Photographie : Gilles Molinier.
On lui avait dit les grandes étendues à franchir, les montagnes usées avec leurs cimes violettes, l’air comme un glacier, les rochers courant sur les crêtes pareils à un troupeau de moutons, les pentes semées d’arbustes rabougris, genévriers surtout, puis le peuple des fougères dentelées, les tapis de lichen, les étoiles blanches des céraistes, les semis de gypsophile. On lui avait dit le paysage froid et inhospitalier de l’Oural, les rivières glacées où couraient les collines de galets. On lui avait dit le vent souvent polaire, les immenses distances à vaincre, la solitude partout répandue qui faisait sa chanson monotone, sa comptine légère, sa fugue triste, parfois, lorsque le frimas s’annonçait comme la seule parole de ces espaces désolés. C’est la taïga qui l’attirait, d’abord le nom qui chantait, pareil à celui d’une jeune fille Russe, Alyona ou bien Fedora, dont les yeux clairs habitaient la forêt boréale ; ensuite les arbres, ses frères, pins, épicéas, mélèzes, sapins, bouleaux, érables, aulnes, saules et peupliers. Au milieu d’eux il serait reconnu, adopté, peut-être même serait-il celui que l’on attendait, que l’on fêterait dans le luxe du crépuscule alors qu’un bleu-de-nuit glissant parmi les troncs, les disposerait à l’accueil de l’ombre silencieuse. Méditation au milieu des heures lentes. Ressourcement sous la pluie d’étoiles. Oui, c’était cela qu’il attendait, dont il rêvait depuis cette forêt anonyme où le hasard de la naissance l’avait déposé. Cette forêt qui lui demeurait étrangère, il ne savait pourquoi. Pourtant il avait essayé de vivre le Sud avec application, en une sorte d’osmose mais le lien ne s’était pas opéré et c’est alors qu’il avait entrepris cette longue pérégrination vers le Septentrion.
Maintenant, il était là, parmi ses frères adoptifs et il ne savait plus très bien qui avait recueilli qui. Etaient-ce ses coreligionnaires ou bien lui, Sylvestre, lui qui était dans l’inquiétude de tisser une toile compacte dans laquelle, jamais, ne s’immiscerait plus le doute d’être, celui de demeurer seul sur le cercle infini du monde ? L’automne était arrivé tôt. Le jour lent à se lever, la nuit prompte à voiler d’encre le paysage. Lové au centre du peuple des arbres, on sentait le sentiment du dépouillement, la rigueur d’une perte, les premières morsures de l’hiver au long cours. Peut-être de la mort. On était assemblés dans ce qui paraissait être un genre de clairière mais qui, en réalité, n’était que l’ouverture à la question de l’exister. Car, pour n’être nullement hommes, on n’en possédait pas moins l’exigence de comprendre ce qui arrivait, ici et là, et déterminait le sens de vivre. C’est Sylvestre, surtout, qui était affecté de cette inclination à formuler des questions, à y répondre parfois et à laisser le suspens s’installer comme une brume sur un étang. Non une nécessité, seulement une intention d’occulter les choses de manière à désirer ôter ensuite leur pellicule d’énigme et entrer dans l’univers infini de la rhétorique du Ciel et de la Terre. Arbres aux racines multiples, aux frondaisons immenses, l’on participait des deux à la fois, d’une immanence sourde, compacte, mais aussi d’une transcendance légère, aérienne. Comment ne pas sentir en soi, jusqu’au vertige, la présence dissimulée d’un monde chtonien plein de secrets, de labyrinthes complexes, de galeries oniriques alors que s’étoilait, tout en haut, sous le ventre des nuages, l’image purement célestielle de l’oiseau, de son vol en tant que promesse de liberté ? Dans cette configuration en oxymore de la densité tellurique opposée à l’infini de l’éther il y avait comme la révélation d’un mystère, celui de se sentir vivant, relié, s’affairant au murmure du monde.
