Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 juillet 2015 4 16 /07 /juillet /2015 07:53
Etats de la gravure.

« Nu debout ».

2° état.

François Dupuis.

Nous avons choisi, ici, deux états successifs d’une gravure de François Dupuis : « Nu debout ». Notre approche ne sera esthétique que par défaut, cherchant essentiellement à faire apparaître les motifs sous-jacents qui se dissimulent dans tout acte créatif, ces motifs mettant en lumière la sémantique interne de l’œuvre. « Nu debout 2° état », même si la figuration n’est nullement parvenue à son terme, fait apparaître nettement ce que sera la forme achevée, à savoir la représentation du corps féminin en sa simplicité. Pure apparition du modèle en relation avec des éléments précis du réel, ainsi se dégage une idée de la Muse qui inspira l’artiste. Et cet effet de réel est si vrai que nous pourrions nous attendre, à chaque instant, à voir surgir l’Inspiratrice du dessin dans le cadre même de notre vie, par exemple dans une des pièces que nous habitons. Nous pourrions aussi bien la doter d’un prénom et l’accueillir dans notre propre musée personnel à l’instar des personnes de chair qui peuplent notre existence. Mais ici s’arrêtera, bien évidemment, notre fable, laissant l’image à son statut, lequel pour être fascinatoire, n’est pas pour autant incarné, émettant des sons, s’animant de gestes. Ce qui est à saisir, c’est la vraisemblance dont la représentation est investie, sa révélation ne suscitant chez le voyeur de l’œuvre, ni étonnement, ni inquiétude. L’image va de soi, elle prend place au milieu des objets de notre environnement avec naturel, dialoguant avec ce qui se trouve à proximité, elle consone avec ce qui nous est familier.

Etats de la gravure.

« Nu debout ».

1° état.

François Dupuis.

Il en va bien autrement de « Nu debout 1° état », dont nous sentons qu’avec lui s’établira un rapport plus complexe, moins spontané, notre compréhension de ce qui se présente ne résultant que d’une médiation, d’un effort d’intellection. Car, ici, nous ne sommes plus dans le cadre des évidences et n’avons plus, avec l’objet, de lexique simple qui en dévoilerait le surgissement. Sans doute ne s’agit-il que d’une question que nous nous posons comme nous le faisons face à une énigme. Il en est ainsi des formes ébauchées, des figures en voie de constitution qu’elles nous mettent en demeure de les saisir au terme d’un effort de la pensée. Si « Nu debout 2° état » nous apparaissait dans la catégorie du vraisemblable, de l’immédiatement saisissable, ici l’ébauche d’un visage, là la clarté d’une épaule, la saillie d’une clavicule, la douce éminence d’une poitrine, ici le gonflement des hanches, là la dépression du mont de Vénus, là encore la cambrure d’un pied pour dire l’attache terrestre, l’inscription dans le concret, « Nu debout 1° état » en constitue l’ébauche à peine visible, la première glaise dans laquelle, plus tard, s’inscriront les signes d’une parution au monde.

Or, ce que nous révèle « 1° état », c’est une manière d’origine, une sorte de Materia Prima encore indistincte comme dans l’enceinte si étrange de la chôra platonicienne, cette « nourrice du devenir » qui façonne l’intelligible afin d’en faire émerger le sensible, l’interprétable, les nutriments consommables, assimilables par notre conscience. Ici, nous sommes au plus près de ce qui, n’ayant aucun lieu où paraître, s’investit soudain des lignes signifiantes qui lui donneront acte et présence, visibilité sur la scène mondaine. Antre de l’alchimiste mêlant dans ses cornues les matières viles qui donneront, au sortir de l’athanor, la sublime pierre philosophale. Nous sommes là, avec cette esquisse, dans l’avènement d’une chose qui deviendra événement pour la conscience, à savoir prise d’un sens à partir de ce rien, de ce néant qui en sont comme les nervures premières, mais inaperçues, mais non pourvues de prédicats, donc, à proprement parler « innommables ». Rien et néant comme tremplins ontologiques pour ce qui fera phénomène et se révélera à la manière de ce réel multiple, fascinant, jamais fini parce que toujours renouvelé. Avant l’œuvre était le rien, le blanc, le silence, la mutité que les premières esquisses sur la feuille amènent à la profération, celle-ci en ses essais originels, fût-elle balbutiement, chuchotement dans le clair-obscur de toute parole émergeante.

