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22 mai 2016 7 22 /05 /mai /2016 08:10
Dans le refuge étroit du jour.

Composition à partir d’une œuvre

D’Edward Hopper.

Pourquoi avait-il fallu que l’été fût si chaud, éprouvant ? Les nuits étaient fauves et les gens se regroupaient dans les tavernes, verres à la main dans le tintement cristallin des glaçons. La sueur perlait aux fronts, rigoles liquides faisant leurs confluences sous l’arête du nez, sinuant autour de l’arc de Cupidon, ornant le menton de perles translucides. J’étais entré au « Café Major » par simple distraction, pour fuir le tumulte de l’heure et sans doute échapper à des idées qui menaçaient de tourner à vide. La plupart des tables étaient occupées. Un bourdonnement continu venait de la salle des joueurs de tarots. Le percolateur fusait, semant dans l’air saturé une odeur de café. On buvait des bières à la mousse blonde, des verres d’orgeat glacés, des Pippermint aux reflets vert sombres pareils au tunnel des arbres, quelque part, au-dessus du village. C’était si étrange cette impression de flottement. De vertige. On était semblables à ces personnages de Chagall en sustentation au-dessus des toits, visages blêmes, lunaires, corps traversés d’air, périple immatériel bien au-delà de l’inquiétude des hommes. Qui étaient-ils ces voyageurs de l’espace ? De simples esprits à la recherche de leur vraie demeure, des âmes ayant déserté leurs corps, des esquisses échappées de quelque rêve ? Dans la salle aux hauts plafonds que les lustres éclairaient d’une lueur d’argile, j’étais pareil à ces passagers immobiles, en attente d’un événement qui me délivrerait de moi-même. En attente de rien peut-être. En attente de.

Vous, l’Attentive (cette nomination me semblait convenir à votre air sérieux, à votre attitude de retrait du monde ambiant), étiez située dans le coin de la salle, celui qu’on ne percevait jamais qu’au bout d’un moment, un large pilier en dissimulant la présence. Vous étiez identique à une fine porcelaine qui se serait égarée au milieu de nulle part, sans attache, peut-être simple vision de l’imaginaire Sur la banquette de moleskine verte, votre tailleur bleu posait sa tache discrète alors que votre visage se dissimulait sous une capeline. Seules quelques mèches blondes s’en échappaient et l’ovale de votre visage s’illuminait d’une discrète touche de rouge à lèvres, genre de friandise que vous offriez au regard, luxe des choses belles. Un livre semblait retenir toute votre attention comme si sa lecture vous plaçait en orbite autour des êtres, n’en percevant sans doute que la lointaine rumeur. Ilienne sur son île, vigie à la proue d’une goélette avec la seule vue des brumes marines et des écueils qui, parfois, trouaient la solitude des eaux. Vos jambes sagement croisées, le peu de mouvement que vous imprimiez à votre corps, la vue ne se distrayant jamais de son objet, sauf parfois pour boire à petits traits une eau pétillante, ceci indiquait soit une réserve, soit une tâche qui mobilisait l’entièreté de votre attention.

Alors, je ne sais quelle subite envie de vous rejoindre m’a pris soudain, comme si une main invisible avait appuyé sur mon dos, m’intimant un ordre silencieux. Une place était disponible en face de vous. Vous avez accepté que je m’y installe. Alors j’ai découvert votre beau visage, ses traits si réguliers, la pureté du regard, la douceur des joues à la teinte de pêche, le front où s’attardait la lueur des opalines. Nous avons parlé de choses banales, de la chaleur, des touristes qui envahissaient la côte, de la beauté des criques, de la douceur des soirées à la terrasse des restaurants. Votre parole était une eau de source qui faisait son doux clapotis et vos lèvres remuaient à peine, comme si vous aviez été le personnage d’un tableau, le rythme d’un poème, la courbe d’un chant venu d’ailleurs. C’est alors sans doute, sous l’effet de l’alcool, de la touffeur ambiante que je me suis mis à somnoler. Parfois de brusques réveils, pareils à des éclairs, la vision de vous dans une irréelle lumière verte comme celle des casinos voguant dans la nuit mystérieuse.

