« Nuage d’été »
Œuvre : Marc Bourlier.
Partout sur la Terre étaient les déplacements des hommes. Partout étaient les activités des hommes. Partout les villes avec leurs hautes tours qui traversaient les nuages, partout les hautes cheminées qui vomissaient leurs myriades de fumées polychromes. Partout les fleuves de soufre et d’arsenic qui déversaient leur haine à l’horizon de la planète. Les vénérables et immenses glaciers, ces géants emplis de sagesse, pleuraient leurs dernières larmes, emportant avec eux les quelques vestiges, les ultimes sanglots, genre d’étiques glaçons se choquant au milieu du déluge. Un soleil rouge, cyclopéen, regardait le paysage avec compassion et amusement : il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à contempler la fin du monde. Plus rien qu’à se soumettre au joug du destin.
Les maisons, les immeubles, rongés par un mal étrange avaient l’allure de termitières qu’une violente tornade aurait réduits à un simple tas de boue traversé de sombres galeries. Les rues, les avenues, étaient de rapides torrents que parcouraient, à la vitesse des comètes, pareils à des fétus de paille, meubles et voitures, parures de luxe et tableaux de maîtres, étoles de vison et détritus divers, ordinateurs portables et smartphones dans lesquels, encore, s’étrillaient de nasillardes voix en proie à quelque délire. Sur les mers du globe flottaient, de-ci, de-là, des radeaux semblables en tous points à celui de la Méduse, avec des grappes humaines accrochées à leurs basques.
Et, dans un coin perdu de l’espace, entre les nuées grises et les eaux tumultueuses, blanches, gonflées de bulles, l’Île des Petits Boisés semblait livrer un baroud d’honneur avant que le petit lopin de terre et de sable qui, naguère les avait accueillis, ne soit englouti dans un bouillonnement pareil au sifflement d’une bonde d’évier. Leur Île, qu’ils aimaient comme leur fibre intime, ils la voyaient étrécir de jour en jour, devenir simple éminence peu assurée d’elle-même, à mi chemin du réel, à mi chemin de l’imaginaire, sorte de peau de chagrin dont, bientôt, à l’évidence, il ne resterait plus rien. Et voilà qu’un matin, au réveil, leur lopin de terre s’est tellement amenuisé qu’il semble se confondre avec une surface si plate, si mince qu’on dirait une feuille de bois, telle qu’on la trouve, souvent, flottant entre deux eaux sur les plages océaniques. Et, en réalité, il s’agit bien de cela, d’un genre de rustine ovale dont l’étrange pouvoir consiste aussi bien en sa capacité de flotter sur l’eau, qu’en celle de voler et de prendre la forme et la consistance du nuage. Donc, nos Petits Boisés, que l’élément-eau a un peu bousculés, s’en remettent aux caprices et aux légèretés du ciel, à son rythme de dentelle, à ses courants pareils au vol de la libellule emportée par un souffle printanier. Derrière leur nuage de bois, ils sont en rangs serrés, les trois trous réguliers et ronds de leur bouche ouverts sur le mystère du monde, nez et oreilles aux aguets au cas où quelque chose se manifesterait qui leur dirait leur avenir.
Et, en effet, quelque chose se manifeste bientôt, qui parle à leur oreille, une voix venue de très loin, qui semble enseigner un genre de prophétie, émettre un vœu en direction de cette humanité en grand désarroi, en péril de disparaître. Cette voix est celle du Grand Véhicule, laquelle affirme qu’on peut sauver tous les êtres qui traversent l’océan de l’existence, les secourir et les remettre dans le chemin d’une espérance. Alors, les Petits Boisés qui ont bon fond et qui veulent que, partout, le bonheur soit répandu, comprennent que ce Grand Véhicule n’est autre que leur esquif de bois, qu’eux-mêmes peuvent être les sauveurs de ce peuple qui s’est égaré sur des sentiers qui ne débouchent nulle part. Alors leur impatience est grande, alors ne se passe guère de minute sans qu’ils ne parcourent les avenues du ciel, alors ne s’écoulent nulle seconde sans qu’ils ne lancent de filin en direction de ceux, de celles qui dérivent sur les océans du monde.
Bientôt ce ne sont plus qu’envols de corolles et tourbillons de plumes, bientôt ce ne sont plus qu’essaims et bruissements d’ailes, comme si les hommes et les femmes que hissent vers eux, à la force de leurs muscles de bois, les Petits Boisés, étaient devenus aussi légers que des flocons de poussière dans le vent d’été. Oui, ouvrez bien vos yeux, oui dilatez le pavillon de vos oreilles, vous les Incrédules, ce que vous voyez c’est cela, ce petit Peuple si touchant, ces menues brindilles, ces discrètes voliges qui, depuis leur balcon suspendu aux nuages font venir à eux les infortunés naufragés de la Terre. Et les naufragés, les étourdis, les distraits qui avaient mis leur habitat en péril, voici que ces minuscules figures de carton-pâte, ces minces esquisses fragiles comme la buée étaient venues à leur secours, eux les négligents qui avaient scié la branche sur laquelle ils étaient assis, consciencieusement, avec application, comme un artiste l’aurait fait afin que son chef-d’œuvre brillât à la cimaise de quelque musée.
Oui, voilà, ce n’est peut-être qu’un vilain cauchemar qui s’est imprimé sur l’envers de votre rétine, peut-être qu’une sorte de commedia dell’arte qui, devant vos yeux médusés a fait sa gigue diluvienne, ses entrechats d’outre-vie. Oui, voilà l’épilogue de cette courte fable morale qui n’a guère la prétention que de briller à la manière d’une gentille bluette. Voici que, vous éveillant à peine de votre somme, au travers de vos paupières de soie filtrent les premiers rayons du soleil. Partout sont les trilles d’oiseaux joyeux, partout sont les chants des fontaines et des sources, partout la gloire infinie de la lumière. Les montagnes sont couronnées d’une neige étincelante, les fleuves, dans les riantes vallées, font couler leur ruban d’argent, les mers brillent de leur éclat de diamant, les sourires illuminent les lèvres des femmes, les fronts des hommes reflètent le bonheur du jour. Oui l’existence est belle qui entonne l’hymne de la joie.
Oui l’existence est sublime qui porte jusqu’aux cieux les rêves des enfants. Cette plénitude n’existe qu’à l’aune de notre volonté, de notre attention en direction de l’oiseau, de la fleur, de la branche étoilée de givre, de la goutte de rosée sur la feuille d’herbe, de la gemme qui s’allume au fond des yeux et les rend pareils à des pépites d’or. Oui, nous les Egarés, avons en nous toute la beauté du monde, tout le bonheur disponible, toute l’effusion conduisant à la pure merveille. Mettons cela en réserve dans le plus secret de notre chair, il n’y a pas d’endroit plus ouvert à la connaissance du monde, pas de lieu indiquant avec plus d’exacte générosité le don de vivre. Oui, levons nos yeux vers ces Petits Boisés qui, du haut de leur légende de bois, nous font l’offrande d’exister afin que nous les hommes, nous les femmes, prenions conscience de l’événement à nul autre pareil qui, d’une rive à l’autre des mers, du sommet d’une montagne à un autre, d’arbre en arbre, de source en source déploie l’arche claire de la conscience. Il n’y a rien en-deçà, ni au-delà de cette réalité que l’aire vide des approximations. Nous ne voulons pas lâcher la proie pour l’ombre. Certes, nous ne le voulons pas ! Nous voulons le Grand Véhicule. Oui, nous le voulons !
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