Œuvre : André Maynet.
Avec cette Etrange, nous n’y sommes pas d’emblée. Il y a comme un décalage, notre vue est biaisée, elle s’embrouille, devient floue comme si quelque brouillard noyait nos yeux, quelque fièvre prenait nos têtes. Nous disons cela en raison du mal que nous avons à la cerner, à en définir les contours, à la nommer adéquatement. Mais quel est donc le prédicat qui lui convient ? De quelle manière pouvons-nous en saisir la nature, cerner d’un trait qui ne soit nullement le fait du hasard, ne se résume à une figure qui, constamment, nous échappe, inévitablement dérape si bien que nos mains sont vides et notre sentiment éparpillé parmi le doute et l’approximation ? Comment ne pas rester sur la périphérie et nous introduire au centre du cercle, là où la signification rougeoie parce que portée à son incandescence ? C’est toujours d’ignition dont il s’agit dès l’instant où notre intellect se heurte à la paroi verticale d’une incompréhension. Nous brûlons, à proprement parler, de savoir. Alors il faut s’armer de crampons et de piolets et commencer l’ascension avec le désir d’atteindre le sommet, là où brille l’ardeur solaire, ne pas chuter avant d’avoir accompli le seul acte digne de nous saisir correctement, celui d’un surgissement au cœur de ce qui est. Mais laissons là cette métaphore « alpinistique » et essayons de polir le verre de la lucidité jusqu’à ce que quelque chose s’éclaire.
Cette Enigmatique, nous disions, est posée devant nous à la manière de la Sphinge avec sa réserve silencieuse de mystère et l’urticante question d’en connaître plus à son sujet que cette pose ambiguë qui est la sienne, dont elle semble tirer un évident profit pour la simple raison qu’elle nous voit désarmés face à sa propre puissance. La lutte entre les genres est toujours cette haute polémique dont le destin décidera qui sera le vainqueur, qui sera le vaincu. Car l’affrontement est de cet ordre : d’un gain l’emportant sur une perte, d’une fierté dont il faut faire son deuil alors que votre adversaire s’amuse de votre dépouille et jette votre oreille aux aficionados dans l’arène comblée de gloire. C’est ainsi, il s’agit toujours d’une apparition dans la clarté et d’une disparition dans l’ombre. Donc cette Mystérieuse, il nous eût été infiniment plus facile de la définir à la mesure de ce qui est habituellement, qui peut faire sens à simplement être visé avec justesse. Comment prédiquer ce qui fuit ? Comment arriver à une nomination qui soit juste et ne dérive pas de la seule fantaisie ?
Nous aurions pu dire Sensuelle ou bien Plénitude ou encore Voluptueuse et alors nous aurions fait signe en direction d’une histoire de l’art qui nous eût délivré, successivement, les chairs pulpeuses, gonflées de sève d’un Rubens ; les peaux nacrées d’un Renoir dans le luxe alangui d’un boudoir ; la démesure plantureuse d’une « Odalisque » de Boucher. Nous aurions pu dire Affranchie ; Sulfureuse ; Provocante et alors nous aurions eu l’impudeur d’une « Fille au miroir » de Rouault ; la débauche formelle et figurative d’un Picasso dans « Les demoiselles d’Avignon » ou bien encore la pose lascive des dames de petite vertu dans le salon rouge de désir de la « Rue des moulins » de Toulouse-Lautrec. Nous aurions eu ce beau carrousel des effigies féminines mais, nous le sentons bien, nous n’aurions pas approché la vérité de cette Apparition d’un iota. Seulement des décharges d’adrénaline, des sentiments glandulaires, des pensées hypophysaires. Car toujours le danger est grand qui menace lorsque nous nous laissons aller à la première impulsion venue, manière d’arc réflexe, de phénomène électrique qui tétanise nos muscles à défaut d’illuminer notre cortex. C’est ainsi, le plus souvent nous nous satisfaisons d’une visée simplement épidermique, d’une brève saisie dont la fulgurance n’a d’égale que sa foncière insuffisance à interpréter quoi que ce soit de pertinent des phénomènes qui viennent à notre encontre. Faute de parvenir au concept, nous nous confions au percept, à l’affect mais nous n’en extrayons pas la substance, nous n’en cherchons nullement la métabolisation, nous contentant de badigeonner la première forme venue du qualificatif immédiat, préférant l’apparence à ce qui la nervure et la porte au regard. A savoir son essence propre par laquelle elle est singulièrement au monde, d’une façon si exacte qu’aucune gémellité, fut-elle parfaite, n’en saurait accomplir la fusion dans une altérité. Ce qui est éminemment beau, c’est ceci : être au monde, être soi, parmi la multitude et ne jamais s’y confondre. Grâce de l’identité qui ne peut ni être échangée, ni dupliquée. Même les tentatives de mimétisme, même les efforts des sosies échoueraient à usurper ce qui existe dans l’unicité, la superbe autarcie, l’indépendance portée à la dignité d’œuvre d’art.