Je suis là, Sylvestre, figure avancée parmi l’anonymat de la forêt, sorte d’éclaireur de pointe, peut-être de porte-parole alors que mes Frères les arbres sont déjà mutiques, entrés dans l’ascèse polaire. Derrière moi toute la densité de la taïga, cette manière d’espoir s’avançant à la limite des choses, s’illustrant sous la figure de la végétation, de la croissance, de la germination. Oui, je viens de le comprendre, la taïga est un symbole qu’on ne peut saisir qu’à le mettre en relation avec la toundra, cet espace ouvert sur le Rien, cette extrême pointe de la parution dont les confins se perdent dans le Néant. C’est toujours aux frontières, aux zones de passage, sur la ligne de crête que toutes les dialectiques sortent du silence pour proférer ce qui se tenait en retrait, dont on ne pouvait rien dire tant que la différence n’était pas apparue, tant que la vérité se dissimulait sous de trompeuses apparences. Ici, est l’aire où figurent les dernières paroles de l’écoumène, où Nous les Arbres faisons pousser nos ultimes racines. Au-delà s’étend la toundra qui ne saurait nous accueillir. Le climat est trop exigeant, polaire, réservé au monde blanc, celui qui paraît à la manière d’une origine en même temps qu’il signe une fin, l’extrême limite d’une connaissance, la sortie dans un impénétrable absolu. Ce monde est trop abstrait, trop vertical pour l’homme, la plante et l’animal n’y survivent qu’au prix de mortelles souffrances.
Maintenant, je sais, désertant le Sud bavard, ce que je suis venu chercher, ici, sous cette latitude basculant dans la pureté du cristal. Je suis venu chercher celui que je suis. Ce que sont les autres dont le sommeil semble si grand, perdus dans la multitude, isolés - nous sommes seuls, voilà le fin mot de l’histoire, la morale illustrant l’épilogue de la fable -, seulement reliés par le tapis de feuilles, les mailles souples de l’air, la respiration commune d’un même espace. Mais tout s’arrête là, dans cette participation involontaire, dans cette errance qui nous fait, l’espace d’une vie, tutoyer les uns et les autres puis tirer notre révérence alors que le Rien dont nous étions sortis comme par effraction reprend ses billes pour d’autres jeux, d’autres existences. « Le temps du monde est un enfant qui joue et qui place les pions çà et là ; c’est le royaume de l’enfant », nous dit Héraclite-l’Obscur. Métaphore du jeu qui renvoie à la métaphore cosmique du monde : jeu de Dieu, des dieux, d’un démiurge, d’un deus otiosus qui se désintéresse du sort de ses créatures après les avoir façonnées, jeu d’une Nature transcendante ou d’une Essence dont, le plus souvent, nous serions en peine de dire le nom, de préciser les attributs. Jeu de hasard dont le Destin est la figure la plus approchante. Taïga, Toundra ces insaisissables dont la nomination est déjà l’entrée dans un inconnaissable dont les arbres sont le dernier langage compréhensible avant même leur disparition.
Oui, de la disparition car ici, dans la très belle image de Gilles Molinier, il ne s’agit que de cela, de présence/absence, le flou en témoigne la troublante mise en perspective. L’arbre que j’ai nommé Sylvestre est ici au premier plan dans une zone de netteté qui le fait paraître à l’aune de la disparition de ses congénères. C’est comme sur un jeu d’échecs. Toute pièce est solitaire qui joue son exister à évincer les autres de son propre jeu. Il en est ainsi de la présence humaine, aussi bien de toutes formes de présence, animale, végétale, elles ne se construisent qu’à l’aune des ruines des autres, installant un cycle infini de l’éternel retour du même. Echec et mat. C’est de cette réalité-vérité-là dont notre présence au monde est l’apparent témoignage. Parler de Sylvestre, c’est déjà reconduire à une forme d’ombre ses immédiats congénères. C’est ainsi, le langage ne fonctionne jamais dans la logique de la simultanéité mais dans celle de la succession. Chaque lexème se présente à son tour dans le barillet de la distribution paradigmatique, brille d’un bref éclat puis cède la place à celui qui le suit, s’effaçant par ce simple fait de l’ordre de l’énonciation. A y voir plus clair, le jeu de l’existence joue sur le même registre. Des infinités d’individus s’étoilent au ciel du monde dans la succession, chacun attendant son tour d’être joué. Pour cette raison, tout comme Sylvestre joue sa propre partition singulière dans la taïga, attendant d’être repris par la toundra originelle, tout homme fait son entrée en scène du côté jardin alors que la sortie définitive se réalise côté cour. Parfois de simples et belles photographies en disent-elles plus qu’un long discours ! Nous ne sommes que des discours en attente d’être, en attente de ne plus être.