Photographie : Alain Beauvois.
C’était si apaisant de regarder derrière soi, d’apercevoir l’humain faire ses œuvres plus belles les unes que les autres. On regardait et on voyait les temples antiques, les tablettes d’argile mésopotamiennes avec leurs signes cunéiformes, les barques de papyrus flottant sur les eaux du Nil. On regardait et on voyait Florence, la perspective renaissante, les machines complexes et inventives de Léonard de Vinci. On regardait et les Lumières faisaient leur éblouissement, déployaient l’orbe de la connaissance, étalaient devant nos yeux incrédules le foisonnement de l’Encyclopédie. On regardait et on avait conscience d’être hommes levés dans l’azur, le front ceint de cette transcendance sans laquelle il n’y a qu’incomplétude et insuffisance de soi à être. On regardait et on était comblés. Une plénitude, une réassurance, une feuille s’ouvrant dans la clarté du jour avec la certitude d’y participer, de briller et de confier l’innocence de ses yeux à la confiance du miroir. Là était l’écho de la conscience attentive au bruissement du monde.
En ce temps-là le désarroi était grand qui clouait les hommes à leur condition contingente. Le problème : être affecté d’une désertion des valeurs à son insu, comme si ceci avait été de l’ordre du détail, la perte d’un seul rayon dans la roue universelle du temps et de l’espace, la chute d’un pétale parmi la corolle dense du tournesol. En ce temps-là, on vissait sur sa tête le casque de l’autisme. On écoutait de la musique dans les carlingues éclairées du métro, sur les avenues où croissaient les voitures, dans l’enceinte des jardins publics, à table, au milieu des convives, au lit en lieu et place du rêve. Le bruit du monde s’était substitué au bruit de fond du corps. La question : demeurer dans sa propre enceinte, seulement visité par quelques ondes abstraites, quelques voix insurgées qui disaient la révolte d’être, le refus des codes, l’immersion dans une illusoire liberté. S’affranchissant de la société ou feignant de le croire on devenait le serf de son propre refus, on se précipitait dans la geôle étroite d’un ego sans repères. Partout étaient les écrans qui diffusaient leur drogue bleutée, partout les tablettes sur lesquelles on pianotait continûment le chiffre de sa propre angoisse, le lexique d’une aporie si gluante qu’elle passait presque inaperçue, collée qu’elle était à la moindre parcelle de peau. On s’entassait dans les automobiles au mufle étroit, on fonçait droit devant vers quelques sacrifices inaperçus, on faisait de longues colonnes et cet exode maculait le bitume de milliers de trajets inutiles, aussi vains que l’agitation des fourmis avec leur fagot de brindilles hissées en haut de leurs antennes. On était scarabées rivés dans l’anonymat d’une tunique d’acier, bousiers poussant devant soi avec obstination la boule excrémentielle de l’exister. On prenait le mouvement, l’agitation pour des vertus cardinales. On considérait la mode comme le seul viatique assurant sa propre gloire. Sa peau, on la confiait aux seringues et au gel qui dilatait les visages, les rendait identiques aux effigies de cire du Musée Grévin. On croyait vivre et l’on se condamnait à errer dans des culs-de-basse-fosse. Autrefois, dans le monde Renaissant, on avait sédimenté des comportements primaires, on avait policé ses mœurs, promu l’esthétique, amené l’éthique au rang d’une exacte considération de soi, de l’autre, du différent. Et voici que l’on retombait dans l’époque médiévale avec ses chevaliers bêtement caparaçonnés, avec ses châteaux-forts, ses barbacanes, sa poix fondue, ses forêts d’arbalètes et d’arquebuses. Et voici que se réveillait l’âme des seigneurs, que se soumettait celle des serfs. On avait chuté dans les douves de l’humain. Partout étaient les guerres intestines, les pogroms, les brimades, les spoliations. Partout étaient les dominations des religions et des croyances, la prolifération des sectes étrillant les cerveaux des laissés-pour-compte. Partout la « Noire Idole », les dérivés de l’opium et de la mescaline, les seringues mortifères, les aiguilles abortives, partout la douleur de vivre et l’essai d’en sortir à l’aune du poison, de la violence, de l’incompréhension, du mépris, de la haine. Dans tout cela, dans cette gelée urticante, dans ce souffle délétère, que restait-il de la conscience, de l’âme, de l’esprit, de l’intellection, de l’art, des belles lettres ? Que restait-il ?
L’automne avec sa douceur, son hésitation avant le grand basculement, l’automne avec des voiles d’été et, déjà, les griffures du frimas. Le jour est cette offrande bleue, cette amande pliée dans le luxe de sa noix. Un à peine dépliement des choses, une élévation semblable à la fleur de lotus lorsqu’elle émerge des eaux profondes du lac, une évidence de beauté dans le cerne du temps. On est arrivé sur la digue de pierre noire bien avant que les berniques ne se soient détachées des rochers avec leur claquement, leur bruit de succion. On a disposé ses jambes en tailleur, on s’est assis face à l’immensité de la grande mare liquide, à son mouvement si faiblement esquissé qu’on croirait avoir affaire à un matin originel, aux premiers mots d’une fable. On est en silence. On est en repos. Ici, sous la courbe infinie du ciel, sous l’esquisse blanchie des nuages, tout semble glisser sous l’aile du monde avec la facilité des évidences. Rien qui entaille, rien qui distrait de soi, du réel, là, si proche qu’on en éprouve les battements de palme, la lente effusion venue nous dire la grande beauté d’exister. Le monde est en nous comme nous sommes au monde. Nulle différence qui viendrait nous remettre à une condition d’exilé. Il suffit de regarder et de sentir en soi l’aire souple du cosmos, son subtil ordonnancement, l’orient que l’on est, d’abord à compte d’auteur, ensuite pour tout ce qui s’anime sur Terre, la feuille, l’écume, les yeux de l’aimée, le beau tableau, le chant de la poésie, le clair-obscur de la nature morte dans ses teintes où tout est dit de la vie, aussi de la mort qui accomplit la fin du cycle et nous dépose au bord de cette métaphysique dont nous parlons toujours du bout des lèvres, celle qui fera de son baiser notre première absence parmi les hommes. S’il s’agit toujours d’être homme parmi les hommes, soyons-le en toute lucidité. Les mimiques sociales, les manigances de la scène mondaine, les agitations et comédies de tous ordres ne sont que des trompe-l’œil et des faux-semblants. Être homme, cette responsabilité est de notre propre ressort. Nul ne saurait nous aider dans cette voie. Assurément nous sommes en dette de cela. Ô combien !