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12 avril 2016 2 12 /04 /avril /2016 07:49
Fille de la lagune.

« Un peu, beaucoup, à la folie.....Venise ».

Avec Evguenia Freed.

Œuvre : André Maynet.

Garzette, tel était le sobriquet qu’on lui avait attribué depuis toujours. De l’aigrette du même nom elle avait la fine silhouette, l’élégance feutrée, la démarche souple sur le miroir de l’eau, simple réverbération pareille au nuage faisant sa ponctuation à contre-jour du ciel. Du héron blanc elle avait la nudité racée et à l’apercevoir en tenue d’Eve on se rendait compte, dans l’instant, que nulle autre vêture ne lui eût davantage convenu que sa peau translucide, son teint si semblable au masque du mime, à la couleur des sentiments lorsqu’ils s’effeuillent et se disposent à chuter sur le sol de poussière. Elle était un discret souffle d’air, une brise se mêlant à la fraîche haleine de l’aube ou bien un pli de lumière que le crépuscule confondait dans la perte du jour. C’était à ces heures en demi-teintes qu’elle confiait le luxe de ses gestes. Le plein jour l’eût offensée, qui eût peut-être imprimé dans son fragile épiderme les stigmates de quelque douleur. Il lui fallait cette onction des choses, cet appel poétique du silence, cette mélodie presque inapparente qui montait de l’horizon et se perdait dans le gris infini de la lagune. Car Garzette était une fille essentiellement lagunaire, un genre de feuille d’eau, de nénuphar qui déployait sa corolle sous le vol à peine appuyé de la libellule. Tel le chevalier d’Italie ou le héron pourpre, elle hantait les marécages et se confondait souvent avec les étoiles blanches des asters, le soleil des inulas ou bien les lavandes de mer qui tapissaient les bras d’eau serpentant parmi les îles. Exister, pour elle, c’était cela, flotter sur l’onde, butiner la vie, en prélever le subtil nectar et ne pas se mêler aux incessants remuements du monde.

Garzette aimait la lagune, ses milliers de bras d’eau, sa lente respiration, son flux et son reflux pareils au dépliement des tentacules des poulpes, aux vibrations des anémones de mer, mais elle n’aimait pas Venise, la stridulation permanente de ses touristes, leurs tenues débraillées, leur criailleries telle une compagnie de freux sur le sol gelé d’hiver. Parfois, quand elle voyait arriver les hauts ferries aux ponts multiples -, ils ressemblaient à une étrange tour de Babel horizontale, bruissant de dialectes entremêlés et indistincts -, elle se cachait quelque part, sous l’arche d’un pont ou bien dans l’encoignure d’une place et envoyait son ombre parmi la foule, jouant des coudes, esquivant ici un enfant espiègle, là un photographe zélé qui n’avait de cesse d’engranger les clichés de la Place Saint-Marc et sa meute de pigeons ou bien l’inclinaison étonnante des campaniles de Santo Stefano ou de San Giorgio dei Greci. C‘était une telle douleur que de se frayer une voie parmi le peuple jacassant, de louvoyer au milieu des exclamations, des rires qui fusaient tels des geysers, des piétinements qui poinçonnaient la pierre dure des pavés. Heureusement, Garzette avait l’imaginaire fertile et, au bout de quelques pas, il n’était pas rare qu’elle se retrouvât dans une manière de temps originel, en compagnie des explorateurs, de Marco Polo dont elle admirait plus que tout « Le Devisement du monde », ce récit poétique qui la faisait s’évader, loin au-dessus des hommes. Ce qu’elle aimait c’était la merveilleuse description de la résidence d’été du Grand Khan à Ciandu, description qu’elle connaissait par cœur, citant pour elle-même, en lecture intérieure, de somptueux passages :

« Ciandu fut bâtie par le grand khan Koubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d’or. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l’on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu’il vient dans la ville. (...) Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l’année. »

