L A P L A N D
NordKapp – Finnmar
Photographie : Gilles Molinier.
Belle roche dressée contre le ciel depuis le socle de son amphithéâtre. Roche rapidement extraite de son énigme à la force de notre principe de raison. Il ne faut rien laisser inexpliqué. A toute chose il convient de donner un fondement, d’attribuer une cause première. Percer la contingence et lui donner un sens, organiser le chaos, le doter d’un possible cosmos, fût-il improvisé, hypothétique, peu importe. Alors l’esprit des Lumières surgit, alors on se met à jouer aux gratuités des homologies signifiantes. C’est un visage. De cela nous sommes aussi sûrs que de cette concrétion de calcite dans la grotte dont le bourgeonnement n’est pas sans évoquer la vierge à l’enfant. Ici, sous la dalle claire du nuage, une face est posée, énigmatique moaï regardant l’infini de son regard vide. Proéminence du bourrelet sus-orbital, cercle étréci de l’œil, proue du nez usée par l’érosion, bulbe proéminent des lèvres, menton fuyant vers une draperie maxillaire. Ici, nous avons tracé l’esquisse d’une humanité primitive sinon élaboré les traits d’une tératologie. Les monstres sont ainsi faits qu’ils ont à voir avec le domaine inquiétant de l’Hadès et des puissances des forges souterraines.
L’Hadès, oui, ce territoire dans lequel Sisyphe est contraint de rouler sa pierre depuis le sommet d’une montagne. Terrible effet de la pesanteur humaine, dans laquelle s’imprime la logique implacable de la chute. Ô combien la destinée des Existants rampe sous les fourches caudines ! Combien étroit est le passage, le goulet entre les sommets par lequel se laisse deviner la clarté laiteuse du ciel, sa promesse illusoire d’un bonheur facile ! Car il faut lutter, jouer des coudes, se libérer des chaînes de l’absurde, porter son regard au-delà des formes immédiates, être attentifs à leur jeu réciproque, alliance du ciel et du rocher, belle dialectique des teintes, esthétique heureuse des valeurs du blanc, du gris, du noir, ces tonalités fondamentales qui sont l’alphabet de toute compréhension, l’alpha et l’oméga du saisissement de ce qui vient à nous comme le ferait un poème depuis l’étrangeté de son langage. Cette image est belle de puissance assemblée dans le surgissement des formes, belle des plis de lave ancienne, de concrétions de sels d’argent, de surfaces que lustre la lumière, de noirs profonds où se laisse deviner le luxe de la matière, son appartenance à une fable très ancienne, originaire, belle cette image que délimite le modelé d’une colline, belle cette clarté de neige qui vient féconder tout ce qui se tient en retrait et ne demande qu’à se déployer dans l’ouvert, à savoir dans le jeu des libres associations dont notre imaginaire sera le réceptacle.
Oui, c’est de NOUS dont il est question dans le face à face avec le paysage. Celui-ci n’existe pas de toute éternité dans une manière de magma figé qui le rendrait inaccessible à la vue, hors de portée de notre esprit, inatteignable alors que nos mains ne pourraient l’effleurer que dans la distraction et le dénuement. S’extraire du sentiment de l’absurde, échapper aux mors acérés du nihilisme c’est créer l’autre, le différent, le rocher, la colline, le ciel à la force de sa propre liberté. Le rocher n’est pas sans moi, il est AVEC moi, il est PAR moi. C’est moi qui lui donne forme et direction, c’est moi qui le fais se dresser dans l’éther ou bien disparaître dans une métaphysique si proche des convulsions terrestres, des failles, des remous diluviens. Rien n’est tragique en soi. Rien ne se manifeste comme fermeture. Rien n’est déterminé à la façon de la giration des étoiles. Ce paysage qui vient à notre encontre, c’est à NOUS de le porter et d’en faire l’aire d’un accueil possible, un amer pour la conscience, un point géodésique pour la rêverie, un tremplin pour l’utopie.
Le réel n’est jamais un étalon de platine sous une cloche de verre dans quelque pavillon des Arts et Métiers. Le réel c’est nous et notre relation singulière au monde. Il n’y a d’autre vérité que celle-ci. S’il en était autrement, que le réel soit une stèle d’absolu érigée devant nous, alors tous les hommes sur Terre communieraient de la même manière et l’exercice de leur foi les rendrait semblables à des silhouettes siamoises que la vie multiplierait à l’infini, manières de duplications sans fin d’un modèle identique. Or, devant ce paysage du Grand Nord, chacun éprouvera des sentiments différents, des émotions distinctes, mettra en place des configurations esthétiques singulières, élaborera des concepts originaux, dessinera dans son mental des lignes de force obligatoirement divergentes, se référera à des perspectives personnelles, mobilisera des inclinations liées à sa nature même.
De ceci, Albert Camus nous assure dans son essai, grâce à l’assertion suivante :
« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Le Mythe de Sisyphe.
Combien alors s’inscriront en faux contre le propos du philosophe. En effet, comment trouver une manière d’apaisement dans une tâche aussi répétitive que dénuée de fondement, dont la métaphore mythologique prétend être la démonstration ? Comment un acte aussi gratuit que celui de pousser un rocher en haut d’une colline et le reconduire à sa position initiale après sa chute pourrait-il constituer une fin en soi, poser les bases d’une satisfaction ? La gratification du geste humain résiderait-elle dans la simple réitération mécanique de ce dernier plutôt que dans sa signification ultime ? Mais aussi, comment ne pas prendre en compte la recherche d’un plaisir immédiat lié précisément à la reproduction dans un infini relatif d’une action constamment renouvelée : la giration de la boule de glaise sur la tournette du potier, l’aller-retour de la navette entre les fils de trame et de chaîne du métier à tisser ? Et puis, à bien y regarder, nos étreintes amoureuses, notre respiration, le rythme de notre cœur, notre locomotion, ne constituent-ils pas des milliers de minuscules galets dont, Sisyphe nous-mêmes, nous reproduisons le cycle apparemment inépuisable tant que les jours nous sont octroyés comme notre avenir palpable et reconductible à merci, ou presque ? A notre insu, nous sommes marqués par les stigmates d’une idée de l’infini, laquelle justifie que chaque geste soit reconduit à l’identique, chaque inspir suivi d’un expir, chaque diastole d’une systole. La proposition de tout artiste, et ici celle de Gilles Molinier, doit nécessairement s’inscrire dans la vision globale de l’œuvre ou, à tout le moins dans un cycle de thèmes esthétiques. Les autres photographies réalisées au Cap Nord s’ouvrent plus largement sur l’empan des vastitudes septentrionales, sur le nuage, le ciel empli de lumière, la dalle de rocher flottant sur l’eau, le méandre d’une rivière, toute une géométrie faisant signe vers une vision cosmique. Peut-être la valeur de la photographie proposée à l’incipit de l’article joue-t-elle en mode relationnel avec l’ensemble du cycle ? Néanmoins elle pose d’emblée la question de savoir ce qu’il en est de notre propre liberté, de notre présence au monde, de notre positionnement quant à l’absurde et à sa forme achevée, le nihilisme par lequel s’annonce le problème de la finitude et de la valeur réelle de l’existence humaine. La tâche est immense qui attend les Sisyphe que nous sommes ! Immense et nous l’attendons les yeux ouverts !