Saint Paul - Le Marais.
Avec Evguénia.
Œuvre : André Maynet.
Emzara habitait à Montmartre, une modeste maison située tout en haut des pavés de la rue Norvins. Elle disposait d’un minuscule jardin dans lequel, la plupart du temps, elle descendait boire une tasse de thé, donner du grain aux pigeons ou bien humer l’odeur d’une rose. Ce matin-là, un peu désœuvrée, elle tournait en rond dans son salon à la recherche d’une occupation. Une revue traînait sur la table basse qu’elle se mit à feuilleter. Bientôt un article retint son attention. Il parlait de la fameuse crue centennale dont, depuis quelque temps, les médias faisaient des gorges chaudes, comme s’ils s’étaient complus à faire du catastrophisme une manière de vivre. Jamais on ne parle mieux de la terreur et des crimes qu’à en être éloignés. C’est ce qu’Emzara pensait et, ici, au cœur de ce Montmartre si paisible, au moins elle ne risquait pas qu’une subite crue vînt déranger le cours tranquille de son existence. Elle se mit à lire un article de L’Obs :
« A quoi ressembleraient Paris et sa région en cas de crue centennale ?
Le Louvre, le Grand Palais, la Tour Eiffel et des centaines d’immeubles d’habitation les pieds dans l’eau. Des ponts et l’accès à la Défense coupés. La menace d’une pollution aux hydrocarbures…Voici quelques unes - seulement - des conséquences d’une crue centennale de la Seine. Pour y faire face, près de 90 institutions et entreprises se mobilisent du 7 au 18 mars à travers d’une série d’exercices de simulation à Paris et dans ses départements voisins. »
C’est toujours comme ça, pensa la jeune femme, le sensationnel l’emporte sur le réel. Sinon les journaux n’auraient aucune raison d’être ! Les gens n’attendent que ça, lire des horreurs et se rassurer sur leur propre sort dans le confort de leur salon bourgeois. Elle reposa le journal et, au hasard, dans les rayonnages fournis de sa bibliothèque piocha un livre, un Librio à l’étrange format tout en longueur, aux pages jaunies, au papier grossier. Elle aimait bien ces livres de poche d’allure modeste que l’on pouvait lire tout à loisir dans le métro, sur un banc public, l’y laisser à l’intention d’un lecteur anonyme ou bien encore griffonner sur ses pages sans que ceci portât à conséquence. C’était fou, ce qu’Emzara pouvait lire. Les Librio elle en avait bien deux mètres de long qu’elle avait lus à la chaîne, comme on enfilerait des perles sur un fil de nylon : un livre de Nina Berberova, un autre de Dostoïevski, une anthologie de littérature fantastique, des policiers et ainsi de suite, jusqu’à épuisement des stocks. Elle était tombée sur Retour au métro Saint-Paul de Cyrille Fleischman, petit recueil de nouvelles dont elle lut d’un trait la seconde dont le titre avait attiré son attention :
« L’aventure.
