptionnel que cyclique du lever du jour qui est aussi lever de l’homme, lever de la beauté.