« Visions de la vie à venir : les arbres »
Photographie : John Charles Arnold
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En guise de prologue
Le texte qui suit est à considérer sous l’aspect d’une fable eschatologique, doublée d’une intention philo-écologique. Le destin humain y est décrit selon la loi d’airain qui s’applique à l’homme dès l’instant où sa conduite fautive, sinon peccamineuse met son essence en danger, ce que son existence reflète parfois jusqu’à l’absurde. Ici , la fiction prenant appui sur la photographie cataclysmique de John Charles Arnold veut pointer, non dans une perspective morale ou bien éthique au sens large, mais dans le contexte d’une fabulation, le cheminement toujours hasardeux de chaque vie insouciante, détachée du bel objet qui la porte et lui assure sa pérennité, à savoir la très généreuse et nourricière Nature. Il pourrait aussi bien s’agir d’un conte d’allure panthéiste souhaitant réconcilier homme et milieu dans une juste harmonie. On se trouvera bien de s’approprier la chose selon une lecture au second degré, celui qui a commis le texte péchant, chaque jour que la Providence fait, de subtile et récurrente manière. Mais ceci constituera le sujet d’autres histoires qui trouveront à s’actualiser dans les « Petites Madeleines », faits réels remodelés par l’imaginaire et l’écriture, mais réels tout de même. Mais, au fait, qu’en est-il du réel ?
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Le problème, car il y en avait un, datait de l’horizon de l’homme, dès l’instant où ce dernier s’était arrogé le droit d’être le souverain maître de la Nature et de tout ce qui croissait sous la courbure du ciel, à la pliure des eaux et de la terre. Le problème pouvait se résumer à l’énoncé d’une simple équation, laquelle posait l’identité de l’amour et de la guerre ou, pour le dire d’une façon plus significative, du désir des deux. L’homme, en son fond, était à la jointure de ces réalités conjointes d’une façon aussi visible que l’est l’arête d’une vérité lorsque celle-ci brille de l’éclat du diamant. Aussi loin que la condition humaine décidât de faire porter son regard, toujours, dans la marche paisible du jour, dans le cheminement exact de la lumière, s’allumait la densité de l’ombre, se figeait la dague de la nuit. Surgissement, au beau milieu des évidences, de la chausse-trappe qui menaçait, constamment, de tout reconduire au néant par la seule faille existentielle qui consistait à introduire de la différence là où brillait la souplesse de l’unité. Pour l’exprimer métaphoriquement : sur le lisse et le blanc de l’écorce du bouleau dans le luxe clair de la taïga, la venue au paraître de la longue cicatrice brune reconduisant l’arbre, via son duramen, à laisser inciser son âme jusqu’à lui faire rendre raison. Tout est corruptible sous la perspective mondaine et la loi de l’entropie réduit au silence tout essai de profération qui tenterait de dire en direction de l’éternité avec la belle insouciance attachée à l’exercice des certitudes.
Considérez ceci que l’homme, toujours distrait de soi, qu’il se situe en-deçà de sa propre silhouette ou bien qu’il la projette dans un hypothétique au-delà, l’homme donc, coïncide rarement avec ce qu’il est, réalisant ses esquisses successives dans une manière de fausseté, d’inauthenticité offrant, à proprement parler, le gauchissement d’une non-vérité. De cette situation, l’Existant se sort, plus ou moins indemne, du moins le croît-il, à l’aune de quelque simagrée dont la comédie est le moindre mal, alors que la tragédie en est la face opposée, ô combien présente. Chaque pas que nous faisons en direction de nous-mêmes (l’on ne fait jamais que du sur-place), nous éloigne de ce que nous devrions être, à savoir des individus à la recherche de leur propre liberté, donc de l’exactitude de correspondre à leur essence, d’être une unité réalisée vivant de la lumière du jour, sans illusion qui l’installe dans un clair-obscur, un doute, une ambiguïté dont la morale est de n’en pas avoir et d’autoriser toute conduite, fût-elle douteuse et entachée d’erreur, au prétexte que le réel est cette pâte molle et ductile avec laquelle il est difficile de s’entendre, dont on s’arrange cependant dans l’ombre dense de la compromission. Voici pour la théorie, dont pour l’attitude contemplative afin d’être en conformité avec la signification originaire grecque de vision des choses posées devant soi.
