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26 novembre 2020 4 26 /11 /novembre /2020 17:05
Quand l’ombre dit la vérité.

Clown.

Oeuvre : Barbara Kroll.

 

« L'art du clown va bien au-delà de ce qu'on pense.

Il n'est ni tragique, ni comique ;

Il est le miroir comique de la tragédie

et le miroir tragique de la comédie. »

André Suarès.

 

   Ici, il faut considérer l’œuvre telle qu’en elle-même, comme si, au lieu d’être une esquisse, elle était la forme accomplie du tableau, son dernier mot. Bien évidemment s’autoriser à énoncer une telle clôture porte en soi d’inévitables conséquences, à commencer par livrer une rhétorique dont l’artiste n’était nullement venue à bout. Mais peu importe, toute forme, arrivée à son terme ou bien en voie de parution porte, en elle-même, les germes de sa propre finitude. Car terminer un projet et le laisser être dans son immobilité définitive revient, en quelque sorte, à prononcer son arrêt de mort. Comme si le dernier trait de pinceau affirmait la fin d’un langage et une mutité que seuls connaissent les sépulcres. Mais voyons ce que cette esquisse a à nous dire qui, au premier abord, passerait inaperçu.

« Clown » nous dit le bref commentaire afin que notre interprétation ne soit nullement dévoyée par une trop rapide conclusion. « Clown » donc, puisque ces rapides coups de brosse ne sont que le prologue d’une réalisation future. La précaution oratoire n’était en rien un luxe et nous nous serions rapidement fourvoyés sans ces indispensables prémices. Comment, en effet, reconnaître dans cette esquisse humaine aussi sombre qu’inclinée vers une prochaine perte la figure rayonnante du clown, son « habit de lumière », ses paillettes, son nez rouge, ses pléthoriques chaussures, son nœud papillon si caractéristique, la broussaille poil de carotte de ses cheveux ? Nous disions ici, « habit de lumière », tant une troublante homologie semble se dessiner à même des destins qui, paraissant éloignés, n’en jouent pas moins dans un registre identique, celui d’une mise en scène de l’ombre et de la lumière, de l’offrande et du tragique, de la vie et de la mort. Offrande, en effet, que cette esthétique du toréador qui nous livre dans une manière de générosité et d’abstraction de soi ce combat contre le Minotaure dont le moins que l’on puisse dire c’est que l’issue n’en est jamais certaine. Offrande que le geste bariolé du clown, sa jovialité majuscule, la candeur avec laquelle il nous fait le don de son portrait aussi haut en couleurs que sujet à comédie. Seulement, sous l’esthétique du toréador, sous le fard du clown, la même préoccupation qui taraude l’âme de son fer rouge, cette pénétrante dramaturgie qui dit, sous les revers de la cape, sous les pirouettes de cirque la même douleur d’exister, le même destin dont Damoclès est toujours atteint car l’épée finit inévitablement par accomplir ses basses œuvres. Toujours la finitude est au bout. Toujours la « fin de partie ».

Mais qu’en est-il, en coulisses, avant que l’homme-clown - car, sous la vêture, jamais il ne faut oublier l’homme -, n’ait revêtu son gilet à damiers, son pantalon pourpre, sa redingote à larges revers ? Nous le voyons livré à lui-même dans la geôle d’une étrange solitude. Plus loin, au-delà du rideau scintillant de lumière, sont les enfants qui attendent, yeux écarquillés, mains en battoir prêtes à applaudir, excitation vrillée au centre de l’ombilic. Face éclairée de l’astre existentiel, rubis et paillettes, cris à peine contenus, métabolisme fou qui ne demande qu’à jaillir dans un concert de joie, dans le jaillissement sans fin d’une plénitude explosive. Combien le contraste est saisissant avec cette retenue de l’homme non encore grimé, de l’homme aux mille rides, aux yeux agrandis par des poches de fatigue, au corps lourd d’avoir trop vécu, d’avoir trop joué, d’avoir toujours fait semblant. Le terrible, pour lui, de surgir sur la scène avec l’apparence de celui qui vit au-dessus des soucis et des aléas, papillonnant d’une fleur à une autre, batifolant parmi le pollen de l’exister, le nectar du paraître. Oui, le drame intime du clown est de donner le change, de rire des autres et surtout de lui-même, de donner la joie alors que, peut-être, la suite des jours n’est pour lui qu’une longue litanie de déconvenues, un chapelet de déboires. La tristesse infinie du toréador est celle-ci qui le rive à sa peur, à cet effroi d’affronter la charge noire comme la mort, naseaux écumants : peur contre peur. Il y aura un vainqueur. Il y aura un vaincu. Rien d’autre au-delà de cette simple alternative avec la seule certitude de ne rien savoir de son épilogue.

Certes l’on pourra objecter que le clown n’est pas en danger de mort, que son public l’acclame et le soutient, qu’au pire il risque une chute non prévue ou bien des applaudissements à contretemps. Le clown ne meurt pas sous la charge taurine, il meurt des toxines lentement inoculées, spectacle après spectacle, cet immense ennui qui voûte ses épaules, soude son âme aux contingences mondaines. Rien de pire que de feindre. Rien de plus insupportable que de monter sur le praticable et d’y jouer une sempiternelle commedia dell’arte, de sourire aux étoiles, de se relever d’un faux-pas avec l’air de celui qui est constamment habité par la joie, rien de plus blessant que de vivre son propre cilice avec des soupirs de ravissement. « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, et priez que toujours le Ciel vous illumine… » fait dire l’excellent Molière à l’hypocrite Tartuffe, car Tartuffe n’est point dévot, il feint seulement de l’être. Bien au contraire le clown se doit d’être dévot à son art s’il veut le rendre vraisemblable. Cette exigence signe en même temps sa perte. Croyant à ce qu’il fait, il ne fait que s’immoler à ses propres simulacres. Jamais un clown ne peut être gai. La marche est trop haute entre ce piédestal comique sur lequel il s’installe et l’abîme que, chaque jour, il tutoie. C’est de cette vérité-là dont nous entretient Barbara Kroll dans une épure si simple qu’elle pose son sujet à la manière d’une incontournable assertion. Avec elle déjà nous sommes en empathie avec la personne du clown, cette personne dont nous avons besoin afin que, en notre lieu et place, il métamorphose la tragédie en comédie. Merci Monsieur le Clown de faire le pitre avec cette belle générosité.

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Published by Blanc Seing - dans L'Instant Métaphysique.

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