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8 juillet 2015 3 08 /07 /juillet /2015 08:12
Seule en l’Île.

Photographie : Blanc-Seing.

[Avertissement aux lecteurs et lectrices :

On se trouvera bien de lire le texte qui suit à la manière d’un rêve fantastique ou bien d’un conte halluciné, le tragique voulant dire, ici, à la manière d’une antiphrase la grande beauté de l’existence qui, parfois, dissimule son visage sous les traits de la misère de l’angoisse, de la perdition, toutes apories dont l’écriture, par sa valeur cathartique, essaiera de dépasser la catégorie immédiate du réel. Le rêve ici relaté, dans son allure de gémissement dernier et de dérision ossuaire souhaiterait s’exonérer du mal tout en le posant sur un piédestal. Tout rêve est ainsi fait qu’il met en scène, ou bien nos fantasmes les plus secrets ou bien nos appréhensions les plus profondes. L’inconscient du lecteur, de la lectrice, puisqu’aussi bien ce n’est que d’eux dont il est question, trieront le bon grain de l’ivraie si, toutefois, ceci est humainement possible !]

***

C’était jour de braderie dans la Grande Ville. C’était jour de marée humaine. Partout étaient les confluences, les ruisseaux sortant des gorges étroites des ruelles, rencontrant d’autres ruisseaux dans la clameur du jour. Partout étaient les flaques, les lacs minuscules ou bien les étendues d’eau infinies qui se mouvaient à la manière de poulpes lents et invasifs. On avançait avec peine, évitant ici une grappe compacte d’hommes en chemises, là une résille dense de femmes en corolles blanches. La chaleur verticale faisait ses boules de mercure, suintait le long des corps meurtris, larmes de résine fondant petit à petit dans la pente grise du caniveau. Parfois des chiens errants, fourrure élimée, côtes saillantes, truffe farcie de mouches, se frayaient un passage au milieu des courants indistincts. On sentait leur immense solitude creuser son chemin et mourir, quelque part, à l’ombre des mouches. Les mouches bombinaient, leurs trompes pareilles à des fouets élastiques, leurs yeux aux milliers de facettes répercutant les images du monde, leurs ailes de verre grésillant dans l’air chargé de poussière. On mettait ses mains devant soi, on s’encageait derrière la geôle de ses doigts, on enfonçait son cou dans le massif des épaules mais, cependant, les percussions n’étaient pas rares, laissant sur les trottoirs de ciment des flaques de sang et des rivières pourpres. Qu’on enjambait avec méticulosité. Mais non sans risque d’être maculés, tatoués jusqu’à l’âme par les hiéroglyphes des sécrétions épidermiques.

Aux terrasses étaient les assoiffés qui éclusaient verre sur verre afin que leur glotte ne se desséchât point. Les allées intérieures du marché, parcourues de mouvements divers et contrariés charriaient des monceaux d’inquiétude, poussaient devant elles, pêle-mêle, membres disjoints et buccinateurs déchiquetés, vers gras annelés et silhouettes parfois entières qui flottaient sur la grande marée comme les détritus le faisaient dans les gorges de terre des favelas, large misère suintant par tous ses pores le désespoir de vivre. Dans la lumière rare, verte, phosphorescente, s’allumaient ici et là les angles de sang des pastèques, les chapelets d’ail aux boules blanches, les nervures des choux où s’était rassemblée la dernière lumière. Il y avait si peu de lisibilité dans l’air confit de remugles. Mais il fallait avancer coûte que coûte, il fallait éviter le surplace mortel qui, d’un instant à l’autre, pouvait enfoncer ses canines de vampire dans le mitan du dos.

Le vent, il aurait fallu du vent, non une brise légère, estivale, laquelle aurait frôlé les anatomies, s’insinuant dans toutes les cavités disponibles, les turgescences avancées, les aisselles moites, les ombilics emplis de sucs mielleux. Une bise froide, glacée, c’est cela qui aurait ramené calme et paix dans cet immense capharnaüm, dans ce gigantesque maelstrom identique à la bonde d’évier lorsque la tornade l’habite cernée de vert-de-gris et de souillures mortifères. Cela il l’aurait fallu, mais d’une manière verticale, abrupte, sans concession. Limer toutes les aspérités, gommer les bubons, user les excoriations qui fleurissaient et s’élevaient du corps comme des stalagmites colonisant l’espace perclus de doute et d’incompréhension.

Seule en l’Île.