Maintenant, qu’en est-il de la réalité sonnante et trébuchante, tout comme l’est la pièce de monnaie, laquelle est le plus souvent au carrefour pragmatique et concret de la relation entre les hommes, fussent-ils « de bonne volonté » ? Il en est comme du monde qui tourne toujours dans le même sens et ne se ressource jamais à la pureté originelle qu’on lui suppose. Comme si le fait de débuter était synonyme d’une justesse du regard et, aussi bien, des aventures humaines. Donc ce qu’il convient de faire, c’est d’opposer, de mettre en relation ceci qui éclaire et ceci qui assombrit ; ceci qui profère et ceci qui est mutique ; ceci qui dit vrai et ceci qui dit faux, donc d’exercer notre emprise dialectique sur le monde afin qu’il émerge de sa confusion avec l’éclat de la manifestation. Certes, éclat qui ne saurait prétendre être pur comme la présence lumineuse de la gemme, mais disposer au regard du visible d’une conscience intentionnelle, c’est déjà donner des gages de sa sincérité, c’est entreprendre le voyage avec la lucidité nécessaire qui évite que ne soient pris des chemins de traverse. Nous disions donc le principe d’identité faisant se conjoindre à l’intérieur du même creuset, désir d’amour et désir de guerre.
Désir d’amour - Oui, combien ce désir s’est manifesté au cours de l’histoire, dressant, ici et là, les pierres de sa belle présence, les menhirs de la beauté. Songez aux confluences innombrables des choses édifiées par le bel esprit de l’homme, dont les civilisations sont les vivantes synthèses. Très loin, au cours de la préhistoire, partout à la surface de la Terre, d’Egypte en Mésopotamie, en Amérique Centrale, au Pérou commencent à émerger les premiers foyers à partir desquels foisonneront aussi bien les créations matérielles des hommes, leur artisanat, aussi bien les prémices de l’art et le développement de la pensée. Ici et là s’élèveront plus tard, lorsque l’Histoire se dévoilera, les temples dédiés aux dieux, aux sacrifices, aux rencontres, au rayonnement de la cité. Ici et là, apparaîtront les premiers signes de la maîtrise intellectuelle du monde, s’édifieront les théories mathématiques, se construiront les bases calendaires de la préhension du temps quotidien, les astres livreront les secrets de l’espace au travers de l’activité stellaire des astronomes, la sublime invention de l’écriture formalisera la pensée, la fixera dans les caractères durables des tablettes d’argile ou bien les parchemins tissés des papyrus ; ici et là se déploieront les larges et monumentaux amphithéâtres où les acteurs mimeront la grande dramaturgie humaine. L’humanité, confiant son destin aux larges avenues de la création, semblait avoir trouvé la voie de son apaisement. Seulement, c’était sans compter sur l’esprit polémique de l’homme - au sens grec de « polemos » : « affrontement, pugilat » -, c’était penser l’humanité comme un « long fleuve tranquille ». Mais le fleuve, y compris celui de la durée héraclitéenne et du poème du temps qui s’écoule vers l’aval de son destin est toujours traversé de funestes projets qui détournent son cours et le font se ramifier en de multiples bras, image réelle s’il en est de sa complexité et de sa constante division dans les arcanes de l’exister. La pullulation trouble des eaux, l’intrication de la végétation, les élévations labyrinthiques des racines des palétuviers, le grouillement de toute une inquiétante faune aquatique, toute cette fantasmagorie nous fournira le site imagé à partir duquel comprendre l’irruption de la guerre avant que le fleuve n’arrive à son estuaire, là où l’attend la vastitude de la mer, mais aussi l’étrangeté de ses abysses.
Désir de guerre - La guerre était un phénomène visible, facilement préhensible, aussi bien dans les réalisations architecturales, les divers écrits, l’art ; elle était si intimement liée au développement même des civilisations qu’on la croyait au fondement de ces dernières comme la nuit est la conque à partir de laquelle naît le jour. Et sans doute l’était-elle pour de bonnes et immédiatement compréhensibles raisons. La peur qui tissait la chair des hommes sécrétait la confrontation, la rixe, le combat pour la simple justification qu’il fallait demeurer vivant. Et puis une vision manichéiste du monde était à l’orée de cette évidence : si le bien existait, qu’est-ce qui s’opposait à l’émergence du mal en tant que sa face cachée ? Les choses, toute chose, aussi bien les beaux sentiments que les nobles pensées étaient toujours immensément réversibles. L’homme était imprégné de cette impérieuse ambivalence jusqu’à la moelle de son exister. Donc le phénomène de la guerre est contemporain de l’apparition de l’homme sur Terre. L’homme préhistorique ne chassait pas seulement le bison ou bien le renne, mais aussi son naturel rival, à savoir l’homme, celui qui, par définition, pouvait s’emparer de ses biens, terres, stocks alimentaires, bétail et mettre ainsi sa vie en danger. Tout un outillage guerrier pouvait ainsi voir le jour - lances, arcs, frondes, masses -, qui mettaient le plus souvent en situation d’affrontement le peuple des chasseurs-collecteurs et celui des premiers sédentaires. Des massacres de populations entières ont été révélés par les paléoethnologues, aussi bien au Soudan que près des estuaires du Danube, de l’Indus ou du Gange. La compétition était rude quant à la maîtrise des zones les plus giboyeuses. Etrange situation de la dimension anthropologique, laquelle pour asseoir son règne et assurer sa subsistance, la pérennité de la vie, doit donner la mort. Aussi bien celle du cervidé qui assurera la fonction de nourrissage, aussi bien celle de son semblable qui la menace par son existence même.
