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10 mai 2016 2 10 /05 /mai /2016 07:40
Soleil d’automne.

"A quoi tu penses ... à nos amours (10) "

Isabelle Mignot (2015)

"Te voici, mon amour, ravagée par une question.

Du doute je suis revenu avec des épines vers toi.

(....) C'est moi, mon amour, moi qui a ta porte frappe. Ce n'est pas le fantôme, celui qui s'arrêta hier à ta fenêtre. Je fais voler ta porte ; j'entre en ta vie entière ; dans ton cœur je viens vivre ( ...)

Ecarte cette peur, je suis à toi (...) et j'entre dans ta vie pour n'en plus ressortir, amour, amour, amour, pour n'en plus jamais ressortir"

Pablo Neruda

***

  Vivre, c’était cela, se lever le matin dans la porte étroite du frimas et ne la refermer qu’au soir dans l’indistinction des brumes. Comment donc ce « sentiment du septentrion » s’était-il emparé de moi ? Pareil à une caravane progressant dans un immémorial balancement entre le sable et les mirages. Mais le sable était ce lac infiniment brillant parmi le silence des tourbières. Mais les mirages étaient ces indistinctes silhouettes qui se fondaient dans le murmure des jours. Pas une parole plus haute que l’autre. Pas un chant qui s’élevât au-dessus du frémissement blanc des bouleaux. On m’avait dit : « Vous verrez, la taïga c’est une paix, un ressourcement. Un baume dont l’âme fera sa fête. Plus rien ne paraîtra qu’un vague songe. A Elle vous ne penserez plus qu’avec « les intermittences du cœur ».

 Belle formule, comme si Proust lui-même, depuis quelque Combourg romantique, m’eût tendu une perche salutaire afin de panser une blessure fichée au plein de la mémoire. « Elle», je ne pouvais jamais l’évoquer qu’à l’aune de ce pronom « impersonnel », comme si cette forme si discrète, si elliptique, m’eût assuré de sa disparition - ce qu’à l’évidence je ne souhaitais pas -, et m’eût installé dans un possible repos, une pause dans la meute serrée des jours. J’écrivais, beaucoup, regardant ce morne paysage au travers des vitres embuées de la datcha, gravais des écorces de bouleaux, y devinant, parfois, au milieu des reliefs bruns, l’esquisse de ce qu’Elle aurait pu être si Elle avait consenti à m’accompagner, à prendre ma peine en partage. C’était sa fierté, sans doute, qui l’en avait empêchée ou bien, plus sérieux, la dissolution des sentiments à l’épreuve du temps. Parfois, dans le hululement d’une dame-blanche, je croyais reconnaître sa voix, dans la chute des feuilles sa présence feutrée dans le clair-obscur d’une clairière.

 Septembre et déjà la chute libre du jour, son clignotement dans le réseau aérien des branches, l’agitation du vent pareil à une cendre. Les heures sont si calmes, les secondes si étales dans la ligne longue de l’automne. Il y a si peu d’événements et les paroles sont de coton, les pensées pareilles à une soie impalpable que tisserait la lame de l’ennui. J’ai laissé ma porte entr’ouverte. Parfois, dans un éclair de lumière, s’y inscrit le vol innocent d’’un gobe-mouche ou bien la tache claire s’un sizerin. Seul bruit de la plume qui glisse sur la nappe lisse du papier. Les pins, sapins et trembles sont une présence si discrète que je n’en perçois même plus le vert atténué, si proche de la teinte de l’eau. Puis, soudain, dans la toile unie du temps, comme une longue déchirure, un grincement venu de très loin, un cri qu’on ne connaissait plus qu’au pli intime de la mémoire.

  Oui, la porte a légèrement pivoté sur ses gonds. Oui, la lumière est entrée avec sa douceur de miel, ses vibrations, ses allées si colorées que plus rien n’existe en dehors d’elle. Les ombres se sont espacées, s’effaçant derrière la soudaine présence. Encore quelques vestiges de nuit accrochés aux angles de la pièce, telles des virgules d’ombre qui n’en finiraient pas de mourir. C’est comme le surgissement d’une aube dans la clameur du ciel, comme une immense paix qui atténue les angles, érode les aspérités, lisse le grain de la mélancolie. Il y a tellement de beauté assemblée en un même lieu, tellement de plénitude et c’est comme un immense gonflement, une infinie dilatation du paysage qui paraîtrait ne jamais vouloir finir, et c’est comme la naissance d’un horizon. Et voilà que se fait jour, à mon oreille, ce qu’elle attendait depuis l’origine du monde. Et voilà que le fruit de la bouche, l’ourlet carmin des lèvres délivrent les paroles magiques :

« C'est moi, mon amour, moi qui a ta porte frappe

Je fais voler ta porte j'entre en ta vie entière

dans ta vie pour n'en plus ressortir »

 cela coule comme la source, cela fait son long suintement dans l’âme, cela jaillit comme l’eau de la fontaine, cela vibre longtemps sur l’aire souple des yeux. Tout ceci d’un seul souffle, d’une seule parole unie, pareille à la clarté d’une évidence, à la générosité d’une innocence d’enfant.

 Elle est entrée pour ne plus ressortir. La porte de la datcha nous l’avons refermée sur le glissement du jour. Les sizerins poussaient leurs trilles, les épinettes agitaient doucement leurs cônes, les bouleaux étaient une immense marée blanche venant mourir sur le seuil de rondins. Elle, pliée dans une étole blanche, dormait devant le feu de cheminée. Bientôt l’automne le cèderait à l’hiver. Le paysage serait une longue poésie traversée de la plainte du blizzard. Il ferait chaud à deux, Elle tout près de moi. Moi tout contre Elle dans la porte ouverte de la nuit.

 

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