Œuvre : André Maynet.
Le premier contact que j’ai eu avec l’œuvre d’André Maynet a constitué l’équivalent de scènes déjà vues, de motifs qui, depuis toujours, semblaient hanter mon inconscient à la manière d’étranges ombres. Certes, ces divines créatures, je ne les avais nullement rencontrées au cours de mon existence, je ne les avais jamais croisées sur quelque chemin de hasard. Cependant, d’une façon indubitable, elles m’appartenaient ou paraissaient se situer dans une aire intime à laquelle on n’aborde jamais que par inadvertance ou à l’aune d’un événement fortuit. Et cette certitude était si fermement ancrée en moi que quiconque m’aurait dissuadé d’en éprouver la sensation se fût aussitôt constitué en ennemi. Détruit-on si facilement une illusion ? Biffe-t-on d’un trait de crayon ce qui, déjà, prend la forme du désir ? Car l’esthétique est un désir. Car la beauté en est le constituant le plus précieux. Alors, devant tant de manifeste évidence il faut s’interroger, il faut percer la peau, creuser le derme, s’incruster dans le corail luxueux de la chair. Alors il faut convoquer ses affinités électives et les inviter à parler.
Le ton d’abord qui unifie l’œuvre et en fait cette façon de subtil flottement dont, à l’avenir, nous ne pourrons oublier la douceur de pêche, la coulure infiniment longue, l’effleurement de palme. C’est un ondoiement continuel, une immersion dans la blancheur, cette mystérieuse couleur qui ne semble pas en être une et qui, pourtant, est fondamentale, puisqu’elle pose une origine sur quoi repose toute création. Eclat assourdi de la neige, lueur de cierge, venue irremplaçable de l’aube avant que les hommes ne s’éveillent. Tout est dit dans le blanc, du silence, de la pureté, de la réserve à faire sienne pour pénétrer l’espace d’un secret. Car il y a secret, car il y a mystère à donner des êtres ce contour si flou, si impalpable qu’à tout moment ils pourraient s’absenter de nous et nous laisser les mains vides, le regard déserté. Alors nous serions démunis, alors notre vocable parviendrait à son étiage et il n’en demeurerait que quelques soupirs, quelques courtes interjections, quelques balbutiements en forme de bulles translucides.
Et le gris, cette nuance si proche du rien, cette à peine insistance qui nous frôle sans même qu’une trace en subsiste, qu’une tache en marque le point de chute. Mais, réellement, cette si belle tonalité peut-elle au moins chuter ? Non, le rien ne chute pas. Le rien ne profère pas, me direz-vous. Eh bien si, le gris chuchote à mi-voix au motif qu’il est l’intermédiaire, le messager, le médiateur qui fait confluer toutes choses entre elles. La nuit et le jour. La raison et le sentiment. L’ombre et la lumière. Le fermé et l’ouvert. L’Amant et son Aimée. La mer et le ciel. Gris est la couleur du galet. Gris est celle de l’océan lorsque la lueur est si faible que la ligne d’horizon bascule vers on ne sait où, vers cet inconnu qui nous fascine parce qu’encore inaperçu, plein de promesses et de surprises. Sans doute d’étonnements aussi. Il y a tant d’architectures à édifier, tant d’imaginaire à solliciter tout juste au-delà du moutonnement de la dune, derrière l’épaule de la montagne cernée de lueurs violettes ! Gris est le destin de la pierre sous les nuages légers d’Eire, là où la terre est si poncée, la roche usée par les meutes d’air, l’eau lissée de vent que c’est comme si tout commençait. Le monde et les oiseaux. La vague et l’écume. Le tremblement inaperçu des bouleaux dans le retrait de la taïga.