supposée être la pointe d'un javelot
Source : Wikipédia
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Et, bien évidemment, cette disposition de l’homme au combat ira fortissimo au cours des âges, avec ses différents raffinements, à l’époque féodale, aux temps carolingiens, dans l’enceinte des châteaux-forts et auprès des barbacanes, pour trouver une manière de point d’acmé à l’époque dite « moderne » qui inventera les tranchées, le gaz sarin, le napalm et autres divertissements de l’homme « post-primitif ».
La guerre en peinture - Alors, comment témoigner de ce déchaînement de violence, si ce n’est par le travail cathartique de l’art. « Guernica », l’œuvre célèbre de Picasso nous en donnera une sublime fresque sur laquelle il serait trop long de gloser tellement cette œuvre riche de symboles multiples s’ouvre à une interprétation sans fin. Qu’il soit simplement dit que s’y expriment aussi bien l’aporie constitutive de l’homme, sa finitude si verticale qu’elle ne peut s’exprimer que sous la forme du vertige, de l’abîme, du néant et de la nausée qui leur est coalescente. Œuvre forte, œuvre plantant son yatagan au plein des consciences, œuvre interpelant la liberté de l’homme, sa responsabilité, le sens de son destin, sa marche dans le corridor parfois étroit de l’Histoire, la nécessaire éthique qu’impose toute relation, toute altérité et le devoir d’une attention soutenue, non seulement à sa propre épiphanie dans un geste égoïstique, mais au surgissement de cet alter ego qui n’est, tout bien considéré, que notre propre image que le miroir de la présence autre nous renvoie comme le bien le plus précieux. La guerre, par nature, est un phénomène si dévastateur, si fortement stigmatisé ontologiquement, qu’il nous intime l’ordre d’ouvrir notre pupille jusqu’à la mydriase afin que surgisse dans le pli de notre existence la dignité d’homme debout. L’humanité a mis des millénaires à se relever, à devenir ce beau menhir assurant la liaison de la terre et du ciel. Comment donc cette transcendance peut-elle, soudain, se perdre dans le non-sens le plus dense, le plus compact où plus une seule clarté n’étoile le monde ? Comment ?
Mural of the painting "Guernica" by Picasso
made in tiles and full size. Location: Guernica
Date : 2009 - Source Own work
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La guerre en littérature - Sujet d’inspiration infinie pour les écrivains. Que l’on songe seulement au roman autobiographique « Le Feu – Journal d’une escouade » d’Henri Barbusse, aux écrits de Guillaume Apollinaire, le poète à la tête bandée qui écrivait : "Ah Dieu ! que la guerre est jolie", voulant exprimer par-là la beauté de tout tragique, les moments d’irremplaçable fraternité sous la mitraille et la pluie d’obus mais aussi sa haine du combat, sa détestation du conflit : "Si tu voyais ce pays, ces trous à hommes, partout, partout ! On en a la nausée, les boyaux, les trous d'obus, les débris de projectiles et les cimetières." Que l’on se remémore le chef-d’œuvre de Céline, ce si étonnant « Voyage au bout de la nuit » dont le titre est, en lui-même, la pensée métaphorisée, la mise en image de l’aridité dialectique du jour – le voyage et de l’obscurité – la nuit -, dont toute guerre est l’inconcevable et abrupte synthèse. Enfin, que l’on regarde « La Guerre », ce livre admirable de Le Clézio où se dit, dans une langue éclatée fusant comme dix mille bombes, la fascination de l’homme pour ce qui le détruit et le pose, en même temps, comme celui qui manie la puissance jusqu’au risque de sa propre disparition. Mais écoutons :
« Je regarde la terre, et voici, elle est vide et dévastée; et les cieux, et leur lumière n’est plus.
