Photographie : Blanc-Seing.
Passer dans votre rue, regarder vos volets clos, m’asseoir sur le banc du square face à votre antique demeure, voici le rituel auquel je m’adonne quotidiennement. Afin de ne pas attirer l’attention du voisinage - un bar, une librairie, un vieil hôtel -, je feins de lire une revue alors que mes yeux caressent votre façade avec application, m’amusant à y lire l’inscription du jour, l’ombre portée de la nuit, la grille d’un balcon faisant son rythme régulier. Jamais je n’ai vu les battants de vos volets poussés sur la vie, jamais je n’ai aperçu l’aile d’un rideau faire son envol dans le vent d’automne. Seulement cette lourde mutité, seulement cette cécité comme si, de la clarté, vous refusiez l’effusion ; du monde la présence indiscrète. Retirée dans un éternel silence, cloîtrée dans un espace pareil à celui d’une île inconnue, quelque part au milieu des flots bleus et blancs. Pourtant votre maison n’est pas vide. Pourtant une âme y passe sa vie de veilleuse, de flamme que le moindre courant d’air moucherait, atmosphère humide d’une sacristie. Vous vivez, je le sais, et pour ne pas vous connaître mon intérêt n’est pas moins vif, ma curiosité moins fouettée. C’est étrange cette fièvre qui s’empare de l’esprit dès l’instant où se dresse devant vous un impénétrable mystère. Alors vous faites le vœu de le percer afin d’en montrer au plein jour la résille qui en tisse le secret. Votre « présence », si l’on peut dire, je l’ai découverte un jour où je flânais dans les allées du square par le plus grand des hasards. Vous étiez le sujet d’une conversation que deux vieilles personnes, sans doute intriguées par votre étrange destin, tenaient à votre égard, parlant à mi-voix de peur que ne s’en ébruite le contenu. Je saisissais, de-ci, de-là des bribes de phrases, des fragments de mots. Suffisamment pour reconstituer, à la force de l’imaginaire, une histoire vraisemblable, pas assez, cependant, pour qu’une logique en établisse la certitude, en fonde la réalité. Je percevais, confusément, quelques lignes de fuite, le prologue d’une trame romanesque : une déception amoureuse, un voyage, de « tristes tropiques », un amant perdu, une longue réclusion.
Ce matin la rue, votre rue est calme, seulement troublée, parfois, par le passage d’une automobile, la course rapide d’une hirondelle, la simple rumeur du sol teinté de cuivre. Il fait si bon être là parmi la chute lente des feuilles, le poudroiement du jour. Ceci pourrait durer toute une saison que je ne m’en lasserais pas. Mais soudain, que se passe-t-il ? Quelle est cette vive clarté qui vient troubler le miel d’automne, fouetter à vif le tissu souple de l’air, bousculer la poussière légère ? Me voilà si près de vous ! Ai-je joué les « passe-muraille » ou bien alors est-ce mon esprit qui chavire, défait une à une la nappe du réel, n’en offrant plus qu’une unique trame lisible, mais quelle trame ! Que je vous dise, vous qui ne m’entendez pas, ce monde qui me visite à l’instant. Je suis assis sur une bergère au tissu brodé, confortable malgré son âge. Vous êtes installée un peu en avant de moi, dans une pose hiératique, éternelle pourrais-je dire, sur l’aire blanche d’un drap qui recouvre un invisible lit. Vêtue d’une robe légère, couleur de rose ancienne dont il me semble humer le subtil parfum. La robe a glissé, dévoilant généreusement tout le bas de votre corps, cette porcelaine si douce qu’on la croirait sortie d’un rêve. Vos bras, en amphore, reposent sur vos jambes, doigts sagement croisés, peut-être signe de retrait, peut-être d’une ferveur dont je ne saurais deviner la source. Rituel corporel, offrande à la lumière, attitude méditative ou bien songeuse comme pour une prière, demande d’une faveur à quelque dieu. Les ombres portées de vos jambes, de votre buste s’impriment sur la toile avec la légèreté d’une cendre. C’est à peine si vous effleurez votre couche, c’est à peine si votre poitrine se soulève dans le geste de la respiration.