La foule était un seul et immense protoplasme, une matière gélatineuse s’écoulant le long des artères de la ville, un seul et unique gonflement, une seule et même sombre litanie dont on ne savait plus très bien si elle s’arrêterait un jour ou bien si elle avait jamais commencé, si elle était illusion, fantasme émollient, usure de l’esprit aux angles vifs d’une réalité en forme d’immense lapsus. Car on n’existait nullement, on vivait à peine, on demeurait dans l’outre de sa peau, à l’ombre de flux qui s’originaient on ne sait où, en partance pour nulle part. Combien la confusion était grande ! On n’avait plus de soi, on était autre avant même d’être un « je », les identités autrefois tranchées, aujourd’hui se mêlaient dans une sorte de pâte visqueuse, molle, gluante. On était sa propre main, le sexe de la forme contiguë ; on était le pied adjacent, il était votre hanche ; elle vous visitait à l’intérieur de vos viscères ; on s’invaginait dans l’abdomen de ceux, celles qui étaient vos cellules dont vous étiez les filaments de myéline, dont les nombreux étaient le réceptacle aux frontières mouvantes ; on était cette étrange marée infiniment palpitante, on était continents primitifs, on était Pangée où se confondaient en une unique irrésolution toutes les plaques tectoniques, où se mêlaient toutes les laves, où s’assemblaient toutes les langues d’une étrange Babel psalmodiant jusqu’à l’absurde tous les dialectes, les sabirs, les verlans du monde. On était ou on feignait de le croire.

La nuit est venue, soudain, son lac immobile figeant le tout dans une gangue lourde dont personne n’émerge plus. La Grande Ville s’est métamorphosée en une immense agora silencieuse et l’on n’entend plus que le bruit récurrent du silence pareil à une grêle de coton sur l’aire d’une peau lisse comme une plaine. Minces coups de gong venant dire l’attention à soi, la disposition à être dans l’heure ouvrante. Oui, « ouvrante » car quelque chose a vibré dans la soie de l’air, quelque chose pareil au grésillement d’une flamme dans le luxe d’un verre. Quelque chose de précieux qui va advenir et bouleverser le lexique proche, le porter à la dignité d’une poésie. Cela s’éclaire, cela commence seulement à émerger de l’ombre, cela se précise dans l’approche souple, dans la forme hésitante de l’aube, dans le tressaillement du vol de l’insecte contre la trame invisible de l’éther. Cela chante à mi-voix, cela s’illumine en clair-obscur, cela profère à mots mouchetés. Ce n’est d’abord qu’une vague indication, les prémices d’une connaissance intérieure, le dépliement d’une vrille souple dans les volutes de l’esprit. Tout a repris son calme, tout sa lancinante torpeur, tout son rythme pareil à une lente chorégraphie. Cela advient du centre même d’une prochaine parution.

Seule en l’Île.

Voilà ce qui est et me tient éveillé au bord du songe. Alors que plus personne ne paraît du drame ancien qui soudait entre eux les membres d’une étrange Confrérie, se découpe sur le ciel poudré par la Lune, une silhouette digne d’un conte des Mille et Une Nuits. Une jambe est posée dans l’attitude de la cambrure comme si elle émergeait du sol de neige dont elle serait le naturel prolongement. Cendre grise disant l’attachement aux choses du monde, à leur troublante vibration car l’on ne saurait vivre d’idées, se sustenter d’eau de source, sa pureté fût-elle la plus précieuse des offrandes. O combien il est doux de se dissimuler dans cette douce apparition, de s’immiscer dans ce mouvement si évident dans son insistance si légère à participer à ce qui s’élève avec grâce, élégance. Si troublant, aussi, de découvrir un nouveau territoire, d’aborder une île inconnue, d’en dresser l’inventaire, d’en dessiner la carte, avec ses collines, ses dépressions, ses forêts, ses grottes que nul jour ne visite. Cette jambe si peu apparente, telle une invite à demeurer, là, dans la fascination à l’orée d’une Ultima Thulé.

Seule en l’Île.

Et l’autre jambe si délicatement posée au sol qu’on dirait un simple effleurement, le baiser d’une libellule, la clarté d’une brume sur les rives de la lagune. Ineffable pas de deux qui dirait le surgissement des choses à même leur lente profération. Sortir de la terre avec le naturel d’une graine, faire sa crosse de fougère avant le sublime déploiement, n’ébruiter rien de soi qu’une subtile floraison et le monde, soudain, est attente et le monde est au bord d’une douce stupeur. Prodige de l’être lorsqu’il s’annonce dans cette venue à soi qui fait se rassembler les formes en un même lieu, en un même temps ! On pourrait demeurer là, suspendu à la prochaine seconde, projetant dans l’air qui se tend la suite de la scène. Comme un érotisme dépliant lentement sa petite Bêtise, le dépliement en soi étant plus que l’acte qui s’ensuivra.

Seule en l’Île.