Je regarde les montagnes, et voici, elles chancellent, et les collines tremblent sur leur base.
Je regarde, et voici, il n’y a plus d’hommes, et les oiseaux du ciel ont fui. »
Dans cet inimitable style prophétique, oraculaire, le Clézio bâtit une eschatologie tragique par laquelle s’annonce la fin de l’homme, de la Terre qui fut son berceau et l’offrande que lui fit la Nature afin qu’il devînt. Et voilà que le constat anaphorique du « Je regarde … je regarde … je regarde …», trois fois proféré comme s’il s’agissait de prendre acte de la triple extase temporelle du passé, du présent et de l’avenir, s’abîmant dans un même geste de néantisation signait l’impossibilité d’exister – de « sortir de soi », étymologiquement -, pour l’être de l’homme dont la présence est finie dès qu’apparue, dont la liberté est de n’en pas avoir. Condition aporétique dont le salut n’est qu’une fausse apparence, retournement de la calotte du poulpe révélant sa chair déjà amputée en voie de putréfaction comme si la soi-disant vérité n’était qu’un leurre, un simple miroir aux alouettes.
La guerre et la fin du monde.
Mais, reprenons : « Aussi loin que la condition humaine décidât de faire porter son regard, toujours, dans la marche paisible du jour, dans le cheminement exact de la lumière, s’allumait la densité de l’ombre, se figeait la dague de la nuit. »
« Vision de la vie à venir : les arbres ». Comme si ce titre sonnait à titre de prophétie, comme si cette belle photographie qui en est l’illustration voulait porter à notre regard l’expérience tragique du destin humain, sa possible disparition en raison d’un cheminement inexact dans les ornières contingentes de la Terre. Au début, il y a longtemps de cela, alors qu’entre les nuages, filtrait encore l’image du paradis avec ses oiseaux multicolores, ses biches aux yeux de velours, ses lacs d’émeraude et son éther de cristal, c’étaient comme des voix immatérielles et aériennes qui emplissaient la voûte céleste, ricochaient sur le dôme de la mer et l’on entendait les paroles de pure merveille : « Je t’aime, je t’aime », ainsi, avec d’infinies modulations « Je t’ai-ai-aime, je t’ai-ai-ai-aime, je t’ai-ai-aime » et cette incantation n’en finissait jamais de rebondir, de faire ses étoilements sur la toile libre du désir, de s’enlacer au corps des vivants avec la même ardeur que met le rameau de lierre à s’accrocher à son hôte dans une étreinte si étroite que l’on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi, où commence l’amour et où il finit. Seulement, à force de rebonds, de chutes et de nouveaux élans, la formule magique se métamorphosait en autre chose que ce qu’elle voulait signifier, à savoir la belle communion humaine dans un même creuset, douillet et accueillant comme la mousse. Voici que les paroles usées, poncées jusqu’à laisser apercevoir leur trame, demeuraient dans l’espace vacant à la manière d’un drapeau de prière faseyant dans le vent et ne laissant plus deviner que ses étiques lambeaux. « Je t’ai-ai-aime ; je t’ai-ai-aime ; je t’ai-ai-ai-aime », devenait, insensiblement, « Je te Hai-ai-me, je te Hai-ai-aime ; je te HHHai-ai-aime », pour se laisser deviner sous une forme, d’abord incompréhensible, puis hautement signifiante avec ses sifflements d’effroi : « Je te Hai-ai-aine ; Je te Hai-ai-aine ; je te Hai-ai-aine » et, au bout de la voix se perdant dans les arcanes complexes du langage, ne demeurait plus que cette confondante et abrasive litanie : « Haine ; Haine ; Haine ». Ainsi, par altérations successives, tout comme la « Rue du poil au con » à Paris, laquelle, en son temps, avait accueilli des cohortes de Filles de Joie, était devenue la « Rue du Pélican », l’AMOUR, la sublime invention de la rencontre, était devenu son exact opposé : la HAINE. Etrange tout de même ce glissement sémantique du « Je t’aime » au « Je te haine », néologisme illustrant l’avers et le revers de la médaille sentimentale. Saut de carpe de l’inclination des hommes, subite volte-face, ouverture de la Trappe Majuscule par où le sens devient le non-sens, où la passion distille le mépris, l’exécration, la remise de l’autre à sa non-parution. Voilà, le constat était terrifiant, mais comme tout constat il s’imposait de lui-même, vous attachait au mât du bateau, tel le bon Ulysse et bien que vos oreilles fussent colmatées d’un bouchon de cire, la HAINE n’en existait pas moins avec ses tentacules en forme de crochets, son système manducatoire pareil à celui des carnassiers. Depuis que les paroles, autrefois laineuses, étaient devenues des machines à étriller, laminer, concasser, la haine se donnait comme le mode de relation le plus amical se pouvant établir entre tous les règnes, fussent-ils humain, végétal, minéral. Car la haine avait ceci de particulier qu’elle était universelle, invasive, colonisatrice, aux ramifications infinies, immense réseau qui étendait sa nappe depuis le moindre sillon de terre jusqu’aux limites du cosmos.