Il n’était pas géographe, mais il était arrivé à la certitude quasi scientifique que le centre du monde se trouvait à la verticale du métro Saint-Paul. Peut-être un peu à droite de la rue Saint-Antoine, vers la rue Caron où il habitait. Mais sûrement pas plus loin. Vers la Bastille c’était un autre monde. Vers le Châtelet, la jungle. »
A peine la courte histoire débutée, elle posa le livre sur le canapé, alluma une cigarette et se laissa emporter par les volutes de fumée. Elle était coutumière de ce genre de rêveries éveillées dont elle tirait profit pour voyager, bien au centre de sa tête alors que la grande ville bourdonnait comme une ruche. Si, pour Fleischman, Saint-Paul était le centre du monde, pour Emzara, on l’aura compris, Montmartre, la rue Norvins, le minuscule jardin, la maison blanche et grise l’étaient tout autant et elle aurait pu demeurer le reste de sa vie dans cet étroit quadrilatère sans que son existence pût en pâtir en quoi que ce fût. Elle referma le livre, se vêtit d’une mince jupe de toile, couvrit sa poitrine d’un chemisier diaphane, jeta un coup d’œil rapide au journal A quoi ressembleraient Paris et sa région en cas de crue centennale ?, se mit à sourire malicieusement, à quand le Déluge ? pensa-t-elle ? Elle descendit l’escalier en sifflotant. Sur-le-champ elle se rendrait au centre du monde. Finalement du Marais elle ne connaissait guère que la célèbre Place des Vosges et sa non moins célèbre Maison de Victor Hugo, les marchands des quatre-saisons avec leurs petites carrioles peintes en vert de la rue Saint-Antoine, autrefois, elle en avait vu des cartes postales à l’étal des bouquinistes. Dès qu’elle fut dehors elle s’aperçut que le vent s’était levé. Loin, là-bas, du côté de la Défense, l’habituelle brume de pollution grise avait laissé la place à des cumulus violemment teintés d’encre. Elle descendit la rue de Steinkerque sous un début de pluie oblique qui cinglait son visage. Elle n’avait emporté ni parapluie ni imperméable. A Anvers elle descendit l’escalier du métro escortée d’un glougloutis joyeux, l’eau cascadait sur les marches, faisait des gerbes et des rigoles, s’étalait en lacs minuscules qui visitaient la station à la manière de touristes curieux. Nombre de voyageurs, surpris par la soudaineté de l’averse, s’entassaient dans les voitures en laissant, derrière eux, une traînée de vapeur. Un homme plutôt jovial, cheveux plaqués sur un crâne déjà dégarni crut bon de lancer c’est la centennale qui déboule, alors qu’une jeune femme discrète se mit à articuler du bout des lèvres, d’une voix à peine inaudible, à moins que ce ne soit le Déluge. Bien évidemment tout le monde s’esclaffa. C’est toujours ainsi, pensa Emzara, les gens font toujours les malins dès qu’ils ne tutoient plus le danger. A la station Hôtel de Ville des passagers montèrent dans les voitures. L’eau ruisselait sur leurs visages, ils avaient leurs vêtements collés au corps, leurs chaussures dégoulinaient et, chaque pas ressemblait au bruit de succion que font les bottes sur un sol gorgé d’eau. Quel cataclysme ! se plaignit une blonde dont le rimmel fondu faisait ressembler son visage au corps d’une veuve noire. Jamais vu une averse pareille ! renchérit un homme dont le feutre mouillé avait l’allure d’un béret basque. Saint-Paul, autrement dit le centre du monde état là, à portée de main. Il suffisait de prendre son mal en patience. Emzara se réjouissait d’avance du café chaud ou bien du chocolat qu’elle prendrait derrière la vitre embuée de quelque café. Puis elle ferait l’inventaire du Marais, surtout de ce minuscule ilot situé autour de la rue Caron que l’auteur de Retour au métro Saint-Paul décrivait comme le lieu des lieux, celui où poser sa toile et bivouaquer le reste de son existence. Deux autres phrases aperçues au cours de sa rapide lecture lui revinrent en mémoire :
Il n’était ni riche ni vraiment pauvre. Juste un retraité tranquille pour qui le métro Saint-Paul était la gare d’un petit bourg où il faisait bon vivre au rythme des saisons qui passaient.
Le convoi s’arrêta en grinçant. Les portes s’ouvrirent commençant à libérer leur flot de voyageurs lorsque d’autres flots, plus impétueux, se ruèrent sur le quai emportant avec eux, comme des fétus de paille, quelques voyageurs désemparés. Vraiment on ne savait plus ce qui ce passait dans cette ambiance de fin du monde. Une violente cascade coulait sur les marches, suivie de quantité de papiers, de bouts de carton, de poubelles en plastique semblables à de gros rochers pris de folie. On entendait des cris, des suppliques, des voix que l’eau colmatait de sa puissance rageuse. Bonne nageuse, Emzara entreprit de remonter le courant, tantôt brassant vigoureusement le flux liquide, tantôt s’aidant de ses bras, de ses coudes, de ses jambes nerveuses afin de se hisser dans le goulet étroit conduisant à la sortie. La voici, maintenant, assise sur la mare liquide, face de l’eau lisse comme un miroir, se demandant par quel mystère elle a pu échapper à la violence des éléments. L’air est gris anthracite, poisseux, lourd comme une ébène. Seul, à l’horizon du regard, le poteau indicateur du métro avec la boule de son luminaire, manière de cyclope aveugle qui ne voit plus rien que le désastre des hommes. Dans la bataille Emzara a perdu son corsage. Ses seins menus, deux clous de girofle, interrogent l’air, questionnent l’indicible, cherchent une explication à l’aventure, c’était bien cela, l’aventure, le titre de la nouvelle. Mais, soudain, il n’y a plus ni métro Saint-Paul, ni rue Caron, ni de Place des Vosges, ni de quincaillier de la rue Saint-Antoine dont Simpelberg, le héros de Fleischman, parlait comme si, lui rendant visite, il allait au bout du monde. Jamais ce brave homme, ce modeste n’avait voulu connaître autre chose de l’univers que ce carré de rues, cette sorte d’enclave urbaine où il avait trouvé bonheur et raison de vivre.
