L A P L A N D - B A R E N T S . S E A
NordKapp – Finnmark.
Photographie : Gilles Molinier.
Longtemps on a marché avant d’arriver là. On a oublié le rivage des hommes, leurs préoccupations, leurs dérives hasardeuses dans les entailles étroites des villes. On a oublié jusqu’au bruit des paroles, oublié les râles du désir, les suppliques d’envie, les lamentations, les plaintes, les exhortations, les prédications et les boniments des diseurs de bonne aventure. On a tout oublié sauf l’ombre portée que l’on fait sur le sol, la buée blanche de sa respiration dans l’air poncé à vif, l’aura que fait le corps parmi les brumes et l’encre de la nuit. La mémoire s’est soudain étrécie à la taille d’un minuscule ilot avec son rivage pareil à celui d’une carte postale, ses flots pressés, ses grèves de galets sur lesquels ricoche la lumière. Il n’y a plus rien autour que des nappes de silence faisant leur clapotis, un bruit de mousse et de lichen chutant dans la gorge secrète d’un puits. C’est si étrange, soudain, d’être arrivé au bout du monde et de n’y rencontrer que sa propre image reflétée dans le miroir de la conscience. On ne s’écarte jamais vraiment de soi, on ruse, on se dissimule derrière quelque masque de carton, on fait une gigue, deux ou trois pirouettes puis on retombe sur ses pieds, au même endroit ou presque avec le sentiment de surgir sur une autre planète. C’est si drôle tout de même cette comédie qu’on se joue, le sachant, mais feignant de l’ignorer. Vivre, en fait, n’est peut-être que cela, différer de soi l’espace d’un éclair, faire apparaître l’autre, ce qui n’est pas vous, puis rejoindre sa solitude comme l’ermite en haut de son météore et ne regarder que le ciel vide avec le cercle blanc d’oiseaux imaginaires.
Devant soi est la plaque dure de la mer, ce métal sombre qui, par endroits, s’aiguise de quelque clarté passagère avant de retomber dans son éternel mutisme. Une ligne sombre court le long des roches disant le retrait de l’eau, son invisible force, sa puissance tellement inapparente qu’on se prendrait à l’évincer avec facilité, à la ramener à une simple divagation de la nature. Pourtant, en elle, tellement d’énergie contenue, latente, de démesure. Nous venons d’elle et déjà nous avons renoncé à la reconnaître comme la génitrice originelle, la matière indépassable. Nous sommes si insoucieux des choses, de leurs fondements, des liens indissolubles qui nous unissent à elles dans l’inapparent, l’inaudible, l’immobile. Nous sommes au monde dans la distraction, l’égarement, la marche de guingois pareille à celle des crabes se frayant une voie dans la forêt dense des racines de palétuviers. Nous sortons à peine de notre trou que déjà nous avons capturé une proie et que nous rejoignons notre antre afin de la dépecer, d’en extraire la chair vive, le sommeil que, bientôt, elle nous dispensera dans l’espace d’une bienheureuse digestion. Oui, voici le problème, nous livrons le monde à une perte avant même d’en avoir métabolisé les nutriments, extrait les sucs. Nous nous précipitons, nous succombons à la première hâte venue, à la première jouissance à portée de main ou bien de sexe.
Ce qu’il aurait fallu faire, ici, à l’écart du tourbillon des affairements et des complexités de tous ordres : écouter le silence et rien d’autre. Sous le ciel de nuages de cendres et d’écume, cette conque réceptrice de la symphonie du monde, voici ce que nous aurions entendu. Le piétinement continu des hardes de rennes semblable à un tellurisme primitif, peut-être un grondement de lave, le roulement d’une eau claire dans l’entrelacs de cailloux lissés de lumière. Le crissement des pattes de l’ours brun sur l’échine blanche des bouleaux. La fuite souple du lièvre arctique ou bien du renard à la recherche de sa proie, le lemming se dissimulant dans quelque repli de la toundra. Nous aurions perçu les battements d’ailes du pygargue, sa chute pour saisir un poisson. Les déplacements furtifs du lynx ou du loup ne nous auraient pas échappé pas plus que le piétinement léger de la perdrix des neiges. Ce qui aurait fait écho à nos oreilles, la transhumance des troupeaux lapons sous la conduite des Saamis, ce peuple autochtone aussi discret que continuellement mobile. Peut-être même aurions-nous été sensibles à la croissance de la ronce petit-mûrier aux alentours des lacs d’eau translucide. Le silence est toujours habité d’une foule d’harmoniques discrets que nous avons à continuellement décrypter si nous voulons être présents au réel et y frayer notre voie avec un suffisant bonheur.
Là, pour un instant d’éternité, notre demeure aura été ce paysage infini, cette lumière venue du plus loin du cosmos, cette feuillaison d’eau étale livrée à l’obscur, cette falaise de rocher cernée de la brume des nuages. Là, le temps aura été humain, profondément humain pour la simple raison qu’il n’aura été pollué par nulle autre présence. Avec le paysage sublime il ne peut y avoir de distance, d’écart qui nous porterait au-delà de nous, au-delà de lui, exilés de l’osmose de nos deux êtres. Oui, car ce paysage est vivant, ce paysage fait partie de nous. Nous le sentons s’invaginer au plein de notre chair, faire ses racines, élancer ses promontoires, déployer ses tubercules, s’ouvrir à un intime bourgeonnement. Notre sang écarlate court dans ses veines de pierre, notre souffle fait gonfler son tumulte de roches, nos yeux impriment sur ses arêtes ses signes de lumière. Signes multiples de la reconnaissance, alphabet anthropologique se coulant dans la minéralité, gemmes et veines lapidaires faisant leur trajet de métal brut dans l’efflorescence des nerfs, l’étoilement de notre matière grise et nos cerneaux alors sont comme de phosphoreuses présences parcourant un ciel halluciné, des nuages pléthoriques, des déraisons hauturières. Moment d’extase pure dont témoigne encore l’image alors même que l’événement est archivé dans un tiroir inaperçu du souvenir. Mais, ici, nul effacement, nulle disparition, nulle allégeance à un principe qui s’écarterait d’une mutuelle reconnaissance, d’une appartenance réciproques. Ce paysage m’a enfanté aussi bien que je lui ai donné le jour, ai tracé dans la puissance de mon imaginaire sa quadrature apparitionnelle. Sans la rencontre qui nous a placés en face l’un de l’autre, ni lui n’aurait pu recevoir son accomplissement, ni moi la donation existentielle par laquelle je peux témoigner de ce qu’il a été, ici et maintenant, dans le mystère du paraître. Ainsi en est-il de toute épiphanie qu’elle se tient sur le bord d’elle-même, en suspens, et, jamais ne referme la question. La refermerait-elle et alors les choses n’auraient plus de lieu, les hommes plus de choses à connaître. Nous détournant du paysage alors que les ombres s’allongent, que la chape de la nuit se fait plus lourde, c’est un peu de notre ombre personnelle que nous laissons, que d’autres hommes apercevront faire ses ondes et ses remous parmi les vols des pygargues, la fuite du renard, les confluences grises des troupeaux de rennes. Nous serons présents à même notre absence, énigmatique hiéroglyphe ne brillant que du-dedans de son mystère. Être homme c’est déchiffrer ! Cela nous le savons et n’avons de cesse de l’oublier.
« Le voyageur contemplant
Une mer de nuages » - 1818.
Caspar David Friedrich.