Donc la guerre était partout, donc la guerre faisait rage, n’épargnant ni femme ni enfant, ni pied bot, ni jeune donzelle, ni grand de la Terre, ni petit, ni parvenu, ni modeste à la condition microscopique. Tout était bon qui faisait nourriture. Tout était bon qui alimentait l’immense chaudière commise au désastre immédiat et irréversible affectant tout ce qui faisait phénomène sur l’aire multiple du monde. En ce début de millénaire, voici comment les choses se présentaient. C’étaient les religions - ces sublimes inventions de l’esprit humain afin de ne pas désespérer -, les religions donc qui avaient mis le feu au poudre. Car chacune d’elle, prétendant posséder la vérité, n’avait de cesse de vouloir l’imposer aux autres à coups d’hostie ou bien de calame ou bien encore de rouleau du Pentateuque afin que les récalcitrants fussent convaincus de la justesse de leurs arguments. Sur de vastes agoras parcourues du vent du vide, avaient lieu d’immenses autodafés. On y voyait, pêle-mêle, danser et virevolter dans les flammes, les signes calcinés de la Bible, les versets du Coran, les manuscrits parcheminés de la Torah. Cela faisait de beaux nuages qui montaient pareils à de légères transcendances, lesquelles assemblaient en une même colonne signifiante et compréhensive ce que les hommes n’étaient pas parvenus à faire, ni le temps, ni l’espace n’y pouvant rien, d’ailleurs, la diaspora qui divisait les peuples était trop grande pour qu’ils pussent s’assembler en une seule ligne convergente. Et ce qui était vrai des religions, l’était aussi de bien d’autres domaines dans lesquels les hommes excellaient à diverger, diviser, installer d’indépassables clivages. Il en était ainsi des puissances de l’argent qui se regroupaient en citadelles, en places fortes, en barbacanes. On tirait sur les lignes adverses à l’arquebuse, au canon, on atteignait au lance-flammes, on s’emparait d’une place forte à l’aide du bélier ou bien de la catapulte. Afin de réduire son ennemi à sa merci, on n’hésitait guère à utiliser tout ce qui pouvait tomber sous la main, aussi bien la pierrière que la bricole, le mangonneau que le trébuchet, le couillard que la bombarde. On faisait feu de tout bois. On pillait à tire-larigot, on s’emparait du moindre écu que l’on cousait sous son oreiller, on s’habillait de papier-monnaie, on passait ses nuits, dans le moisi des caves, à faire s’activer les planches à billets. Mais il était un autre domaine dans lequel les humains excellaient et donnaient toute leur mesure. C’était la politique et la gestion de la cité. C’était comme une drogue, une puissante addiction, un genre d’extase au profit de laquelle le plus recommandable des citoyens n’hésitait pas une seconde à se transformer en bandit de grand chemin ou en membre secret de quelque Camorra ou bien de Cosa Nostra. Là, la haine y atteignait des sommets. Là, la haine était aussi tangible, aussi aisément préhensible que pouvait l’être Pantagruel qu’on aurait assigné à domicile dans les rets étroits d’une cellule monastique. Là, était immensément révélée la faiblesse de l’âme dès qu’elle était attachée aux vicissitudes et aux apories du pouvoir. Là était le « vice impuni » de la paranoïa aux arêtes vives, là était l’immense tour de Babel que n’habitait plus que le langage de la puissance, de la domination, de l’ego porté aux limites mêmes de sa propre parution. Accéder au pouvoir suprême, diriger un pays, un continent et, pourquoi pas le monde, était une obsession de tous les instants, une passion tellement hypertrophiée qu’elle n’avait plus aucun lien avec une forme d’amour qu’elle quelle soit, puisque l’amour supposait l’altérité, alors que l’amour du pouvoir l’excluait totalement, balayant tout sur son passage afin que l’orgueil pût trouver un royaume à sa dimension. Dans les palais des républiques, dans les salons feutrés des légations, sur les méridiennes de luxe des ambassades, partout où une once de pouvoir était disponible, on fomentait, on s’alliait pour mieux se désunir par la suite, on promettait et se compromettait, enfin on pratiquait, sous couvert de sa propre disponibilité aux affaires du monde, sous le visage d’un don de soi permanent et inconditionné, on façonnait le piédestal dont on voulait être la seule œuvre de pierre qui l’occuperait pour l’éternité comme si l’avenir de l’univers entier en dépendait. Mais, dans l’immense jeu de Tarot auxquels se livraient les protagonistes de la présence terrienne, il y avait encore de sombres et impérieuses