De longues rêveries et l’impression d’être dans un autre monde, dans un temps sans contour, dans un lieu immatériel à mi-distance des eaux, de la terre, du ciel. Un bruit sourd, une scansion régulière, un siège aperçu dans la fente des paupières, un paysage défilant vers l’arrière avec des lueurs de couchant accrochées aux arbres, la silhouette d’un pont à arcades, le lit d’une rivière. Le train avance dans la nuit en faisant sa rumeur métallique, imprimant ses secousses qui voyagent jusqu’au centre du corps. Comme une promesse d’amour, comme la perspective d’une aube où tout sera nouveau, ouvert, où les choses s’ordonneront avec clarté. On entend les consommateurs, leurs éclats de rire, on perçoit le claquement des lames de tarot sur les tables de bois sombre, l’odeur du café est poivrée qui s’insinue dans les narines, on devine les éclats de voix des attardés sur la Promenade. Parfois un arrêt dans une gare de campagne qu’éclaire un lampadaire de tôle perché sur une haute jambe. Parfois le service ambulant qui frappe à la porte du compartiment, proposant une boisson, une friandise. Parfois seulement le glissement du vent sur la carlingue d’acier. La chaleur est toujours aussi présente, moite, avec des éclaboussures qui suintent le long des parois. Nous devons traverser maintenant quelque jungle inhospitalière. D’ailleurs ce sont des cris d’aras que l’on entend venant des hauteurs de la canopée, des cris perçants qui déchirent les nappes d’air. Des papillons aux dimensions étonnantes battent parfois leurs ailes tout contre la vitre du train et cela fait un drôle de bruit de carton. Votre parole laineuse comme si elle venait du fond d’une lointaine crypte et des mots incompréhensibles, pareils à ceux d’un délire ou bien d’une folie faisant ses volutes et ses revirements.

Des mouvements dans la grande salle, des arrivées, rares. Des départs plus nombreux. La nuit, peu à peu, se retire sur la pointe des pieds. La Promenade est peuplée de rares silhouettes en partance pour le jour. Vous parlez peu ou bien à mots couverts, peut-être par crainte d’être entendue ou bien comme si vous existiez dans la faille du temps, de son égarement, son étrange clignotement. Alors j’ose un geste, ma main glisse sur le marbre de la table, frôle votre verre où flottent d’étranges glaçons pareils à de minuscules icebergs, reflets bleus et blancs. Votre main est si proche, longue, souple, aux ongles délicatement teintés de rose, pétales presque inapparents dans l’aube qui se lève. Mes doigts contre les vôtres. Vous avez tressailli, je le sens à un lent frisson courant sur votre peau, au clignement des paupières, à votre poitrine qui palpite comme le ferait un oiseau surpris par une soudaine saute de vent. Votre main au creux de la mienne. Douceur contre douceur. Chaleur s’insinuant dans la chaleur. Présence dans la présence.

[…] Une voix au-dessus de ma tête. On me tend un livre que j’allais oublier. On me tend un billet de chemin de fer, une capeline bleue qui semble m’appartenir. Le paysage file contre les vitres du train, se dissout peu à peu dans les dernières volutes de la nuit. De rares passants errent pareils à des âmes en peine devant les verrières du « Café Major ». Difficile de sortir du sommeil lorsqu’il a été peuplé de si belles images. Je sais, je devrais moins boire d’alcool et cette chaleur a sur moi un effet désastreux. Ce qui me reste de vous dans le jour qui paraît, cette couleur bleue indéfinissable, celle de vos yeux, de votre tailleur, cette attitude si studieuse, si appliquée, les quelques lignes que vous avez lues à haute voix avec cet inimitable vibrato. L’émotion, l’amour, un regret, peut-être un souvenir cher ou bien douloureux ? Je ne sais. Partant du « Café », en tout cas, je ne suis guère démuni. J’emporte cette image pareille à la brume sur la rive du lac, cette capeline, ce livre que je lirai en pensant à vous. Dites, vous reviendrez au « Café Major », vous reviendrez n’est-ce pas ? Ce serait si douloureux, à présent, de vivre privé de vous. Si étrange d’imaginer le monde avec votre image en creux comme absente des jours. Et l’heure vide frappant au carreau.

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