Ceci suffisait à son enchantement et dans sa tête naissaient toutes sortes d’images mêlant des myriades de sensations depuis l’odeur entêtante des céréales, jusqu’aux montagnes colorées des épices en passant par des lieues de rouleaux de soie aux teintes si douces qu’elles semblaient vouloir imiter les beaux paysages de la Toscane, leurs formes pleines et heureuses, leurs symphonies de couleurs pastel. Mais son évasion de ce monde si étroit, aux conventions si pesantes, aux conduites si stéréotypées, jamais elle ne s’en échappait mieux qu’à évoquer les peintres renaissants de l’Ecole Vénitienne, Titien, Véronèse, Le Tintoret. Pour elle, Venise, c’était cette ville représentée par Canaletto dans « Grand canal vers Rialto », cette Cité si claire, le jeu subtil des ombres et des lumières, cette épure géométrique où l’œil du spectateur est guidé jusqu’au centre de la toile dans une atmosphère si apaisée qu’on pourrait y demeurer sa vie durant et ne souhaiter nulle autre halte en un quelconque lieu du monde. Et ce qui fascinait surtout la Fille de la lagune, c’était le ciel parcouru de nuages, le glacis de l’eau réverbérant les couches d’air, la perspective des quais où ne s’apercevait nulle silhouette humaine, la flottille des gondoles, les barques de commerce avec leurs voiles repliées, enfin toute cette atmosphère de bonheur disponible, de plénitude, de liberté laissée à l’imagination. Ô combien cette image ancienne était éloignée de la réalité actuelle ! Combien le déferlement mondain obérait cette image d’une douceur de vivre, d’une existence au plus près de l’eau, dans la résille étroite des rues, au centre des places, parmi ses façades hautes en couleurs, trouées de fenêtres en ogive, ses ponts en dos d’ânes, ses minuscules venelles qu’éclairent des rangées de briques rongées par le temps.

Alors il n’y avait rien de mieux que de se laisser dériver, pareille à la surface immobile de la lagune lors des mortes eaux. A seulement évoquer les anciens noms de Venetiae, Garzette partait loin, si loin de toute cette agitation qui conduisait au vertige et à l’abandon de soi. C’était comme une farandole venue du fond du temps avec ses ribambelles de sons et d’odeurs, cinéma muet proférant sur un mystérieux écran les heures de gloire de la Cité qui fut puis laissa la place à l’anonymat du peuple des curieux. C’était comme un chant qui serait venu du fond de l’eau, une incantation de sirène. Les mots anciens vrillaient les oreilles de Garzette, y dessinaient les contours d’une fable : « Cité des Doges », « Sérénissime », « Reine de l'Adriatique », « Cité des Eaux », « Cité des Masques », « Cité des Ponts » ou encore « Cité flottante ». Il y avait tellement de beauté à décrire et les mots étaient incapables d’en venir à bout, d’en circonscrire le caractère impalpable. Jamais on ne décrit un état d’âme. Il surgit de lui-même et se révèle tel qu’il est, à savoir une musique, le vers d’un poème, la touche de peinture d’un tableau, la courbe d’une sculpture. C’était comme si Garzette s’était dissimulée dans les étoffes complexes et bariolées du Festival, sous l’habit coloré à losanges d’Arlequin ou bien sous un des masques de la Commedia dell'arte, sous la « moretta », petit loup de velours noir et chapeau délicat qu’une femme de l’aristocratie aurait endossé afin de se soustraire aux regards des curieux et, peut-être, rejoindre un amant de fortune sous « Le Pont des Soupirs ». Oui, c’était bien cela, masques et bergamasques mettant en scène l’étrange comédie humaine, cette immense procession de déguisements, de perversions, de beautés, de coups bas et de hauts faits que l’humanité portait en son sein comme sa figure la plus ambiguë, changeante, constamment soumise au régime de la métamorphose. Rien ne durait que la folie de l’homme à ne jamais coïncider avec son essence. Rien ne se projetait vers l’avenir que des désirs qui, bien vite, mouraient de leur propre vacuité.

Le soir venu, lorsque les restaurants brillaient de mille feux, que les tenues de soirée se reflétaient dans le miroir des eaux du Grand Canal, Garzette regagnait la petite île de Murano, microcosme de Venise s’imprimant en abîme dans la Cité des Doges. Longtemps elle errait parmi la végétation luxuriante du Jardin, longeait les colonnes de marbre du Musée du verre, flânait longuement le long des quais du Canale di San Donato longé de maisons aux couleurs si belles que c’était comme d’être sur le bord d’un rêve et d’en apercevoir l’infini flottement. Lorsque la nuit était venue, que l’eau virait au noir, que les dalles de pierre prenaient la couleur de la cendre, sous la clarté de la Lune, Garzette s’adossait au « Faro », grand phare blanc qui regardait le monde de sa haute silhouette et confiait son regard aux étoiles. Souvent elle s’endormait à même le sol et prenait son envol vers le « Pays des Merveilles » où il n’y avait que des brumes d’aigrettes blanches flottant dans le ciel et un immense silence. C’était sans doute cela le bonheur. Pour Garzette, assurément, cela l’était !

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