motivations qui agissaient sous la ligne de flottaison de la société, à bas bruit, mais non à l’étiage du désir, dont les arcanes complexes ne se livraient qu’avec parcimonie entre initiés, sauf que, parfois, leurs manigances éclataient au plein jour avec la violence d’une grenade dégoupillée que l’on jette au milieu d’une foule en prière. C’est bien évidemment, maintenant, de la violence du sexe dont il faut parler, de l’imperium avec lequel il aliène les hommes, les reconduisant, parfois, souvent, à une tension si primitive qu’elle ne peut que faire songer aux forces primitives qui secouent l’animalité et ses manifestations les plus horizontales. Ici, la lourdeur, la compacité de la pierre font basculer le menhir transcendant pour le réduire au dolmen immanent écrasant de son propre poids le possible essor de la terre. Jamais, auparavant, la démesure du désir n’avait atteint une telle ampleur. Bien évidemment, que l’on n’aille pas s’abuser, le rapport entre les sexes n’était pas d’amour, seulement de glandes, d’émission de phéromones, de productions hormonales, de liquides séminaux. Les rencontres, multiples et variées, aussi spontanées qu’éjaculatoires étaient fondées sur l’accession à un plaisir immédiat, uniquement égoïste, le ou la partenaire n’étant perçu qu’à la manière du comblement d’une incomplétude physique. De la même façon que le symbole grec, le « sumbolon », consistait à réunir les deux fragments issus d’une même poterie afin qu’il en résultât une rencontre signifiante, l’ajointement de deux individus, bien que plus prosaïque dans son principe même, parvenait au même résultat, à savoir celui de réaliser une unité dont chaque tesson séparé eût été bien en peine d’assurer l’assomption depuis son immense solitude. Sans doute, en son fond, cette solitude, et le tragique qui en est le corollaire, expliquaient l’urgence de ces brèves et répétitives empoignades des deux principes opposés et complémentaires du masculin et du féminin, ce qui, en terme zoophile, s’énonce sous le vocable poétique de « mâle » et de « femelle » et en langage botanique de « pistil » et « d’étamines ». Si les procédures d’accouplement sont différentes, la volonté inflexible de la nature à se reproduire est la même. Mais demeurons dans l’enceinte étonnante des hommes et des femmes et cherchons ce qui s’y dévoile qui serait d’un ordre purement « naturel » car cette aube des temps nouveaux paraissait avoir fait l’économie des sentiments pour se recentrer sur la seule cible de l’efficacité sexuelle. Partout on s’accouplait, sur le bord des fontaines, comme sur celle de Trévi, dans la « dolce vita » de Fellini, sauf que la rencontre était moins accomplie sur le plan esthétique que celle de Sylvia et de Marcello, qu’elle était plus liée à un séisme, à un tellurisme, à une puissance organique dont il fallait libérer la tension, la projeter en effusion jusqu’à la limite d’une inconnaissance de soi. Partout étaient les femmes fardées outrageusement. Leurs yeux étaient semblables à des veuves noires en attente d’un sacrifice. Partout étaient les hommes-debout, glaive glorieux glissant hors du fourreau pour des « noces barbares » pour des viols consentis qui laissaient au monde de jeunes enfants à l’intelligence abîmée, des créatures promises à une éternelle errance, quelque part, dans le ventre d’une épave marine en partance pour nulle part. Partout étaient les « Filles du feu », mais qui n’étaient ni la brune Sylvie, ni la mystérieuse Adrienne batifolant dans une ronde naïve et insouciante au fil de la plume romantique d’un Nerval, seulement des volcans en éruption, des plaisirs en fusion, des laves incandescentes plongeant dans les arcanes du sexe afin de mieux s’oublier elles-mêmes. Oui, tout comme dans « Myrtho », les amants de passage eussent pu adresser le même compliment à leurs maîtresses d’une nuit « c'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse », mais ni la coupe n’était pourvue des mêmes prédicats, ni l’ivresse emplie des mêmes joies. Ici, en ce qui apparaissait comme une fin du monde, on ne prenait plus le temps de faire de la poésie ni de composer des dentelles, on plongeait dans le vif du sujet, et le vif était de prendre le plus de plaisir dans le moins de temps possible. Dionysos supplantait Apollon. Les pampres de la treille, le ruissellement du sang de la vigne, les turgescences des ceps pareils à une vigueur rustique, tout ceci faisait écran aux charmes et aux attributs d’Apollon. La lyre le cédait au phallos.