Voici, maintenant la fourche des jambes, sa posture d’attente comme pour signifier la toujours possible effraction vers un domaine secret, vers une rutilance, le luxe d’une forêt pluviale, une proche et en même temps inaccessible canopée où bondissent les oiseaux de feu. Multiple éblouissement, lampe à arc qui brûle tout sur son passage, imprime sur les rétines les pliures de la joie. Car ici est une combustion, car ici est l’infranchissable abîme dans lequel on ne songe jamais qu’à se précipiter comme le plongeur dans l’eau lustrale du plaisir. Oui, c’est de baptême dont il faut parler, mais de baptême du feu dont on ne ressort jamais indemne. Seulement avec des stigmates, des cicatrices, des lésions heureusement à jamais guérissables. Intime démangeaison de l’âme qui, dès lors, ne vit que de réminiscences. Remonter à la source donatrice d’être, y redécouvrir les « Petites Madeleines » qu’un jour, au milieu du ravissement, il nous fut donné de goûter, dont le palais conserve le précieux éblouissement. Oui, éblouissement, oui impression dans la chair de la rétine de l’image dont, jamais, l’on ne se dessaisira, que, toujours, l’on convoquera à la manière du souvenir le plus précieux.

Mais voilà que le songe m’avait happé dans les mailles de ses filets, mais voilà que j’en étais devenu le jouet consentant, la petite marionnette à fil dont on tirait (mais qui donc, si ce n’est l’ensorcelante image ?) la ficelle afin que mes bras et mes jambes pris d’agitation se missent à parler, à remplacer mon langage disert, intarissable, la source en moi de ce qui, toujours, veut se dire et ne se révèle jamais dans la totalité. Mais comment dire l’espace de la joie, la dilatation du sentiment lorsque la plénitude s’en empare, que l’amphore illuminée de l’intérieur, animée de forces multiples, veut répandre au plein jour sa richesse et sa gloire. Car c’est à être possédé par une chose, le poème, la musique andine, la complainte de l’amour que tout devient limpide, transparent, paré d’évidence. Cette Jeune Femme dont j’habitais le corps à l’aune de l’imaginaire, cette Déesse qui m’avait fait l’offrande de l’hospitalité, voici que je la sens se détacher de moi, monter vers sa propre réalité qui ne saurait être la mienne. Mais la rencontre a-t-elle jamais lieu qui conduirait à un mélange des chairs, à une union des liquides, à un entremêlement des esprits, à une fusion des âmes ? Oui, certes, trop facile lyrisme, lequel mettant les choses à distance, ne les vit qu’à les projeter au-devant de soi comme l’archer se dépossède de sa flèche en libérant la corde qui la tenait prisonnière.

Oui, le rêve est maintenant derrière moi, pareil à une vêture gisant sur le sol après que l’amour aura été consommé. Simple dépouille de soi, de l’autre qu’on avait halluciné, de la Confrérie des Grabataires et des Miséreux qui traînaient leur dérisoire silhouette dans la Grande Braderie de l’existence. Oui, cette histoire n’était bien évidemment qu’une métaphore voulant dire la beauté toujours en regard du tragique, avers et revers d’une même médaille. Certes le périple était éprouvant qui amenait, à l’épilogue, le spectateur dans la loge du théâtre, celle où les choses s’habillaient des habits d’une farce, d’une illusion, d’une mise en scène après avoir connu les affres d’une possible réalité, cette confusion de soi et des autres, de soi et du monde, cette pitoyable commedia dell’arte où les humains perdaient leur âme à seulement confluer dans les ruisseaux d’un incontournable destin.

Oui, le rideau va bientôt se lever sur le jour nouveau. Oui, nous pourrons frotter nos yeux, les écarquiller, tâter devant le miroir les contours de notre humaine épiphanie. Oui, nous serons rassurés, provisoirement, et les cicatrices de la veille, les cauchemars en forme de trident qui n’avaient qu’une hâte : ferrer nos gueules ouvertes de carpes koï afin de les harponner au fer de la lucidité, nos gueules donc, nous les refermerons sur les secrets du monde et nous dormirons, les poings fermés comme des enfants gâtés dans leurs oreillers de velours. Mais, dissertant, à défaut de continuer mon rêve, voici que j’avais abandonné mon esquisse en cours de route. Ne jamais interrompre un songe brutalement, il y a danger d’y demeurer et de n’en jamais pouvoir ressortir. Alors, de grâce, je vous libère mais laissez-moi le loisir de poursuivre mon voyage, la terre onirique est si vaste et me voilà parvenu à la merveille pensante, au sublime visage qui dit l’être mieux que des mots ne pourraient le faire. Ce visage qui s’occulte, le massif de la tête qui disparaît à la vue derrière le buisson noir des cheveux, oui j’en tirerais une connaissance, oui j’en dessinerai la figure vraisemblable, oui j’en cernerai le divin mystère : Oui !

Seule en l’Île.
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Published by Blanc Seing

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