"Prodrome"
Œuvre : André Maynet
Bien sûr on pourrait dire le dessin au plus près, ne pas différer de l’image, demeurer identique à un écho de ce qui paraît et semble posséder une justification suffisante à seulement être dans une manière d’évidence. Alors on dirait le sol, sa consistance de miroir, le genre d’écuelle transparente, l’échelle double avec la corde qui attache ses montants, le mur griffé de graffitis illisibles, la lumière zénithale tombant d’une ampoule qu’un fil attache au plafond. Nous aurions tout dit mais dans le style du prodrome, à savoir ce signe avant-coureur, ce simple symptôme sous lequel perce déjà la maladie. Oui, la maladie, car l’art n’est que cela, une pathologie dont on cherche à s’extraire, jetant sur la toile les stigmates de l’atteinte, gravant dans la pellicule les phosphènes de l’urticante angoisse. Mais ceci a déjà été dit qui place l’œuvre dans une position cathartique et les Tournesols de Van Gogh ne sont que sa folie solaire commençant sa confondante giration. Décrire sans distance c’est désigner l’écorce, montrer le feuillage, dessiner les branches sans que les racines fondatrices du sens n’apparaissent en une quelconque façon. Ce qui est à creuser, toujours, ce sont les significations latentes qui traversent les choses et n’ont de cesse de se dissimuler, comme si toute découverte ontologique menaçait leur être même. Nature aime à se cacher disait Héraclite L’Obscur. Travaillons l’obscur avant même que la lumière partout présente ne nous atteigne de son aveuglante lueur. Tout ce qui est porté au regard doit subir métamorphose, transfiguration, passer au feu du métabolisme. Ce sensible dont l’on peut se saisir facilement, voici que des fils invisibles le relient à l’intelligible, lequel n’est jamais apparent qu’à la mesure d’une intellection. Observer ne suffit pas. L’expérience fuit continuellement. Eclairer, c’est méditer, c’est contempler et traverser les apparences.
Donc nous sommes ici et nous sommes là, plus loin que nous, plus loin que notre regard et voici que se dévoilent d’étranges figures. Nous les sentions nous frôler, nous en devinions les formes approchantes, nous en supputions la pure mobilité, l’insaisissable course. La vallée est encore noyée dans la brume avec les rives grises du jour. Le hameau est un miroir encore pris d’ombre, à peine une lueur bleue, un cercle émergeant de la nuit proche. Un peu de fumée monte au-dessus des toits et, ainsi, nous devinons la présence des hommes sans même apercevoir leur existence, leur douleur au seuil du jour. Tout est remis à une indistinction native comme si le futur, jamais, ne devait advenir, comme si les Existants devaient demeurer dans l’illisible message sortant de leur bouche avec l’incertitude des signes fantômes habitant les antiques palimpsestes. Oui, là-bas, au fond, tout contre le mur vertical de l’horizon sont les signes mystérieux, les inscriptions apocryphes, approximatives, les balbutiements, les verbes incomplets, les aphasies, l’impossibilité à communiquer, les bégaiements qui font du temps une éternelle répétition, un murmure sans fin inconscient de sa propre mutité. Car tout est clos qui ne peut être proféré.
On est là, au bas de l’échelle et on cherche à comprendre et on essaie de se projeter vers la lumière dont on attend qu’elle nous délivre du doute de vivre. On est dans le clair-obscur de soi, ce qui veut dire l’adret de la raison, l’ubac de l’inconnaissance et de la perdition toujours possible dans l’ombre captatrice, le langage avorté, l’abîme qui s’ouvre en arrière de soi avec ses canines de loup. C’est pour cela, la peur, l’effroi, que l’on se tient dans cette posture figée, infiniment dépouillée, à peine un voile sur l’une des jambes, une buée enveloppant la fente du sexe, le trou ombilical lové sur sa propre origine, la poitrine si étroite qu’aucune lactation ne pourrait en adoucir l’hivernale rigueur, et cette tache de clarté qui efface les clavicules, et cette neige qui prend le visage dans le frimas de l’être, sa stupeur d’être au monde et le casque des cheveux en clôture le sens d’une balafre, feuille morte en attente de sa chute. Alors on monte les degrés, on espère, on évite les broussailles, on écarte les griffures des branches. Parfois cela s’éclaire et l’on voit loin, bien au-delà de sa propre effigie, la plaque dure de la mer avec son scintillement d’acier, les montagnes violettes qui plongent dans l’à-pic, la brume qui ensevelit tout et reprend ce qu’un instant, elle avait consenti à dévoiler.
