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22 mars 2016 2 22 /03 /mars /2016 08:15
Pèlerinage aux sources.

Flash back.

Œuvre : André Maynet.

Tous nous sommes des Lanzo del Vasta à la recherche de quelque Gange intérieur, de quelque source originelle qui nous aidera à nous entendre avec le monde, le proche, l’immédiat, celui qui se cache sous les voiles de notre peau et gonfle notre chair de sa sève impérieuse. Car il en va de notre existence, de notre cheminement sur cette terre intime qui, faute d’être connue, risquerait, à chaque seconde, de se dérober sous nos pas. Ceci, nous le savons, cette urgence à connaître, à pénétrer le moindre pli de la conscience, à s’immiscer dans la plus petite faille qui nous indiquerait une issue, sinon la voie royale qui nous éviterait de passer à côté de ce que nous sommes en essence, dont il nous est intimé de chercher le mystère. Oui, la route est aussi mystérieuse que peut l’être une quête mystique, l’obsession d’un artiste à trouver le médium qui dira son être et le portera à la révélation. Il faut coïncider avec soi-même, une fois seulement, afin de côtoyer une vérité et de s’y maintenir avec l’assurance de la vision d’une lumière parmi les remous d’ombre et les ornières de suie. L’existence est semée de chausse-trappes, de dérobades, de tellement de manque-à-être qu’il est nécessaire de cerner son propre intelligible, de saisir la nervure qui nous fait tenir debout, de la projeter dans l’avenir.

Mais ces propos liminaires, s’ils peuvent avoir une quelconque vertu, c’est seulement de nous éclairer dans la connaissance que nous avons de notre passé, cette sublime faculté de la mémoire qui, empruntant les voies du souvenir, les sentiers de la réminiscence, nous délivre de ce présent qui nous tend constamment le piège d’une cécité. Le carrousel des heures est trop fort, la poussée des actes trop impérieux, le dard de notre désir si incandescent que notre pouvoir même d’entendement s’émousse et que notre vie devient une manière de jungle dont n’arrivons guère à émerger. Cette Jeune Fille, à peine une nymphe, prêtons-lui le nom de Mnémosyne, cette déesse à la recherche du temps ancien, celui qui lui fut donné, au cours duquel elle créa les mots et inventa le langage. Celle qui, par son seul acte de nomination, fit sortir les choses de leur anonymat et leur conféra être et présence. Se nommer Mnémosyne veut dire abandonner son habituel horizon, faire volte-face et regarder avec l’œil de l’âme ce qui, autrefois, vint à son encontre, à commencer par sa propre identité humaine. Être cette déesse, c’est endosser le rôle d’un habile tisserand des mots, d’un Marcel Proust par exemple et s’enquérir de ce temps perdu que l’on s’ingénie à retrouver dans le moindre fragment de petite madeleine, dans les arbres lors d’une promenade, la silhouette d’un clocher, là-bas, du côté de Combray ou bien de Méséglise.

Mais ce que Mnémosyne nous apprend ce n’est pas seulement à la reconnaître elle, en tant que présence ancienne, dans la perspective des contingences successives qui l’affectèrent, dont, aujourd’hui, elle est la résultante. Certes le faisceau de la torche, cette lumière si douée de sens fait signe en direction de cette esquisse dont un crayon (celui du Destin ?) la pourvut de contours et éleva une forme afin qu’elle pût paraître. Oui, sa biographie s’écrivit dans l’acte même de sa naissance, dans quelque accident de la vie, une blessure, une joie, la réception d’un cadeau, la découverte d’un paysage, la rencontre d’une personne, le mouvement d’une feuille dans le tourbillon de l’air. L’événementiel est au cœur même de sa chair, les expériences l’ont tissée de l’intérieur, les bonnes fortunes, les mauvaises surprises, les hasards de tous ordres en ont ordonné l’architecture. Mais le factuel, l’impromptu, l’imprévisible n’expliquent pas tout. Mnémosyne est aussi, est surtout, placée au point focal de ses découvertes dans le domaine de l’art, dans celui de la culture, dans ses confluences avec des œuvres qui l’ont envahie et courent en elle selon quantité de flux. Il suffit de regarder l’image avec attention, d’y deviner la vivante symbolique et alors les choses brillent d’elles-mêmes. Ce bonnet d’aviateur, cette lampe électrique, ces chaussons de danse sont autant d’éléments centraux qui concourent à nous la livrer à la hauteur de ce qui, pour elle, joue à titre singulier.

