Œuvre : Gilles Molinier.
La basse note noire.
Afin de pénétrer correctement les enjeux qui traversent cette image, il convient de tout ramener à un coefficient d’irréalité qui la poserait comme nulle et non avenue, c’est-à-dire réduite non seulement à une pure abstraction mais à une manière de représentation qui confine au néant. Voyons cette photographie tellement saturée de matière dense qu’elle se confondrait avec le noir le plus pur, le paysage nocturne, la traînée de suie, le cœur de la pierre d’obsidienne. Autrement dit un illisible ne se rapportant qu’à soi, la trame d’une incompréhension, sans doute le tragique qui peint d’une mélancolie de geôle la personne atteinte de cécité. Ici, nulle couleur qui distrairait, nulle lumière dont le rayon féconderait la vue en lui apportant l’un des premiers signes par lesquels connaître le monde. Comme si l’on se situait avant même la parution des choses, au creux d’un sombre ombilic en attente de son propre dépliement. Imaginons encore un étrange palimpseste dont les écritures successives, les ratures et les biffures, les empilements ininterrompus de caractères auraient tellement brouillé le message qu’il n’en demeurerait qu’une pelote compacte, inextricable, un genre d’enchevêtrement d’hiéroglyphes indéchiffrables. Donc le noir pour le noir. Le noir et rien au-delà.
Surgissement de l’aube.
Le monde est endormi. Les hommes sont loin, qu’enveloppent les rêves nocturnes. Les villes sont pliées dans un linceul pareil à un crêpe sur le bras d’une veuve. Les chiens dorment sur le sol de poussière, museau entre les pattes. Chrysalides soudées dans leurs cocons, les oiseaux sont au nid et leurs chants sont encore tapis dans leurs plumes. C’est tout juste si la Terre respire, si les pierres gonflent leur goitre, si les arbres dressent leurs troncs dans l’ombre duveteuse. Blanches sont les racines qui courent sous la peau d’argile, qui ne verront ni le jour, ni l’angoisse de l’heure. Tout est au silence et plane l’éternité comme le vol d’un oiseau arrêté en plein vol. Il n’y a encore ni temps, ni espace et les grains, dans le sablier, sont suspendus, pareils à des gemmes de résine qui n’en finiraient pas de tomber. La seconde est cosmologique et les astres, dans le ciel, jouent à une marelle aveugle. La seconde est géologique et la lave se perd dans ses replis complexes, dans son bouillonnement pareil à un fleuve de plomb refroidi. La seconde est ontologique et voici que de l’être paraît, mais sur la pointe des pieds, à peine le grésillement d’un flocon sur le bord d’une fenêtre, le remuement d’une paupière sur le cercle de l’œil. Un éclat de porcelaine dans le silence d’un cloître, un mince feu de Bengale venu d’une mythologie si éloignée qu’on n’en percevrait que la fable assourdie, la promesse d’un proche réveil. Tout dans l’attente de ce miracle du jour et les respirations sont comme voilées, retenues dans l’enceinte d’une naturelle pudeur.
La haute note blanche.
Voici que cela se déchire. Voici que, de l’orient, vient cette belle clarté. Elle sort de la bouche du rocher, elle fait irruption depuis sa gueule noire pareille à celle d’un dragon. Quelques crépitements d’étoiles sur les flancs teintés de noir profond, mousses et lichens qui s’éveillent, veulent dire, dans la modestie, l’immense poème du monde. C’est une telle beauté et les mots demeurent scellés, à l’étroit en arrière des lèvres. Mais comment dire l’indicible ? Comment proférer avec les mots du langage, alors que le langage même semble dépassé par la réalité ici présente ? Comment marcher sur le bord du rivage ? Comment ne pas faire halte et s’adosser à l’univers qui questionne et initie sa belle farandole, cerf-volant capricieux faisant claquer sa longue queue jusqu’à l’infini ? Comment être homme et voir avec les yeux adéquats ? La plaque de la mer est lisse, simplement ridée par endroits, surface de métal qui irradie et fascine. On regarde et on n’est même plus soi et l’on ne sait ce qui arrive. Cela saisit en dedans du corps, cela fait ses milliers de boucles, ses souples ondulations. Alors, soudain, on regarde ses doigts, leurs extrémités d’où la clarté diffuse et rayonne. Les doigts sont transparents et, sans doute, l’est-on soi-même tant l’harmonie intérieure fait son bourdonnement de ruche. Oui, c’est cela, de ruche. On est la reine courtisée par les ouvrières, on est les ouvrières à qui la reine remet un sort divin, butiner tout ce qui vient en présence et en faire le lieu d’un événement. La lueur a envahi le ciel et les nuages font leur sarabande blanche au-dessus des îles qui émergent, comme si elles venaient de naître à l’instant, de se hisser du plancher de la mer pour le seul plaisir de figurer et de peupler les yeux des curieux. Mais y a-t-il encore place pour la curiosité alors même que l’étonnement nous saisit et que fondent les dernières étoiles dans la surdité du ciel ? Y a-t-il d’autre sentiment, d’autre inclination de l’âme qu’une longue mélodie à l’horizon de notre peau et cette brume dont on ne sait plus si elle naît de nos yeux ou bien du paysage que touche la lumière ? Longtemps l’on sera, ici, tout contre la mer, dans l’anse ouverte des rochers, en attente de soi alors qu’au loin, déjà, les bruits replient leurs griffes, les hommes se pelotonnent dans leurs lits, les ombres grandissent, les rues deviennent muettes. Il fera noir ce soir, immensément noir sous les yeux aigus de Vénus, de Bételgeuse ou d’Altaïr. Ce noir qui, contenant toutes les couleurs les autorise toutes, à commencer par le blanc dont nous sommes éblouis comme nous le sommes des yeux de l’amante. Le blanc, nous attendons le blanc !