Blanc/gris comme dialectique par laquelle dire le tout du monde, de l’homme, de la poésie. Blanc/gris pour teinter de fuite et d’absence ce rêve qui toujours nous échappe, qui n’est songe qu’à la mesure de ce perpétuel exil. L’effacement est la marque insigne du rêve, l’empreinte qu’il laisse dans la densité de cendre du cortex, cette lumière qui nous habite sans même que nous nous en apercevions. Souvent, au réveil, dans le bouillonnement blanc des draps et les volutes grises de poussière, je me suis posé la question du chromatisme du rêve, de sa texture, du poudroiement qu’il laisse en notre esprit si peu arrivé à lui-même. Jamais je ne suis parvenu à lui donner plus de consistance que cet effilochement, cette brume flottant au-dessus de la plaque d’étain de la lagune. Mais, en son fond, pour moi, cette question n’avait aucun sens. Les idées ont-elles une forme ? Le concept est-il rubescent ou bien a-t-il la presque surdité d’une émeraude éteinte ? Comment colorier la passion ? Quelle palette destiner aux harmoniques de l’âme ? Si l’œuvre de cet Artiste a été le lieu d’une révélation, c’est bien celle de poser cette évanescence, cette diaphanéité, cette blancheur à fleur d’existence telles les déclinaisons du rêve et de l’inconscient qui en tressent la subtile toile. Donner des couleurs à l’onirisme serait lui ôter toute possibilité d’avoir un être et de le disposer à la vocation plurielle de toute chose essentielle. C’est bien parce que l’activité phantasmatique est neutre qu’elle peut se doter de tous les prédicats possibles. Aussi bien le noir du deuil que l’azur de la certitude intuitive ou bien le rouge de la Gnose. Je ne saurais envisager de parution de l’illusion et du mirage qu’à l’aune de ce tremblement, de cette incertitude foncière qui est le gage même de notre liberté d’imaginer. L’aile blanche du songe, précise le titre. Pour que cette métaphore fasse image (et c’est bien le moins que nous puissions lui demander), il convient que le songe se dote à la fois de neutralité et de capacité d’envol, sinon nos dérives nocturnes ne seraient habitées que d’immuables arcs-en-ciel et d’infinis kaléidoscopes qui nous riveraient à ce réel si coloré, si puissamment délimité que, sans cesse, nous chercherions à l’esquiver comme nous le ferions d’une camisole de force nous imposant sa loi et nous dictant notre catalepsie, donc notre aliénation. Les couleurs fixent une position, déterminent la quadrature de notre sensibilité, constituent les pierres angulaires de notre jugement. S’en libérer, les abstraire, les reconduire à des valeurs fondamentales, voici le fondement d’une belle entreprise d’ordre philosophique en même temps qu’esthétique. Combien de grands artistes ont fait d’une palette aussi étroite qu’infiniment douée de sens, le lexique d’oeuvres indépassables. Voyez « l’outre-noir » de Soulages, les teintes sépia de Tàpies, les bleus monochromes de Klein, le « Carré noir » d’un Malevitch, le jeu à peine affirmé des contrastes chez Rothko, les enduits de crépuscule d’un Fontana, les signes illisibles d’un Opalka sur des fonds blancs monochromes. Il y a beaucoup de richesse, une immense plénitude à confier à une proposition minimale le soin de traduire la teinte invisible de l’âme.
Les formes. Elles procèdent du même esprit, à savoir de donner site à une économie de moyens dont ces modèles sont les dépositaires à partir d’une présence corporelle si discrète que nous pourrions aisément les confondre avec ce fond dont elles ne se distinguent que par des gestes innocents, si vaguement esquissés qu’ils confinent à l’immobilité. Nous disposerions-nous à toucher ces déesses, seulement même à les frôler de la pulpe de nos doigts qu’elles menaceraient de s’écrouler tels de fragiles biscuits de terre avant même que l’émail ne les assure d’une éternité. Face à ces bourgeonnements d’albâtre, à ces résilles de cristal, certes nous sommes des voyeurs, mais des voyeurs reclus dans le trou du souffleur, comme au théâtre, logés à l’étroit dans leur boîte corporelle. Faire effraction serait synonyme de condamner une magie à disparaître. Nos yeux fascinés ne s’en détourneraient qu’au risque d’une infinie cécité. La grande force de ces formes si discrètes réside, bien évidemment, dans cette précarité même, laquelle est le signe qui nous attache indissolublement à leur grâce, tout comme l’araignée d’eau ne sustente son corps qu’à frôler le miroir qui en réverbère l’image et la rend visible.
Alors, combien il devient précieux, à l’instant du réveil, alors que le silence est partout répandu, que les teintes sont dans une indistinction native, que les bruits dorment recroquevillés dans leur conque d’étoupe, de ne pas savoir si la chambre est un rêve échappé de quelque composition fantastique. Nous pensons aux prisons imaginaires d’un Piranèse, ces assemblages de gris, de blancs, de hachures d’ombres tels que le monde fermé et nocturne du songe paraît pouvoir être envisagé et représenté. Alors la vue se pare de joies simples à voir flotter, quelque part entre sa conscience et les teintes d’oubli qui l’entourent, cet univers si empreint de sensibilité, ces idées ascensionnelles dont André Maynet dévoile l’être avec le talent qui est propre aux authentiques découvreurs. Une œuvre vraie se laisse percevoir chaque fois qu’un style singulier s’y fait jour, qu’un univers en émane avec cette charge d’attrait qui longtemps nous interroge alors que l’image s’est effacée, non son empreinte indélébile. Longtemps nous voulons demeurer dans l’orbe de ces créatures immatérielles, manières de minces utopies, de vivantes mythologies qui viennent jusqu’à nous porter une parole depuis longtemps oubliée. Nous voulons côtoyer ces Filles de légende. Tout comme le boutre côtoie le rivage sans jamais le tutoyer. Rêver est à ce prix ! De la saisie de ce qui n’en a pas car la beauté est toujours en fuite, sinon elle ne serait pas la beauté. Rien d’autre à dire que demeurer en soi et longuement méditer.