« Beauté convulsive ».
Photo No 27.
Photographie : Alain Beauvois.
« Voilà ce que j'écrivais après avoir pris cette photo ce dernier hiver :
Les Hemmes de Marck un matin de l'hiver dernier, près de chez moi...Divine lumière...le rai a surgi brusquement, je me suis assis sur le sable mouillé, j'ai regardé, je n'ai fait aucun bruit pour ne point brusquer les lieux et j'ai pris doucement une photo. On y reconnaitra en bas à droite la silhouette de la station radar des Hemmes de Marck, qui m'est très chère...la vie me déboussole tant...
Cette photo et son titre sont un clin d'oeil à André Breton dont l'étude de l'oeuvre, dans mes années estudiantines, m'a appris à voir la vie autrement, à ouvrir les yeux et m'a, ainsi, offert plusieurs vies et permis, devant toutes les beautés du monde et de « mon royaume », de verser, discrètement, des larmes. »
AB.
« Il est des lieux où souffle l’esprit », écrivait Maurice Barrès dans « La Colline inspirée ». Si l’écrivain se faisait le chantre des paysages de Lorraine, ici Alain Beauvois nous transporte en Côte d’Opale. Le terrestre opposé à l’aérien et à l’aquatique. Le paysan au marin. Mais y a-t-il opposition entre ce qui se relierait à la glaise, à l’humus et ce qui s’envolerait vers des espaces infinis ? S’en tenir à cette polémique binaire, à cette dialectique du sol et du ciel serait pure fantaisie de l’intellect. Il y a mieux à trouver et rien ne servirait de tergiverser. Ici, c’est de « sacré » dont il est question, de « Divine lumière », de surréalisme avec Breton, de « larmes » discrètement versées. Donc de sortie de soi en direction de cette « transcendance terrestre » si l’on peut oser ce curieux oxymore. Mais plutôt que de disserter, inscrivons-nous, dans une manière qui est la nôtre dans ce voyage que le photographe fit un jour d’hiver sur les Hemmes de Marck, dont il rapporta cette image au lexique si esthétique.
Le matin est là, comme posé sur la lisière du monde. Au loin les premiers bruits de la ville, les premiers mouvements mais encore dans la lenteur, le décillement des yeux, l’ouverture de la conque des oreilles aux murmures venus de l’ombre. Dans les tunnels de terre, les taupes au pelage soyeux n’ont pas encore commencé leur progression aveugle. Parmi la densité des feuillages, les oryctes à la corne levée dorment, leur carapace de cuir éclairée par une lueur venue dont ne sait où. Les oiseaux planent sur leurs amas de brindilles, leur duvet tout ébouriffé dans le glissement blanc de la lumière. C’est l’heure souveraine entre toutes, l’heure de l’aube où toute chose repose dans le pli entre la nuit accueillante et le jour parfois poli comme la lame. L’heure du doute fécond, du rêve éveillé alors que l’autre rêve, l’hôte de l’inconscient, commence à se dissoudre dans l’acide du réel. Si belle cette zone indistincte, cette inclination de l’âme à s’inscrire entre chien et loup, entre ce qui est familier et ce qui s’inscrit dans l’orbe du sauvage, de l’inconnu, sans doute du terrifiant. Dans le Grand Nord, sous les tentes en peaux de caribou, les tout jeunes enfants se serrent contre la colline douce et rassurante de leur mère. Sur les hauteurs de l’Altiplano, le vent de la première lueur glisse dans le duvet léger des vigognes, ondule parmi les herbes jaunes de l’immense plateau ouvert sur le ciel, l’espace infini, le chant de l’univers. Dans le demi-jour des mangroves, à l’ombre des longues racines, les crabes s’abreuvent à l’eau argentée parcourue de sillons et de lueurs sourdes.
