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4 avril 2015 6 04 /04 /avril /2015 08:58
L’absente ou la figure congédiée.

« L’absente ».

Hommage à Jeanloup Sieff.

Œuvre : Sophie Rousseau.

Ici, il convient essentiellement de s’interroger sur le titre de l’œuvre, « L’absente ». Souvent, le titre ne permet pas de déboucher immédiatement sur l’intention de son auteur. La plupart du temps même, nous n’arrivons guère à le relier en quelque manière à ce qui nous est montré. Alors nous sommes désemparés. C’est toujours un deuil à faire que de ne pas se saisir d’une signification. Et, à y songer plus avant, cette encre avait-elle besoin d’un commentaire ? Ne se suffisait-elle pas à elle-même, parlant du cœur de ce qu’elle est, à savoir une esthétique, la mise en forme d’une idée, la projection d’un sentiment, l’efflorescence d’une émotion ? Qu’y a-t-il de surcroît dans ce geste de nomination que nous n’aurions pas aperçu sans cette mention ajoutée ? En un mot, ce titre ne joue-t-il pas à titre de cosmétique, n’est-il pas pur souci d’intellection ?

Mais à poser toutes ces questions nous demeurons sur le seuil, nous n’entrons pas dans la chair de l’œuvre, dans la sémantique qu’elle nous propose afin d’être éclairé, de sortir de la marge d’inconnu que nous tend toujours une création, surtout si elle s’écarte d’une « mimésis », d’une imitation de la nature comme la pratiquaient les anciens Grecs. A la vue de « l’Aphrodite de Cnide » de Praxitèle, nous sommes immédiatement dans l’évidence d’une représentation harmonieuse du corps humain, nous y observons non seulement les formes, mais aussi la grâce et l’incomparable beauté. Cette sculpture peut vivre et témoigner d’un état d’âme de l’artiste, de sa vision du monde, sans qu’une mention à son sujet soit nécessaire. Si nous ne savions pas qu’il s’agit de « l’Aphrodite de Cnide », cette inconnaissance n’enlèverait rien à notre passion et à notre compréhension de cette perfection de pierre. Là où les choses se compliquent, où la vue s’obscurcit, où les repères deviennent flous, c’est lorsque l’œuvre, dépouillée de son versant naturel, de ses atours habituels du réel, verse dans l’abstraction et disparaît de ce fait dans les arcanes d’un non-savoir à son sujet. Car, consciemment ou inconsciemment, nous sommes toujours à la recherche de formes - ces mises en perspective du réel -, qu’elles soient de la nature du paysage, de l’animal ou bien de l’humain. Ces lignes signifiantes sont l’architecture même de notre existence, elles en assurent la nécessaire géométrie, nous font le don d’un lieu pour notre habitation, l’offrande d’un temps où vivre parmi les choses familières dont notre monde singulier est constitué. A ne pas les discerner, nous sombrons dans un site apatride dépourvu de sa quadrature, nous errons comme si nous avions perdu le Nord.

Mais regardons quelques œuvres en partant de celles qui sont les plus abstraites, pour remonter, ensuite, vers les prémices d’une figuration, donc d’une entente avec nous-mêmes, car il s’agit de fournir à l’être que nous sommes des interprétations qui l’assurent d’un savoir suffisamment stable et d’une manière de réassurance narcissique. C’est bien lorsque le monde devient « monde-pour-nous », c'est-à-dire cet univers pourvu de coordonnées rassurantes que nous gagnons une assise ontologique : le réel se met à nous parler hors de sa naturelle densité, de son opacité constitutive. Il nous porte en-dehors de nous, au-devant de lui, seules conditions d’un dialogue fécond, d’être à être. Commençons par le « Carré blanc sur fond blanc » de Malévitch. Première peinture monochrome qui initie l’ère des grandes abstractions. Ici, l’œil bute sur la forme élémentaire du carré dans lequel ni portrait, ni paysage ne pourront trouver site et aire de nidification. Quant à la couleur, cette bi-tonalité minimale confondue dans un lexique quasiment identique, elle n’ouvre guère la voie à l’habituel bavardage dont le réel est souvent la figure de proue. Ici est le lieu du silence et de la méditation, ici est l’espace infini face auquel l’homme recule jusqu’à percevoir son propre néant. Les repères ont été effacés et la mention « Carré blanc sur fond blanc » vient encore renforcer l’effet de néantisation, comme si un confondant écho venait redoubler la nullité de l’absence de couleur, ce prédicat tellement associé à la vie, à sa propension à la profusion. Les phrases décisives de Malévitch prédisent une nouvelle ère au cours de laquelle le paradigme esthétique va se trouver bouleversé :

« J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous ». Kasimir Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, 1916.

On ne saurait mieux énoncer les conditions du désarroi des voyeurs des œuvres. Il y a comme une sorte de disparition des catégories qui, jusqu’ici, avaient constitué la possibilité d’un cosmos. Les portes paraissaient grand ouvertes face à un inévitable chaos. « La suprématie du sentiment pur qui trouve un équivalent dans la forme pure » (Wikipédia), voici que s’énonçait le passage du sentiment pareil à la ligne d’horizon se métamorphosant en pure verticalité rationnelle. Dès lors s’imposait le commentaire de l’œuvre dont le titre était la forme elliptique.