Elle, cette inconnue qui nous offre une si étonnante vision de ce qu’elle est, tâchons d’en percevoir les lignes de force. Celles-ci tiennent entièrement dans le paysage d’une esthétique heureuse dont elle fut la destinataire en des moments privilégiés de sa saisie du monde. D’abord ce bonnet d’aviateur dans sa délicieuse forme anachronique, désuète mais si prégnante, émouvante. Ce bonnet qu’elle découvrit sur la tête pleine d’imaginaire de Saint-Exupéry, ce bonnet dont son héros de papier du Petit Prince était censé être affublé, lorsque, se posant avec son avion dans le désert, il fait la rencontre de cet étrange petit personnage venu de bien plus loin que tous les songes les plus féconds. Se remémorant ceci, Mnémosyne voyage loin, très loin, dans ces contrées si troublantes, si fascinantes des fictions universelles. Alors, en elle, surgissent, à la façon de ruisselets d’eau claire les paroles fondatrices d’un mythe, celui d’une petite divinité tombant d’un astéroïde pour dire aux hommes l’essentiel de leur présence sur Terre, à savoir ce bel humanisme par lequel connaître la poésie, révéler l’amour, découvrir l’inaltérable amitié, l’inestimable valeur de la tolérance. Et voici que les phrases magiques se mettent à scander l’hymne du bonheur, à proférer le simple dont naît la félicité au seul empan d’une juste contemplation :

Et j’étais fier de lui apprendre que je volais. Alors il s’écria :

- Comment ! tu es tombé du ciel ?

- Oui, fis-je modestement.

- Ah ! ça c’est drôle…

Et le petit prince eut un très joli éclat de rire qui m’irrita beaucoup. Je désire que l’on prenne mes malheurs au sérieux. Puis il ajouta :

- Alors, toi aussi tu viens du ciel ! De quelle planète es-tu ?

J’entrevis aussitôt une lueur, dans le mystère de sa présence, et j’interrogeai brusquement :

- Tu viens donc d’une autre planète ?

Mais il ne me répondit pas. Il hochait la tête doucement tout en regardant mon avion :

- C’est vrai que, là-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin…

Ensuite cette lampe électrique qui fait retour vers le passé, cette mince clarté qui brillait également dans l’obscurité du ventre de l’éléphant maçonné que Gavroche habitait tout près de la Bastille, en compagnie de ses hôtes d’un soir. C’est ainsi toute lumière contient une lumière, toute ombre une ombre, toute pensée actuelle une pensée de jadis. Cette minuscule lampe était donc, au travers des ans, le reflet, l’écho de ce fragment des Misérables que Mnémosyne lisait, tard le soir dans la clandestinité de sa chambre :

Une clarté subite leur fit cligner les yeux ; Gavroche venait d’allumer un de ces bouts de ficelle trempés dans de la résine qu’on appelait rats de cave. Le rat de cave, qui fumait plus qu’il n’éclairait, rendait confusément visible le dedans de l’éléphant…

Le plus petit se rencogna contre son frère et dit à mi-voix :

- C’est noir…

- Bêta, s’écria Gavroche en accentuant l’injure d’une nuance caressante, c’est dehors que c’est noir. Dehors, il pleut, ici, il ne pleut pas ; dehors il fait froid, ici, il n’y a pas une miette de vent ; dehors, il y a des tas de monde, ici, il n’y a personne ; dehors, il n’y a même pas la lune, ici, il y a ma chandelle.

Enfin, ces chaussons de danse, cette manière de rêve qu’elle avait longtemps entretenu lorsque petite fille encore, elle ne se lassait pas de regarder dans le livre de peinture de ses parents, les toiles de Degas représentant Deux danseuses entrant en scène. C’était alors, comme si elle, Mnémosyne, s’était vêtue de ces tutus floconneux, aériens, à peine un brouillard dans un matin d’automne, taille serrée dans un écrin de roses, bras en forme de lyre au-dessus de la tête et surtout cette suprême élégance des jambes gainées de soie pâle, cette si belle position des pieds, soit dans une posture d’opposition, soit dans le mouvement d’une subtile harmonie, pointe effleurant le sol de sa délicatesse comme si s’en fût suivi un possible envol, une libération des pesanteurs terrestres.

Et ce qui nous reste à voir, maintenant, c’est ceci, cette esquisse au crayon qui représente Mnémosyne, cette si oublieuse mémoire qu’elle pourrait, à tout moment s’absenter et nous laisser dans la douleur, tout comme elle pourrait déposséder notre Visiteuse de son éphémère apparition. Car, si nous sommes des êtres de corps, des citadelles de muscles et de chair, nous sommes surtout ces dentelles mémorielles dont les liens, les attaches, réalisent notre synthèse et nous assurent d’avoir été alors que nous ne sommes occupés qu’à être dans ce présent concret, cette réalité palpable que nous édifions à chaque respiration, que nous construisons de nos mains laborieuses afin qu’un avenir nous soit offert et une suite promise. Nous sommes des explorateurs de terres vierges, des découvreurs d’impossible et oublions souvent la source qui nous porta là où nous sommes aujourd’hui, qui jamais ne tarit. Faute de ceci nous serions aux portes mêmes de notre propre inconnaissance. Or nous voulons connaître en lisant, écrivant, aimant, nous souvenant de nos premières émotions. Il ne tient qu’à nous de nous y employer. Avec un incomparable bonheur !

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