Sur les Hemmes, sur la vastitude de la plaine de sable, l’eau est étale, infinité de canaux, de ruisselets, de méandres qui pénètrent la terre, la fécondent de leurs doigts liquides. Grand est le silence qui repose à mi-chemin du sol gorgé d’eau, à mi-chemin de la nappe de lumière qui vibre encore de l’intérieur, qui hésite à se dévoiler, à surgir dans une forme de certitude, peut-être de vérité. Il y a tant de choses à découvrir dans le mystère toujours renouvelé de la nature. Jamais le même bruit, jamais la même clarté, tantôt de cendre légère, tantôt à la lourdeur de plomb, à la luisance de zinc ou bien alors phosphorescente, irisée, chatoyante, parcourue des milliers d’étoiles des phosphènes, de ruissellements arc-en-ciel, de sources étincelantes comme le chrome, métal en fusion et l’on couvre ses yeux afin de ne pas être aveuglés. On n’en finirait pas de dire la joie de la vision, l’étonnement de la peau sous la piqûre incessante des épingles du jour, ou bien la douceur de l’heure couleur de galet gris, de baume blanc immaculé, de bleu lustré de nuit, de corail avant que le soleil ne débute sa course arquée en direction du zénith.
Ce matin est un matin parmi tant d’autres, une hésitation de soi dans le faible éclairement hivernal. Ce sont les lumières d’hiver qui sont les plus belles, entrelacement subtil de teintes proches, assourdies, liées entre elles par un genre de secret. L’éclosion est ce bouton inaperçu qui, issu de la nuit proche, serti d’incertitude, ne fait effraction au jour que sur le mode de la réserve, du retrait, comme s’il existait une nostalgie, un regret à se séparer de ces clairs-obscurs avant de se soumettre à l’éblouissement. Car sortir de l’inaperçu est toujours ceci, une irruption dans l’intime, une déchirure, une désocclusion avec le risque de porter au-dehors ce qui fait l’essence même de l’être. Au loin, la terre est brune, dense, encore attachée au socle nocturne. Frise de maisons qui émergent de l’obscurité à la manière d’ombres chinoises qu’éclaireraient une résille de torches, un brasillement de mèches d’amadou. Juste assez de présence pour suggérer, pas assez pour affirmer et porter au regard ce qui, encore, ne saurait se révéler dans la plénitude, dans l’accomplissement. En hiver, la lumière a besoin d’un long temps d’incubation avant même qu’elle puisse se reconnaître et habiter l’espace avec certitude. Le silence naît de cette stupeur oui, de cette stupeur d’être au monde dans l’aventure d’un jour nouveau. Prodige d’exister, ici, si près des hommes encore endormis, des bêtes au sommeil de roche, des insectes soudés dans l’acier de leur carapace. Prodige de l’œil, du gonflement blanc de la sclérotique, du dôme bleu ou bien couleur de terre de l’iris, du puits sans fond de la pupille où se rassemblent les milliers de fragments afin de signifier, de connaître, de porter à la conscience l’outre pleine des rumeurs du monde, l’arche si brillante de la compréhension. Alors il n’y a plus de distance. Du monde à l’homme, de l’homme au monde. Tous deux se regardent. Tous deux s’observent et brillent du même éclat, celui de participer à cette « beauté convulsive » dont parlait Breton, à cette beauté qui surgit à tout instant du brin de givre sur la tige d’herbe, de la gorge palpitante du lézard, de l’eau du vent glissant parmi la douce agitation des feuilles, de la source suintant ses gouttes de cristal sous les ombres bleues d’un mystère qui, jamais, ne s’épuisera. Mais voici que la taie du ciel, ce suaire noir montant à l’assaut de l’air se déchire et que des fuseaux de pure lumière cascadent jusqu’à terre, fécondant les habitations des hommes. L’étoile blanche, dispensatrice de vie est encore dans les limbes, faisant son chemin nébuleux, pareil à une nappe de glace surgie du ventre de l’iceberg. Tout est réuni, ici, afin que la parole du monde ne demeure celée sur une nuit qui ne serait que reconduction vers quelque néant, quelque abîme. Tout est là qui s’ouvre infiniment et invite à la plus belle des parades nuptiales, aux noces illimités du la terre et du ciel dont l’eau est la subtile médiation. Alors on regarde longuement et les cristaux de clarté se plantent dans la chair de la conscience pour n’en jamais ressortir. La « beauté convulsive » est une fièvre qui jamais ne s’oublie. Longtemps après sa première manifestation s’annoncent les répliques qui font naître dans l’argile de notre corps les fissures par lesquelles la reconnaître et la rejoindre. Longtemps après !