Soulages, maintenant et ses célèbres polyptiques voués au culte du noir et seulement du noir. Bien évidemment le passage du blanc au noir n’est en rien une inversion des valeurs, seulement une continuité dans un chromatisme différent. Au début nous ne voyons que ce voile nocturne contre lequel notre vue bute comme si de mystérieuses ténèbres en constituaient le linceul. A l’évidence, l’abstraction est toujours là, peut-être même renforcée par ce concept « d’outre-noir » dont l’artiste joue avec subtilité, nous reconduisant à un ailleurs dont le subjectile constituerait le tremplin ontologique. Car Soulages nous invite à nous expatrier de ce monde pour nous convier dans un autre, mystérieux et pourvu d’un étrange pouvoir, peut-être celui de nous introduire dans les arcanes de l’art. Et pourtant, si notre vue dérape continuellement sur la face de bitume, nous y percevons des stries - premières formes d’une organisation de l’espace, mise en mouvement d’un rythme -, nous y percevons aussi ces nervures dont le réel est tissé, ces lignes de force que constituent la théorie des arbres, la chute oblique de la pluie, les fils de trame du tissage lorsqu’ils élaborent, non seulement une cosmologie comme chez les Dogon, mais constituent les mailles mêmes dont l’homme se vêt pour paraître aux yeux de ses semblables.

Amorce d’un cadre existentiel dont les points de repère deviendront encore plus visibles chez un Zao Wou Ki dont les lithographies faites de larges coups de pinceau - nappes fluides recouvertes de traînées ocres, de signes couleur de terre sombre, de surfaces vertes - ne sont pas sans évoquer l’art ancestral du paysage chinois comme chez Guo Xi (1020 – 1090), où l’encre et les couleurs estompées sur soie se situent dans un genre de médiation entre la représentation réaliste et une certaine forme d’abstraction.

Mais regardons, maintenant « L’absente », cette œuvre contemporaine que nous interrogeons. Elle pourrait se situer dans la continuité de l’art où les formes appellent à la fois le réalisme, donc la raison qui lui est associée et l’émotion qui s’en distingue en introduisant dans l’œuvre un flou, une ambiguïté. D’instinct, lorsque quelque chose se présente comme une énigme de la vision, nous en référons à un réflexe immémorial, celui de la représentation et notre âme ne sera en repos qu’au terme de notre enquête. Ce que nous voulons apercevoir c’est l’arbre, le chemin, le bouquetin sur la crête alpine, l’objet en nature morte, l’oiseau à contre-jour du ciel, la mer et ses moutonnements infinis. Mais ici, précisément, ne s’agit-il pas d’elle, la mer, comme si nous l’observions du haut d’une falaise, faisant ses remous d’écume dans l’anse de galets en contrebas ? Il pourrait s’agir d’un paysage du côté d’Etretat que le regard de l’artiste aurait quintessencié afin que l’œuvre, dépassant le réel sourd et aveugle, que l’œuvre donc nous entraîne à sa suite ailleurs que là où nous sommes, enfermés dans notre tunique de peau. L’art est toujours ce processus d’enlèvement, de ravissement qui nous distrait de nous-mêmes afin de nous déposer dans ce site sans feu ni lieu qui s’appelle beauté et nous requiert de la regarder comme la seule réflexion vraie de l’être que nous sommes. Et c’est seulement lorsque nous sommes gagnés à cette vérité-là, le rayonnement de l’œuvre en sa singularité, que nos yeux voient avec la seule pertinence qui soit, celle des choses justes.

Mais alors, qu’en est-il de « L’absente » ? Comment la situer dans la perspective de l’œuvre et en faire autre chose qu’une coquetterie venant effleurer l’encre de son mystère ? Ici, il faut tenter une hypothèse, « L’absente » c’est la figure ; figure qui, toujours, est miroir pour l’homme, source d’identification et de projection. Nous sommes tous, toutes des Narcisse en mal de reconnaissance et ce que nous attendons de l’art, c’est qu’il rende possible notre propre épiphanie dans l’horizon du monde. Or, voir une figure, fût-elle éloignée en apparence de celle que nous proposons au réel, c’est toujours installer un réseau de significations jouant à titre de rhétorique alors que nous en constituons l’un des signifiants en direction d’un signifié, cet être que nous sommes et que nous ne percevons jamais qu’à la mesure d’une confondante illusion. Cette encre, à l’instar de toute œuvre laissant apercevoir en filigrane une possibilité d’attache au réel, joue à la façon du fameux test de Rorschach, elle nous convie à nous y retrouver avec nous-mêmes par le jeu subtil des identifications. L’image que nous revoie le monde n’est jamais que notre propre image qu’un miroir nous renvoie : activité spéculaire nécessaire à notre adhésion à l’existant.

Pour clore cette réflexion, nous voudrions mettre en parallèle cette œuvre, « L’absente », avec une photographie de Jeanloup Sieff « Les Petites Dalles ». Outre que s’y inscrit une homologie formelle avec ce que nous propose Sophie Rousseau, cette falaise au-dessus d’une mer blanche et écumeuse, aucune figure n’est présente - nous parlons ici de figure humaine -, qui ferait signe vers une présence rassurante. C’est à nous, les voyeurs, de faire le travail de surgissement d’une épiphanie, à commencer par la nôtre, puis celle de l’Autre, enfin du monde de manière à ce qu’un sens puisse se produire et que nous ne demeurions pas absents à nous-mêmes.

L’absente ou la figure congédiée.

"Les Petites Dalles".

Oeuvre : Jeanloup Sieff.

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