Et, voyez-vous, vous apercevoir ainsi, pour la toute première fois m’émeut plus que de raison. Non de prendre conscience de celle que vous êtes. Je me doutais que le charme discret de votre demeure abritait en son sein quelque chose de rare dans le genre d’un incunable, du bois précieux d’une bibliothèque. Non, c’est à la fois cela, la rencontre, quoiqu’elle vous tienne à distance de moi, mais c’est aussi et surtout l’étrangeté d’un monde. Depuis le square où, chaque jour, je réfugie mon regard sans but, comment aurais-je pu deviner un seul instant cet horizon qui vous fait face, cette clarté qui inonde la pièce de son fleuve couleur de résine ? Une large entaille dans le mur s’ouvre sur une théorie de collines bleues à l’horizon. Sur un jardin bruissant du bavardage des oiseaux, de la râpe obstinée des cigales, du friselis de l’eau dans des vasques blanches. Et cette longue allée bordée des chandelles des cyprès, ces hautes flammes qui tutoient le ciel de leur aiguillon majestueux, et cette cascade d’escaliers, ces balustres faisant leur rythme régulier dans la perspective de l’heure. Serait-ce, pour vous, l’Inaccessible, la mesure du temps, la cadence régulière du destin, la façon de vous annoncer au monde à l’aune d’une architecture, d’une arabesque, d’un dessin ? Avez-vous remarqué combien les choses abstraites, les colonnes, les chapiteaux des temples, les tympans triangulaires, les corniches, les frises, combien donc toutes ces géométries reflètent leurs homologues dans l’ordre de l’humain, à savoir des qualités impalpables, sauf pour l’esprit, sauf pour l’âme, à savoir l’équité, la justice, le beau, le vrai, l’exactitude des sentiments à paraître dans la pureté. Jamais ne le pourrait le désordre d’un paysage anglais, jamais le chaos d’un jardin de la Renaissance avec ses monstres de pierre, ses grottes tarabiscotées, ses gargouilles hideuses.
Mais voici que je m’égare, voici que mon imaginaire s’empare de moi avec la fougue que met un cheval indompté à se libérer de ses mors. Ô combien l’indiscipline est une amante exigeante qui exige qu’on la serve dans la seconde ! Ô combien la fantaisie est infiniment plus précieuse que toutes ces rationalités qu’on impose aux enfants sous prétexte qu’on veut forger leur caractère, éduquer leur volonté, dresser leur pensée à l’exercice de la rigueur, de la discipline, de l’évaluation adéquate. Combien les Lumières nous fatiguent avec leurs ratiocinations, leurs billevesées, leurs trébuchet afin que chaque chose du monde soit étalonnée, inventoriée, étiquetée et rangée dans quelque musée attendant d’être estampillée pour l’éternité. Combien est préférable à toute cette affèterie du mental, la pure folie, l’excès à jamais, la liqueur verte dans un verre de cristal, l’ambroisie rubescente dans la cornue de l’alchimiste, la mescaline bue au goulot, la prise d’opium du bon Thomas de Quincey, les hallucinations d’un Lautréamont, les divagations d’un Artaud d’après son voyage chez les Tarahumaras.
Mais voici que la lumière baisse, voici que s’effacent, petit à petit, vos traits si harmonieux, votre coiffe en chignon, vos cheveux tels la moisson, votre visage diaphane, votre nez retroussé. Vos bras ne sont plus que deux arcs luisant faiblement dans la pénombre, vos jambes des compas sur lesquels glisse la cendre. Oui, la lumière baisse et, dans la pièce qu’envahit l’ombre, sur le mur d’en face, un rectangle de clarté qui régresse à la taille d’une boîte d’allumettes, d’une gomme, d’un timbre-poste. L’air est si dense tout à coup, l’heure si lourde à porter. Mais, juste derrière moi, j’entends les lourds volets de bois commencer à pivoter sur leurs gonds avec leur bruit pareil au grincement de dents. Il n’est que temps, pour moi, de me disposer à repartir avant que la fenêtre ne replie ses vantaux. Il est encore jour. Des lambeaux de nuit, cependant, commencent à errer ici et là, teintant de bleu marine les collines alentour, envahissant le square où je rejoins mon banc pour quelques instants encore. Maintenant les lourds volets sont définitivement clos. Est-ce un rai de lumière qui filtre entre le bois et le cadre de pierre ? Je n’en suis pas si sûr. Je reviendrai demain. Il sera temps encore de vous rejoindre dans ce monde si étrange. Vous m’attendrez, n’est-ce pas ? Vous m’attendrez ?