« Retirez-vous, faites place au dieu ! parce qu'il veut résister, gonfler, avancer au milieu. »
T elle était la devise qu’eussent pu adopter les jeunes ou moins jeunes mâles qui se livraient, au hasard des rues, des places et autres carrefours aux fêtes libres et sans contraintes. Fêtes auxquelles participaient les damoiselles dont la virginité n’était plus qu’un mauvais souvenir abandonné aux lointains du temps. On eût dit que la description du célèbre Plutarque avait été écrite à leur intention :
« En tête était portée une amphore pleine de vin et un rameau de vigne, puis il y avait un homme qui traînait un bélier pour le sacrifice, suivi par un autre avec un seau de figues et enfin quelqu’un portait un phallus.
Bien sûr, à propos de ripaille, on aurait pu évoquer encore l’inclination de nombre de nos contemporains à fêter la bouteille, à s’empiffrer de victuailles à la manière gargantuesque, à faire de leur taille une gloire sans fin dont, pour faire le tour, il eût fallu plus de temps que n’en nécessitait la longue procession des amis de Bacchus, laquelle durait des lustres au cours desquels se concevait force généalogie dont, le plus souvent, il aurait été impossible de préciser l’origine. Voilà à quel stade en était arrivée l’humaine condition dont chacun portait « la forme entière » pour reprendre les propos avisés de Montaigne, l’humaniste. Ainsi, au terme de ce bref rappel historique, le lecteur comprendra-t-il l’état de misère et de dégradation dans lequel se trouvaient les universaux du Beau, du Bien, du Vrai. On aura saisi que, dans cette profusion de non-être, dans ce reflux de la plénitude, c’était l’AMOUR qui avait été en première ligne, les relations en seconde, dont il ne demeurait plus que d’étiques arêtes, les sentiments en troisième dont on apercevait les minces remuements pareils aux agitations des têtes des spermatozoïdes dans les remous oléagineux des mangroves où s’agitaient les lubriques bassins. Il en restait, au milieu des déflagration des hanches mécaniques, parmi les enclumes des genoux où s’allumaient les étincelles du désir, dans la touffeur humide des sexes alambiqués, dans l’irisation apoplectique des nombrils, il en restait donc, accrochés aux ronces urticantes du désir, suspendus aux breloques de l’envie, quelques miettes ici et là, des bribes de passion vraie, des échardes d’amitié, des bacilles de reconnaissance, des dilutions homéopathiques d’altérité.
Cependant, toute qualité anthropologique n’avait pas disparu de la surface du globe et c’était même la disposition des hommes, des femmes à s’enflammer qui avait gagné en étendue aussi bien qu’en puissance. Ce qu’il restait de l’amour était si condensé, tellement porté à l’incandescence que la Nature entière en était bouleversée et atteinte en son sein. Ce qu’on voyait, de la limite de l’Oural jusqu’aux confins de l’Antarctique, depuis la chaîne de l’Alaska jusqu’à presqu’île du Kamtchatka, c’était ceci, comme une immense clameur montant des entrailles de la Terre, en réalité une seule et unique flamme qui courait d’un horizon à l’autre, une barrière de feu de mille pieds, un ciel noir au milieu duquel se distinguait, à la manière d’un sombre présage, l’œil autrefois cyclopéen du soleil qui, maintenant, n’était plus qu’une vague tache de sang faisant sa lente dérive dans un espace insaisissable, lequel ne se pouvait qualifier « sans feu ni lieu » et, c’était de l’exact contraire dont il s’agissait puisque les braises vives étaient partout présentes, partout hurlantes et plus un pouce carré de ciel n’avait été soustrait à la violence du désir allumé et déchaîné par l’inconséquence des hommes. La croûte terrestre, immense champ de ruines, se soulevait, pareille à une lave en fusion, les océans en ébullition n’étaient plus que des flux et des reflux de phosphènes rubescents, et ce qui affligeait le plus le démiurge, (le seul qui pût s’extraire du chaos à la mesure de simples bourgeonnements épidermiques) , c’était de voir l’état de désolation dans lequel se trouvait le peuple des arbres, ce peuple qui, autrefois, faisait la gloire de tous les continents et portait haut les couleurs de la Planète Bleue. Ils n’étaient plus que de lointains mirages, des tremblements au seuil d’une inconsistante mémoire, des torches qui élevaient dans l’air saturé leur brume rougeâtre, leurs flocons pareils à une compagnie d’escarbilles, une armée en déroute n’ayant plus, en guise d’éclaireurs de pointe, que des brasillements et des embrasements, des ignitions et des incandescences, des tourbillons et des tisons à l’infini. Vidée de ses arbres, privée de sa belle végétation, asséchée de la royauté bleue de ses mers, de la brillance de ses lacs, du réseau d’azur de ses fleuves et rivières, elle n’était plus qu’une planète rouge perdue dans la dérive bruyante des astres.