Emzara demeura un long moment assise sur le miroir de l’eau à contempler ce qui, sous la forme d’une apparente désolation, n’était, en réalité, qu’une allégorie venue dire aux hommes la nécessité de demeurer en soi, dans le cercle étroit d’un lieu où prendre racine, d’un espace d’où envisager le monde comme l’enfant observe une mappemonde, déposant ici une mince figurine à son effigie, puis là-bas encore une autre et ainsi de suite jusqu’à peupler la totalité de l’aire disponible. Rien ne sert de courir. Tout est là à portée des yeux, à disposition de l’imaginaire, lové dans les mailles heureuses du rêve. La réalité du monde, jamais nous ne la saisirons à l’aune de nos voyages fussent-ils quotidiens, de nos actes fussent-ils pléthoriques, de nos mouvements fussent-ils multiples. Décidément l’on peut être heureux aussi bien à Saint-Paul, dans ce territoire sans importance, aussi bien à Montmartre, rue Norvins, près des pigeons qui picorent et des pavés gris qui montent la garde. Cependant, ce qu’Emzara avait oublié de noter, c’est que la crue centennale venait d’avoir lieu, que la Seine avait quitté son lit juste histoire d’aller faire un tour du côté du Marais. Lequel portait bien son nom ! Elle avait encore beaucoup de chemin à faire pour grimper la Butte ! En définitive elle pensa qu’elle n’échangerait pas son lopin de terre contre le plat pays du Marais. Ou bien alors elle construirait son arche. C’est si terrible le Déluge ! Elle reprit le métro dans lequel le sol, pareil à une tourbière spongieuse, étalait ses théories de feuilles mortes alors que les passagers semblaient venir, en droite ligne, de quelque marigot pris de folie. Rue de Norvins l’air était calme, tissé du roucoulement des pigeons à la gorge couleur d’ardoise. Cette même teinte qui, de nouveau, traînait en longues écharpes fuligineuses sur les tours orgueilleuses de la Défense. Sur le canapé le petit livre était toujours à la même place, ses pages ouvertes sur L’aventure. Elle reprit son voyage en compagnie de Jean Simpelberg :
Jean Simpelberg était né rue de Caron. Il habitait rue Caron, ses parents avaient habité rue de Caron en venant de Russie. A part les années de guerre, il n’était jamais sorti de Paris. Non seulement du quatrième arrondissement, mais même pas d’une centaine de mètres à gauche ou à droite, au nord ou au sud de son immeuble situé près de l’angle de la rue Caron et de la place du Marché-Sainte-Catherine.
Parfois il disait à sa femme :
- Demain j’irai à la Samaritaine.
Elle le regardait :
La dernière fois que tu as été au Bazar de l’Hôtel-de-Ville, tu n’en pouvais plus. Qu’est-ce que tu veux acheter là-bas ?
Il répondait :
- Des vis pour réparer le buffet.
- Des vis ? En cette saison ? A l’Hôtel-de-Ville ?
Effrayé par les sous-entendus, Simpelberg renonçait à l’idée d’une expédition. Il attendrait la fin de la saison des pluies.
Oui, Emzara, elle aussi, attendrait la fin de la saison des pluies !