L’échelle est la montagne. Les barreaux sont les travaux et les jours. Le faîte est le sommet par lequel s’évader de soi et gagner cette part de liberté dont, depuis sa naissance, on essaie de se saisir mais la tâche n’est jamais finie qui nous intime l’ordre de nous élever constamment, d’atteindre sa propre vérité, autrement dit sa beauté, celle qui rayonne sur les fronts de ceux qui communiquent avec les choses essentielles. Sur Terre, il y a tant de sillons occlus, tant d’ornières ave des traces de chemins avortés. Tant d’impasses et les hommes tendent les mains suppliantes tels les personnages de Guernica en attente de paix, seulement tendus dans l’espérance d’une pause. Crimes, guerres, misère, avanies de tous ordres et toujours les barreaux cèdent sous les pas de la multitude qui voudrait exulter et jouir mais ne parvient qu’à creuser sa propre tombe. Oui, le voyage vers la beauté est infini car toute beauté est toujours déjà dépassée par une beauté qui lui est supérieure. On se retourne, on regarde la vallée s’éveiller. Les dos des moutons sont touchés par la lumière, empreinte de beauté. Dans l’ombre de cendre bleue les visages des hommes luisent avec des éclats d’obsidienne, noire beauté. On aperçoit des femmes aux hanches en amphore, écailles de beauté. Des enfants jouent sous les ombrages et font tourner leurs moulins dans l’eau, étincelles de beauté. Haut, dans le ciel qui s’ouvre, les pliures blanches des oiseaux, leurs allures de faucilles célestes, éclairs de beauté. Alors on redresse la tête, on vise le haut de l’échelle. Les pieds bien en appui sur chaque barreau et l’on sent, en soi, dans le creux de l’intime, la belle dialectique platonicienne ascendante faire son bruit de source, et l’on sent son vent de palme. Là, montant, alors que le corps se dilate de l’intérieur, que les articulations deviennent phosphorescentes, que la lumière irise le bâton des doigts, on sent ce qu’être veut dire et l’on vise l’ampoule blanche au plafond du ciel et l’on se dispose à regarder la beauté lorsqu’elle se dévêt, ôte ses voiles et c’est aussi brillant que mille phares et c’est aussi envoûtant que la poésie et c’est comme si, soudain, l’on était devenu un personnage de la Renaissance italienne, peut-être ce fameux Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, cette représentation formelle si parfaite de la nature humaine qu’elle se place aussitôt au centre de l’univers ou bien l’éphémère sfumato, cette brume de l’être qui transfigure celui qui la diffuse, cette aura qui est le symbole de l’art même porté à sa quintessence. Là-haut, au foyer, au milieu du cœur éclatant de l’ampoule brûle le sourire de Mona Lisa, ce sourire énigmatique que jamais les hommes ne pourront définir, la pure grâce n’a nul besoin de prédicat pour apparaître. Alors, ce serait être arrivés là où jamais l’on ne peut atteindre, au sommet de cette étrange et mythique Babel bruissant des milliers de langage du monde, lesquels ne sont qu’un écho du verbe par lequel l’homme brille infiniment et se distingue du reste de la création et ce serait connaître la beauté en même temps que soi dans une identique saisie nous disant notre propre mystère.
Nous voilà arrivés au terme de ce voyage dont chacun prolongera l’aventure à sa manière propre, la seule qui soit. D’ici, en haut de la montagne, nous voyons s’agiter les feuilles des arbres, nous entendons bruire le lointain ruisseau, nous percevons le bruit du travail des hommes. Bientôt il faudra redescendre, entreprendre cette dialectique descendante qui nous reconduira parmi les choses du jour et les remuements de la vie. Nous aurons connu la clarté et en porterons quelque fragment au fond des yeux. C’est pour cela que, parfois, l’on parle de la lumière des yeux, cette étincelle irremplaçable dont nous faisons le don aux autres comme de notre plus belle offrande. Cet article sur cette image d’André Maynet ne saurait se terminer sans citer ce célèbre passage du Banquet de Platon, tellement, entre les deux, il y a une évidente homologie :
« Quand, des beautés inférieures on s'est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu'à cette beauté parfaite, et qu'on commence à l'entrevoir, on touche presqu'au but ; car le droit chemin de l'Amour, qu'on le suive de soi-même ou qu'on y soit guidé par un autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas, et de s'élever jusqu'à la beauté suprême, en passant, pour ainsi dire, par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu'à ce que de science en science on parvienne à la science par excellence, qui n'est autre que la science du beau lui-même, et qu'on finisse par le connaître tel qu'il est en soi ».