Donc, Planète Rouge, elle était semblable à la lointaine et énigmatique Mars et n’offrait plus que ces longs réseaux pourpres et carmin, ces rivières orangées et ces tumultes de soufre, ces vaisseaux de sang frais et ces stases au long cours qui semblaient ne devoir jamais finir de brasiller tellement l’énergie y était concentrée comme dans la gueule d’un volcan ou bien la bouche immense d’un four touchant au domaine de Vulcain. Oui, c’était cela, c’était la porte des enfers que les hommes avaient ouverte du haut de leur terrible fringale de gloire, de pouvoir et de puissance, depuis leur goinfrerie et leur insatiable erreur quant à la nature des religions et au culte qui leur était alloué jusqu’à l’absurde, c’était la précipitation dans la bonde suceuse du sexe qui les ait aliénés, finissant par reconduire leur nature à la primitivité absolue qui les avait fait semblables aux phacochères se vautrant dans la densité compacte et rassurante de la soue. Oui, ils avaient chuté, oui, ils avaient enfreint leur propre essence, se retrouvant nez à nez avec l’image de l’anthropoïde qu’ils avaient été dans les lointains du temps lorsque, encore, la Terre en était à ses premiers vagissements, à ses premiers essais de profération, à ses balbutiements, à son langage-sabir cherchant à s’extraire avec peine de la confusion ambiante. Voilà ce qu’ils étaient devenus, de simples nullités exponentielles qui inversaient le cours du temps, la marche de l’Histoire. Partis de la Grande, celles qu’ils avaient acquise et édifiée de haute lutte, ils se voyaient acculés, présentement, à la petite histoire, à l’historiette, à l’anecdote dont la nature est de prendre l’illusoire pour le réel, le menu détail pour le fondement, l’artifice pour l’original. Voilà où la folie d’en bas les avait inclinés à sombrer. Ils étaient devenus, à leurs corps consentants, de simples bonobos à l’architecture étroite, aux membres démesurés, aux génitoires trainant au sol sans gloire, au cerveau si menu que ne pouvaient guère s’y loger que deux ou trois comptines, quelques chiffres jusqu’à quatre, le nombre de leurs effectivités locomotrices, quelques lettres, au nombre de trois, B ; O ; N, celles précisément avec lesquelles ils eussent pu orthographier leurs noms s’ils en avaient eu la possibilité, ces mêmes lettres avec lesquelles, quant ils avaient été hommes, ils écrivaient la gloire et le rayonnement de l’humain : BON. Seulement, cette bonté, cette mesure qualitativement humaine qui fondait l’aire de la présence et la dignité de demeurer sur Terre, ils l’avaient perdue et, jamais ne la retrouveraient. Au surgissement de l’humain sur la toile de fond du monde, il fallait un long temps d’incubation, l’espace de plusieurs millénaires. Hommes, femmes, ils l’avaient été en portant haut l’oriflamme de l’exister, mais ils avaient été fascinés par la prodigieuse puissance qui avait été remise entre leurs mains et en avaient fait une arme qu’ils avaient retourné contre leur humanité. Maintenant leur tour était passé. Sur la cimaise de leurs fronts ou bien des lambeaux qu’il en restait, flottait au vent de feu la belle intelligence humaine la très percutante sentence d’Héraclite. Elle disait ceci :
« Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Ce royaume est celui d'un enfant. »
Le jeu était terminé. Il fallait le ranger dans le coffre au lourd couvercle de la destinée humaine. Demain, dans des milliers d’années, il serait temps de sortir à nouveau le trictrac. Il serait toujours temps de jouer !