Mais revenons à Celle qui nous occupe ici, dont le questionnement n’est pas arrivé à son terme. Donc nous nous arrêtons aux voiles, aux vêtures de tous ordres, nous prenons les colifichets pour ce qu’ils ne sauraient être, cet indicible de la personne qui court à la manière d’une rivière souterraine, dont nous attendons la résurgence, mais peut-être, cette sortie au jour, faut-il la faciliter, la provoquer en un sens. Nous regardons la parure qui coiffe la tête et nous disons La Coquette. Nous voyons l’étrave du buste, proue infiniment tendue vers l’avant et nous supputons L’Aguichante. Nous rivons nos yeux à la minuscule toile qui enserre le sexe et nous rêvons d’une Madame Claude qui recevrait ses adulateurs dans la discrétion de ses tentures de soie. Nous scrutons les bas résilles et ceux-ci nous tendent le piège de Celle qui vit dans le stupre et la luxure. En réalité, tout comme des gamins aveuglés par les jouets de Noël faisant leurs milles feux dans la vitrine, nous avons confondu nos propres fantasmes avec cette apparence qui, en ses milliers d’esquisses possibles nous a aliénés et remis à quelques images fascinantes à la seule mesure de leur supposée puissance. Bien évidemment, cette pure forme surgissant d’un fond noir comme la suie, nous incline à penser à de bas instincts que seul le diable pourrait alimenter et stimuler du bout acéré de son trident. Mais on ne prête jamais aux autres que ses propres intentions, ses démesures, ses passions secrètes, ses délires parfois. Cette image détonne, non seulement par elle-même, dans sa propre figuration ostensiblement teintée d’une douce provocation, mais elle fait saillie dans l’œuvre habituelle de cet Artiste qui nous a habitués a plus de réserve, mélange subtil de teintes si apaisées, si cendrées, évanescentes que, parfois, elles sont à la limite d’une parution. Mais à initier une interprétation dans le cadre d’une « interpicturalité » ( cette œuvre parmi les oeuvres d’André Maynet), nous nous apercevons vite que le rehaut des couleurs, la posture volontairement équivoque, l’allure générale du Modèle ne jouent pas en mode séparé mais ne peuvent être compris qu’en regard des autres représentations, lesquelles figurent le caractère prédominant d’une manière d’hiératisme, de confidence dans le secret, de visibilité réservée à ceux qui regardent avec les yeux de l’esprit, contemplent avec la vertu de l’âme. Bien évidemment, ici, il ne s’agit nullement d’une conclusion qui pointerait vers une morale stricte, sinon édificatrice d’une conscience rigoriste. Il ne s’agit là que de considérations esthétiques dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles doivent courir tout au long d’une œuvre et ne jamais se limiter à ce qui n’en est qu’une des facettes.
Si, pour clore cet article, une conclusion s’imposait dans le genre d’une fable morale, nous citerions volontiers l’adage qui précise que L’habit ne fait pas le moine, ce qui sera entendu de la manière suivante : jamais nous ne saurions faire des apparences, des postures, des êtres qui se dévoilent, une simple préhension en guise de savoir sûr, de l’ordre d’une authenticité dont nous pourrions nous satisfaire à la manière d’une indépassable et irréfragable connaissance. Car jamais nous ne possédons la vérité du monde, aussi bien d’un Existant à la seule perception immédiate de nos sens, lesquels sont trompeurs, ce que l’expérience nous prouve à chaque progrès que nous essayons de mettre en œuvre pour nous orienter sur le chemin de la vie. Espiègle, vous avez dit espiègle ? Ceci sera le dernier prédicat confié à Celle qui vient à nous, sans doute le plus juste qui soit puisque enté dans la réserve et la modestie du dire. Seule, Elle, Espiègle a le pouvoir de savoir où elle en est de son essence, du moins dans l’approche, alors que notre sort à tous, les Voyeurs, sera celui d’un satellite girant éternellement autour de sa planète. Que ce sort soit enviable, nul n’en doute. Il y a une grande satisfaction dans la résolution d’une énigme, mais tout autant dans les pérégrinations sans fin qui en constituent les délicieuses prémices. Car nous ne saurions mieux dire que de demeurer dans l’acte de la vision !