Aout 2013© Nadège Costa
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C’était comme au sortir d’un rêve, vous savez, quand les images se brouillent, que passé et présent se télescopent, que l’espace multiplie ses facettes colorées dans le caprice d’un kaléidoscope. Alors la vue sollicitée de toutes parts s’égare, la mémoire vacille sous les coups de boutoir des événements. Des anciens à la couleur de carte postale, ces teintes sépias, ces glissements de pastel sur la courbure des choses. Des récents, une femme croisée dans la perspective d’une rue, une sublime toile faisant sa tache dans le luxe d’un musée. Ce n’étaient, dans l’aube neuve, sur l’écran de ma conscience, que feux de Bengale, rapides illuminations tressautant à la manière des vieux films happés par la blancheur de l’écran. Une ou deux apparitions, quelques lignes se croisant, des traits, des pointillés et, pour finir, l’étrangeté d’un point d’interrogation. C’était si étonnant tout de même ces visions tellement fugaces qu’on les eût dites produites par quelque drogue ou bien dues à une altération de l’esprit, une perte momentanée des repères. Il faut dire, l’été coulait comme un plomb visqueux et les nuits s’allumaient de longues flammes blanches. Comment trouver un peu de repos, se ressourcer alors même que le corps se consumait tel une braise ?
Mais il faut consentir un effort, tendre sa volonté dans le genre d’un ressort, faire appel à la persistance du souvenir, fouiller les archives du passé afin d’en extraire quelques fragments signifiants. Ce que je vois, depuis ma fenêtre ouverte sur les toits de zinc, dans le bouillonnement blanc des draps, c’est ceci : l’ébauche d’un visage, la pulpe sombre des lèvres que souligne le rehaut clair du menton, la forêt de la chevelure, ce sombre massif ourlé de mystère, ces mèches jouant sur la plaine de la peau dans la discrétion mais aussi dans l’invite à poursuivre le voyage, à découvrir ce qui, encore, se dissimule et appelle, s’annonce avec le doux ébruitement d’une musique ancienne, peut-être un air de valse entendu en des temps effacés. Heureuse découverte sur la pointe des pieds, joie ineffable d’un dévoilement aussi lent que la progression de la lumière dans la résille du jour. Si précieux ce sentiment de lenteur, cette concrétion qui s’élève dans le silence de la mémoire. L’épaule est une efflorescence à peine visible, confondue avec l’air si ténu qu’il vibre dans l’inaperçu et le repliement du bras est une brise souple dont nul ne pourrait voir la trace, si ce n’est à l’aune de l’imaginaire.
Le soleil a commencé son ascension, boule vermeil cascadant dans le ciel alors que se dévoile le haut de votre gorge, ce trouble, cette fascination, cette porcelaine si fragile qu’elle pourrait disparaître soudain à la vue, poncée par la vacuité, l’inattention des hommes. Votre main en recueille les fruits comme elle le ferait d’une nature morte que le peintre aurait destinée à la contemplation d’abord, à la saisie ensuite, tant le désir serait grand de porter l’œuvre dans l’enceinte du préhensible, d’en savourer chaque détail avec la justesse du jugement, la plénitude d’un savoir. Mais le décolleté de votre robe, sa mince bretelle, les plis du tissu sont autant d’invites à demeurer dans le cercle d’un pur onirisme dont une réalité trop verticale effacerait la magie, détournerait la source et alors les yeux fertiles menaceraient de s’assécher, l’âme de se dissoudre dans les plis ombreux de la nécessité.
Soudain comme un voile, un obscurcissement de la vue et c’est il y a quelque vingt ans, à Vienne, dans l’ambiance feutrée du Café Central, ce temple néo-Renaissance où les écrivains, autrefois, venaient déguster un « Kapuziner », ce café noir à peine troublé d’un nuage de lait, orné d’une touche de crème. Les grands hommes de lettres, Schnitzler, Musil, Von Hoffmannsthal, venaient-ils y chercher l’inspiration pour leurs romans ou bien étaient-ils en quête d’aventure, d’échanges entre beaux esprits ? La porte à double battants s’est ouverte, s’effaçant devant une mince silhouette, celle qui habitait ma douce rêverie il y a peu, celle que vous portiez au-devant de vous avec élégance dans ce bel été autrichien. Combien de regards alors s’étaient détournés de leur lecture, de la contemplation des grandes verrières et des colonnes de marbre pour se poser sur vous, sur cette apparition dont, sans doute, comme moi, ils ont conservé l’empreinte dans un pli du souvenir.
Vous vous êtes assise près d’une fenêtre, dans le cercle de clarté d’une opaline, visage semé de neige se fondant dans le clair-obscur de ce lieu si secret. Votre dessert, c’est à peine si vos lèvres l’effleuraient, comme par distraction et vous buviez votre café à petites gorgées, vos beaux yeux sombres perdus dans le vague. Vous étiez cette présence discrète, cette touche à peine épicée, ce murmure de votre gorge dans la corolle souple de la robe. Vous sembliez avoir vingt ans à peine mais votre attitude de retrait vous inclinait à en paraître quinze, station à l’orée de l’adolescence. Lorsque vous vous êtes levée, il y a eu un silence, des tintements de petites cuillères sur des soucoupes de porcelaine, le froissement de journaux qu’on plie, des bruits de feutre glissant sur les sièges de moleskine. Je vous ai suivie, juste pour le plaisir, juste pour l’éblouissement. Vous vous êtes engagée dans la galerie à arcades du Palais Ferstel. Vous n’avez plus été, bientôt, dans la longue perspective des dalles claires du Passage, sous la lumière des appliques de verre, qu’une esquisse semblant renoncer à sa propre réalité. Le soleil couchant vous nimbait d’une clarté comme celle que l’on trouve dans de vieux albums de photographies, cette teinte si irréelle que les choses semblent n’avoir jamais existé.
C’est si étrange de se ressourcer à l’eau d’une fontaine ancienne, d’en entendre le bruissement, les filets qui coulent en faisant leurs tresses, leurs clapotis, leurs tintements. Comme une musique venue du plus loin du temps, une complainte faisant sa douce insistance alors que déjà, ce ne sont plus que des ombres qui s’évanouissent, et les sons se dissolvent dans la brume de l’instant. Voici que la pluie crible les vitres de minces percussions à la manière de grains de sable. L’air fraîchit. Il va falloir songer à faire du feu. Quel temps fait-il maintenant à Vienne ? Y a-t-il toujours ces voyageurs attardés dans le luxe de la grande salle du Café Central ? Y a-t-il votre présence comme un écho de l’image d’autrefois ? C’est si rassurant, parfois, de savoir l’existence des êtres bien réelle, bien au-delà de la trame des souvenirs. Si rassurant !