Et maintenant, si nous analysons sur le plan formel ce qui s’inscrit dans le langage de l’œuvre, voici ce qui apparaît et joue en écho avec l’état suivant, « le 2° », qui n’en sera que le développement, la croissance, l’affinement de l’aspect en vue de se porter au regard des Existants. « Nue 1° état », dans son indistinction primitive fait encore partie du fond dont elle provient, comme si elle en était l’effusion directe, le détachement, lumière naissant de l’ombre, mot proféré à partir du silence, visible s’enlevant sur de l’invisible. Le corps, avant d’être corps, c'est-à-dire élévation et projection dans l’espace, à la manière d’une sculpture de Rodin, par exemple, est si mêlé à sa gangue primitive qu’il s’en dégage à peine, semblable en ceci à un bas-relief de l’antiquité égyptienne. Motif non encore advenu à une autonomie, parturition en sa première phase, sans doute en ses premières douleurs. Car faire s’exhausser l’œuvre, cette matière façonnée par l’esprit humain, modelée par l’âme, la faire jaillir de sa terre lourde, compacte, sourde afin qu’elle devienne, qu’elle s’élève de ses fondations pour édifier sa propre architecture, ceci ne saurait s’accomplir qu’à l’aune d’une souffrance. Symbolique pour la forme artistique, réelle pour celui qui s’essaie à en dresser la condition de possibilité. Solitude du créateur dans sa tentative d’exhumation de ce qui est à créer et se refuse, toujours, à abandonner son aire de nidification. Naître c’est ceci, quitter le nid, percer la coquille, sortir au grand jour avec la promesse d’un éblouissement. Tout sauf une évidence. Tout, pour la conscience de l’artiste, sauf une activité distraite éloignée de l’objet qu’elle façonne.

Etats de la gravure.

1° état.

2° état.

Si 1° état révèle le corps par le biais de traits encore bruts, issus d’une gangue native, le 2° quant à lui s’oriente déjà vers la lecture claire du thème dont il est question. C’est à une apparition progressive, à une lente métamorphose que nous assistons, à une genèse fascinante comme si l’image, naissant dans le bain photographique au contact des sels d’argent (voir l’alchimie de la chambre noire) se donnait à voir de l’intérieur de son étrange processus, magie opératoire se développant à même son propre mystère. Ici est l’attente précédant la révélation, ici est le désir avant que sa corolle ne se déplie, avant que le rituel amoureux ne soit consommé. Tout est à paraître qui n’est encore que doute cerné de limbes obscurs, tout est voyage avant que sa dimension initiatique ne se soit donnée. Heure aurorale de la création où, dans les arcanes de l’atelier, se profilent les esquisses de l’être-œuvre non encore parvenues à leur silhouette définitive, dépliement du bouton celé sur sa propre essence alors que la rose ne saurait tarder à se montrer. A exister. Car c’est avant tout de ceci dont nous sommes les témoins, d’une ouverture, d’un passage d’un état à un autre, d’un mouvement, d’une translation spatiale, d’une figuration de la temporalité et c’est pourquoi nous demeurons, et c’est pourquoi nous avons lieu dans les coulisses alors que, sur la scène de la représentation, sera ce que depuis toujours nous attendons, la création dans l’une de ses manifestations. La publication des états successifs d’une œuvre a ceci de passionnant qu’elle met en lumière ces phases, ces clignotements successifs, ces biffures, ces hésitations, ces lentes élaborations qui sont comme les séquences d’un paradigme de la connaissance de l’art. Certes, étant parvenu au terme de l’œuvre définitive, notre esprit ne s’est nullement emparé de l’être même du processus qui l’a mise au jour, seulement des étapes qui jalonnent son énigmatique devenir. Il n’empêche, nous aurons eu le sentiment que quelque chose d’étonnant pouvait être approché, qu’une émotion palpable se dégageait de la naissance des formes, de leur constante évolution, qu’une joie était à portée de main et de regard, cette même jubilation doublée d’une crainte légitime qui s’annonce à l’artiste portant sur les fonts baptismaux une partie de son propre être. Car c’est ici l’enjeu principal, cette dramaturgie inaperçue qui se joue au-dessous de la ligne de flottaison de la forme, dont le corps du créateur est le support, son esprit l’espace de révélation, son âme le don immatériel par lequel surgit toute présence. Et c’est parce qu’il y a relation authentique à l’œuvre qu’il porte que nous pouvons, à notre tour, être atteints en notre tréfonds. Vérité contre vérité. Cette image d’un processus en acte est belle et généreuse à la fois. Elle nous invite à cerner ces formes de l’art qui, toujours doivent nous interroger mais qui ne le font qu’à la condition qu’il y ait rencontre entre le geste créateur et celui de sa réception. Ici, assurément un tel phénomène a lieu. « Avoir lieu » autrement dit avoir espace, habiter l’œuvre en sa signification. Nous habitons « Nu debout », tout comme « Nu debout » nous habite. Connaître une œuvre résulte de ce double mouvement, de cette résonance en écho.

Etats de la gravure.

Source : Dossiers pédagogiques

(Centre Pompidou).

Nous voudrions terminer cet article par une référence à une station majeure de l’histoire de l’art telle qu’initiée par Marcel Duchamp, celle du « Nu descendant un escalier n°2 ». Ici se dit en mode rassemblé ce que François Dupuis nous donne en plusieurs séquences de son travail d’artiste. Image synthétique de Duchamp voulant rendre visible l’invisible, nous faisant passer de la physique de la toile à sa métaphysique, à savoir cet au-delà de ce qui est, qui s’en absente toujours mais en conditionne l’apparition même. L’art naît sans doute de cette confrontation de l’objet en tant que tel avec la source obscure de sa provenance. D’où son étrange et immarcescible pouvoir de séduction, sinon de fascination. S’emparant de nous de façon adéquate il nous tient éveillés, en suspens, en attente de la prochaine forme à saisir afin que le sens en soit interrogé, comme nous interrogeons la marche des étoiles dans le ciel qui les dépasse et les confie à notre regard.

Partager cet article
Repost0
Published by Blanc Seing - dans ART

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher